Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), Messe à quatre chœurs (H4), Philippe Hersant (1948-), Cantique des trois enfants dans la fournaise (commande de Radio France), Les pages, les chantres et les symphonistes du Centre de musique baroque de Versailles, la Maîtrise de Radio France, sous la direction d'Olivier Schneebeli et de Sofi Jeannin. 21 février 2019, 20h, grand auditorium de Radio France, 116 avenue du Président Kennedy, 75016 Paris, places de 10 à 25 €.
Pour illustrer le faste de la création musicale à la cour royale sous le règne de Louis XIV, deux grandes Maîtrises françaises se réunissent, sous la direction de leurs chefs musicaux, pour proposer un programme qu’elles avaient créé ensemble en 2015.
Rassemblant plus de soixante chanteurs et une vingtaine d’instrumentistes, elles feront résonner dans le Grand Auditorium de Radio France l’un des chefs-d’œuvre de Marc-Antoine Charpentier, la Messe à quatre chœurs, en une disposition spatialisée des choeurs selon les indications du compositeur, cas unique en France d’œuvre sacrée polychorale à la manière romaine, et dans la même effectif et même spatialisation, Le Cantique des trois enfants dans la fournaise, selon le Livre de Daniel, Victoire de la Musique Classique en 2016, de Philippe Hersant.
Repris quatre ans après sa création, ce programme fera l’objet d’une publication discographique, coédité par Alpha et Radio France. Ce concert est diffusé le 22 février par France Musique.
En France, en dehors de la Messe à deux chœurs de Nicolas Formé (1567-1638) et de celle, plus tardive, à deux chœurs et deux orchestres d’Henry Desmarest (1661-1741), il n’est, à notre connaissance, point d’équivalent à ce chef-d’œuvre, durant tout le xviie siècle.
Charpentier, de tous ses contemporains français, est pratiquement le seul à avoir laissé des messes pour soli, chœurs et instruments, dans le « nouveau style ». La plupart des messes imprimées par Ballard durant cette période, de la plume de maîtres de chapelle de cathédrales, ayant été composées dans le « style polyphonique ancien ».
Hugh Wiley Hitchcock, dans son catalogue raisonné, date la Messe à 4 chœurs du début des années 1670, ce qui reste parfaitement plausible en raison de la place qu’elle occupe dans les cahiers des Mélanges, mais surtout de son style directement hérité des messes romaines. On peut donc s’imaginer que notre compositeur a conçu l’œuvre, peu après son retour d’Italie et sa rencontre (?) avec Carissimi.
En dramaturge avisé, Charpentier indique précisément, au début de son manuscrit, la place de chaque chœur dans l’église donnant à l’ensemble la géométrie ô combien symbolique de la Croix. L’auditeur contemporain, comme celui de l’époque, se trouve ainsi, au centre de cette croix, littéralement « enveloppé » par cette architecture sonore, où les dialogues entre les quatre chœurs finissent par fusionner en d’impressionnants « tutti » qui font à chaque fois l’effet d’une submersion acoustique.
Le procédé d’écriture est quasiment le même tout au long de l’œuvre et relève d’une rhétorique musicale parfaitement maîtrisée. La séquence du Kyrie en est un lumineux exemple. Chaque chœur, tour à tour, expose l’idée maîtresse (Propositio) du texte, puis le dialogue se fait de plus en plus serré sous formes d’entrées en strettes (Confutatio) pour aboutir à la fin de la supplication, à une prière unanime (Confirmatio) qui se nourrit de chaque nouvelle pierre apportée à l’édifice par les différents chœurs devenus un. Après le Christe chanté par les solistes des deux premiers chœurs, l’un des sommets expressifs de l’œuvre, Charpentier n’a pas jugé utile d’écrire un nouveau Kyrie. Il préconise tout simplement de redire le premier Kyrie, mais en intervertissant les chœurs, le premier laissant sa partie au deuxième devenu « premier », les troisième et quatrième intervertissant eux aussi leurs parties.
