musicologie

Le voyage au Castenet

Par Albert l'Anonyme ——

Table des chapitres

16. L'auteur découvre l'aérogare de Gadamair

Une hôtesse de la Fricalair, impeccable dans son uniforme bleu azur et prune automne, me réveilla. Nous étions à Gadamair. Enfin elle et moi. Il n'y avait personne d'autre dans la carlingue. Par le hublot, j'apercevais les pistes désertes bordées d'engins et d'installations modernes. Au loin, la tour de contrôle semblait être l'œuvre d'un architecte proche Luis Madrigalis, sinon de lui-même. Haute d'une centaine de mètres, elle se rétrécissait par paliers successifs réguliers de la base vers le sommet. Pour adoucir les angles assez  vifs, je suppose, elle reposait sur un socle de quatre arcades en doucine. Les voussoirs étaient bourrelés d'archivoltes compliquées dont je ne distinguais pas les détails. Les vingt ou trente derniers mètres étaient enrubannés par un escalier en double hélice. Sur la gauche, à mi-hauteur, tenue par un bras monumental en acier inoxydable, l'immense coupole d'un radar rappelait la rosace d'une cathédrale. Mais ce sont surtout les fenêtres, en fait des verrières colorées, qui me firent penser à un bâtiment religieux.

— C'est la dernière œuvre de Madrigalis, dit l'hôtesse, en me tendant, sourire complice aux lèvres et coins des yeux, un pistolet automatique noir de petite taille. C'est compris dans votre billet ajouta-t-elle, et à mi-voix, conspiratrice : un cadeau de l'organisation.

À tout prendre, je trouvais cet accueil assez chaleureux. Ma curiosité était piquée au vif.

Hors de l'avion, dont je fus le seul à descendre, il suffisait de suivre les fléchages de couleur qui tressaient sur le sol un réseau complexe de symboles et pictogrammes multicolores, et d'engager la fameuse carte dans les lecteurs aux divers portillons. Il était déjà tard.

Je passais plusieurs sas de débarquement, transporté par plusieurs tapis et escaliers roulants. À la sortie du dernier sas, une borne interactive invitait à prendre connaissance de quelques informations importantes. Comme il était indiqué de le faire, j’introduisis ma carte. J’eus le choix entre dix-sept langues. Je mis le doigt sur le petit drapeau français et un texte s’afficha :

Attention ! Ne perdez pas votre carte. L’aéroport de Gadamair expérimente la première réalisation mondiale d’automatisation étendue. Votre carte vous donne accès à tous les services et sites touristiques de Gadamair. Vous trouverez en divers points de l’aérogare des distributeurs d’urgence de cartes au cas où vous auriez perdu la vôtre. Notez toutefois que ces distributeurs vous demanderont d’introduire votre carte égarée avant de vous en délivrer une autre.

J'introduisis ma carte à la porte d'un bar. Après avoir choisi de nouveau le drapeau français, la liste des consommations s'afficha sur l'écran tactile. J'optai pour un Martini. Avec glace. On m'invita à sélectionner le type de verre parmi un choix d'une dizaine de modèles. Mais je ne pus me décider pour une température comprise entre cinq et vingt-cinq degrés. Comme il était possible d'opter « aléatoire » ou « normal » je posais le doigt sur normal. L'écran afficha « merci. », la porte s'ouvrit. L'intérieur était celui d'un bar intime : acajou, cuivres, velours, moquette épaisse. Une diode clignotait qui indiquait la table qui m'était réservée, bien qu'aucune n'était occupée, un Martini spécial des plus normaux y était servi.

La solitude donne aux endroits de ce genre un caractère sinistre. Il me semblait idiot d'être assis seul dans un bar désert, devant un Martini spécial normal. Par désœuvrement, j'insérai ma carte dans un lecteur, sur la carre de ma table. Sur son plateau, un écran s'éclaira. Je réservai une chambre à l'hôtel de l'aérogare, commandai un autre Martini spécial. Je ne vis malheureusement pas de quelle façon il fut préparé. Un chariot robotisé sorti de je ne sais où le véhicula. Il y avait aussi un grand choix de vidéos. Mon attention fut attirée par un vieux titre de Ladora Black : « Freedom for the Peep Oil ». La finesse de ce titre correspondait bien au genre de Ladora. La vidéo joua face à moi, suspendue dans l'air. Une pensée fugitive s'esquissa à peine. N'étions-nous pas dans un monde où l'écran chassait le miroir ? Y aura-t-il un stade psychologique de l'écran que nous désignerons, à trois, quatre ou cinq ans du doigt en disant « Je » ? Mais Ladora m'évoquait Djena. Je préférais me concentrer sur le spectacle.