Le début du Gloria (Gloire à Dieu) s’ouvre sur un quatuor de voix d’enfants issues des 4 chœurs, subtiles autant que fragiles trompettes s’interpelant des quatre extrémités de la « croix ».
Il est à noter qu’en dehors des ensembles de voix solistes réparties dans chaque chœur (Charpentier précise alors « voix récitantes sans les viollons ») presque toutes les tessitures sont mises à l’honneur tout au long de l’œuvre dans les duos (hautes-contre et tailles) ou les quatuors (basses) rappelant, là encore, de manière saisissante les pratiques vocales romaines et vénitiennes.
À noter encore, l’impressionnante séquence finale du Gloria, la plus virtuose de toutes, dans laquelle les quatre chœurs réunis rivalisent de diminutions, évoquant des vagues sonores emportant l’auditeur dans une sorte de tourbillon mélodique et harmonique.
La récitation du Credo se fait « rotonditer », c’est-à-dire « rondement » telle que la réclament la plupart des traités de plain-chant de l’époque.
C’est en quelque sorte un récitatif à quatre chœurs que Charpentier a écrit, usant peu des dialogues, sauf pour évoquer la dualité du « Dieu né de Dieu » (Deum de Deo) et de la lumière née de la lumière (Lumen de Lumine). Ce, jusqu’à la partie centrale annoncée par l’extatique Descendit de Caelis (il descendit des cieux) avec ses figures de gammes descendantes à la basse, ses chutes de quartes et de quintes aux autres parties.
Point central vers lequel converge tout le cérémoniel de la messe, l’Incarnation, l’ineffable miracle du dieu fait homme est évoqué par les quatre chœurs absolument réunis dans une sorte d’extase homophonique où les rencontres des lignes contrapuntiques donnent à entendre d’invraisemblables dissonances à la limite du supportable. Dans le silence qui suit le dernier accord de toutes les voix réunies (« il se fit homme »), les solistes du premier chœur peuvent alors rappeler les souffrances de la Passion, d’une façon quasi minimaliste, auxquelles font écho les voix du 2e chœur décrivant la Résurrection d’une manière presque aussi intimiste.
Puis les quatre chœurs concluent, non plus seulement de façon « rotonditer », mais dans la joie trépidante, proprement hystérique qui sied parfaitement à la proclamation d’une foi. Là encore, Charpentier se révèle prodigieux dramaturge.
Entre carillons angéliques et fanfares glorieuses, le Sanctus décrit parfaitement l’Action de grâce des chérubins et séraphins.
Avant le Benedictus, le compositeur précise qu’il faut chanter l’Élévation. En l’absence d’un motet écrit spécifiquement pour cette messe, nous avons choisi de faire entendre l’Ave verum corpus (H 233) écrit pour deux dessus vocaux et instrumentaux.
Enfin, précédant l’incontournable « prière pour le roi » (Domine salvum fac Regem) que l’on chantait à la fin de chaque cérémonie religieuse, l’Agnus Dei prend des allures de sarabande céleste, donnant à entendre des anticipations d’accords générateurs d’ineffables dissonances.
Tout au long de la messe, Charpentier indique « avec viollons », ou « sans viollons », et ce, à l’intention des 4 chœurs. Néanmoins, et suivant une tradition encore vive en ce début du règne du grand roi, nous avons voulu associer à chaque chœur une couleur spécifique, qui, à nos yeux, vient rehausser les couleurs si diverses de cette messe et fait sonner ses quatre chœurs comme les quatre chœurs d’un orgue « à la française ».
Dans cette perspective, nous avons choisi d’associer les violons au premier chœur, un consort de violes au deuxième, des anches (hautbois et bassons) au troisième et enfin les cornets, sacqueboute et serpent (l’instrument incontournable de la musique sacrée de cette période) au quatrième.
Charpentier a t’il jamais entendu son œuvre ? Cela reste une grande question, dans la mesure où nous ne possédons nulle trace de son exécution dans les gazettes de l’époque. Il est fort peu probable qu’il ait eu les moyens de la faire exécuter, lorsqu’il était au service de Mademoiselle de Guise, qui n’avait pas à sa disposition les effectifs suffisants pour interpréter l’œuvre.
À Rome, peut-être, mais là encore nul document ne mentionne l’exécution d’une telle messe composée par un Français.
Toujours est-il que ce chef-d’œuvre, s’il a jamais résonné, en ce xviie siècle, dans une quelconque église romaine ou parisienne, a dû profondément marquer l’assistance qui l’a entendue, dans la mesure où pour un auditeur de notre époque, elle reste un objet d’une nouveauté inouïe, d’une facture prodigieuse, d’une éclatante beauté.
Le Cantique des trois enfants dans la fournaise (commande de Radio France) répond à une demande conjointe de la Maîtrise de Radio France et du Centre de musique baroque de Versailles. Il s’agissait de concevoir une œuvre en regard de la Messe à quatre chœurs de Charpentier, qui sera jouée dans le même concert et dont j’ai adopté le même effectif choral et instrumental et la même disposition spatiale : quatre chœurs de dix-huit chanteurs — chacun étant accompagné d’un quatuor instrumental (violons, violes, anches et cuivres anciens) — seront répartis aux quatre points cardinaux. La dimension spatiale jouera donc un rôle primordial dans cette œuvre, tout comme dans la Messe de Charpentier. Celle-ci s’inscrit en effet dans la plus pure tradition de la polychoralité romaine, elle-même inspirée par l’art vénitien des « cori spezzati ».
Les références à la musique baroque (que j’aime particulièrement) sont souvent présentes dans mon œuvre, tant instrumentale que vocale. J’ai écrit plusieurs pièces pour viole de gambe, utilisé les cuivres anciens dans mes Vêpres, et rendu hommage à Marin Marais dans mon Trio, Variations sur la Sonnerie de Sainte-Geneviève. Je vais sans doute plus loin encore avec ce Cantique, en n’utilisant que des instruments d’époque et en m’inscrivant ouvertement dans une tradition baroque.
Olivier Schneebeli, directeur des Pages et des Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, m’a fait découvrir à cette occasion les Poésies d’Antoine Godeau, évêque de Grasse et poète mystique, me suggérant de mettre en musique un de ses poèmes. J’ai longuement hésité, puis suis finalement tombé sur une longue et très belle paraphrase du Livre de Daniel, qui m’a semblé parfaitement convenir. Le Cantique des trois enfants de la fournaise se souvient du chapitre 3 du Livre de Daniel, dans la Bible : Nabuchodonosor, roi de Babylone, fait jeter dans une fournaise ardente trois jeunes garçons juifs parce qu'ils refusaient de se prosterner devant sa statue. Marchant au milieu des flammes, Sidrach, Misach et Abdénago entrent en prière, bénissent Dieu et chantent la beauté du monde, des astres, des éléments et des créatures. Un ange leur apparaît au milieu de la fournaise et les sauve.
Le cantique des trois enfants a inspiré Saint François d’Assise (Cantique du soleil) ainsi que la prière chrétienne, le Benedicite — et musicalement (entre autres) Karlheinz Stockhausen, avec son Gesang des Jüglinge, une des toutes premières œuvres de musique électronique.
Cette longue paraphrase en décasyllabes d’Antoine Godeau, avec la beauté de son style et de ses images, ses évocations de la nature (étoiles, espaces infinis, tempêtes, saisons, océans), avec ses climats variés et sa ferveur, m’a paru tout à fait adapté à l’effectif choral et instrumental dont je disposais, ainsi qu’à la disposition spatiale adoptée. Aux quatre groupes qui se répondent dans la Messe de Charpentier, j’en ai ajouté un cinquième : un groupe de trois jeunes garçons solistes, choisis parmi les Pages de Versailles.
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Samedi 23 Novembre, 2024