Elle avait la voix et la sensibilité du blues, un peu hard-groove. La musique, une espèce de techno d'ameublement était insipide. Comme toutes les vidéos de Ladora, celui-ci était d'un érotisme appuyé, mais sans aucune force de suggestion. Elle-même semblait provenir d'une usine de poupées. Matelassée de silicone, elle était trop lisse et trop pulpeuse. La main n'était pas attirée par cette peau sans grain, ces muscles impalpables, ce glacé sans géographie humaine. L'image de la femme, aperçue dans le miroir de Véliquette se superposa en imagination à celle de Ladora, avec une netteté pas possible. Elle était au contraire une femme vivante. À la surface de sa peau, les premiers replis, sinon la défaite de la jeunesse étaient apparents. Ses yeux qui avaient assez regardé étaient entourés des paysages les plus importants de l'âge. On sentait que tous ses muscles accusaient une certaine sensibilité à l'attraction terrestre. Mais n'est-ce pas la qualité des corps qui savent où ils sont, qui ont la conscience de leur destin ?

Le clip ne m'était pas inconnu, je l'avais déjà vu sans y avoir porté une attention particulière. Soit à cause de la nature de ce genre d'œuvre qui, par l'éclatement, les hachures, la répétition des images, pastiche sans grand talent les diaporamas psychédéliques de la période pop-arty show. Cela ne m'intriguait plus guère. Peut-être y avais-je jeté un œil dans un bar quelconque en buvant un café. Ou encore, était-ce tout simplement chez moi, alors que je vaquais à telle ou telle activité non loin de mon poste télé allumé sans raison. Toujours est-il que cette vidéo était du déjà-vu, bien qu'elle ne m'eût laissé qu'une impression fugace.

La solitude et l'ennui me rendaient plus attentif. Je ne tardai pas à remarquer quelques détails curieux. Les lois du genre étaient respectées, mais l'impression d'incohérence ne provenait pas seulement de la rapide mobilité des plans trop nombreux. Il émanait comme une juxtaposition de deux projets différents que les obsédantes redites ne parvenaient pas à masquer. Il y avait de magnifiques extérieurs filmés par une main et un œil plus que talentueux. Mais les intérieurs chaotiques, mal éclairés étaient du bricolage amateur.

Par la succession couplet refrain pont, la chanson était d'une facture des plus classiques. Au pont, strictement instrumental correspondaient des plans fixes sur la chanteuse, au couplet chanté par Ladora seule, les extérieurs, et au refrain amplifié par des chœurs, les intérieurs. Le pont était constitué de quelques mesures de blues conventionnel menées par le son saturé de la guitare. Un effet aérien de chorus arrondissait l'âpreté de la distorsion. Je cite de mémoire :

Blus de Ladora Black

Il n'y avait donc rien de très original. Ce pont faisait également l'introduction. Cela commençait avec un gros plan macrolaire incisif à la surface ondulante du fleuve. L'image était admirablement nette, lumineuse. On distinguait le perlé de rosée acroché aux herbes de la rive. Dès le début du couplet, l'image évoluait en un long travelling en progressif accéléré d'une étonnante maîtrise technique, d'une extraordinaire régularité rendant la rogression imperceptibles, tels les crescendos et decrescendos de Glenn Gould à son piano.

Au terme du refrain, l'image à l'apogée de sa vitesse s'ouvrait majestueusement en gerbe pour subitement s'arrêter, déformée par une prise en grand angle. Un pont élégant aux piles massives et au parapet ouvragé barrait alors toute la surface de l'écran. Un homme regardait pensivement l'onde, accoudé au garde-fou. Il portait un uniforme qui rappelait l'armée de l'Empire. Lorsque cette image fut répétée, je pus percevoir que le fleuve coulait dans une étroite vallée. Sur un escarpement d'un des versants s'élevaient des ruines encore fières. En face, sur l'autre versant, quelques bâtisses basses construites sur un terrassement étaient noyées de verdure. En regardant attentivement, n'était-ce pas une illusion ? une farandole joyeuse de lutins se déplaçait sur la crête d'une des collines.

Les images étaient belles, leur rythme distingué. Brusquement, tout basculait lorsqu'accompagnée par les chœurs Ladora attaquait :

Le voyage au Castenet

Il ne suffit pas d'un pont pour relier deux rives qui s'ignorent. Les scènes intérieures étaient chaotiques, mal éclairées, elles ne sortaient pas des fouillis apparents du studio. Dans ce galimatias, on devinait les choix érotiques, et le manque de maîtrise. Dans toute l'agitation débridée, une scène émergeait avec un peu plus de netteté. Ladora, très dévêtue, se déhanchait au-dessus d'un danseur allongé sur le sol. Elle se baissait sur lui. Il ne portait qu'un minimum de lingerie brodée de strass argenté. C'était carrément ridicule. Un non-sens. Évidemment le danseur aurait dû se déhancher autour de Ladora désirée. Tout révélait que la production n'avait rien scénarisé pour ces parties tournées en intérieur. Elles n'avaient aucun rapport, ni opposition ni continuité avec les extérieurs. Ceci concernait tout autant les intentions, que le style ou les moyens techniques mis en œuvre. On pressentait que des séquences franchement pornographiques en avaient été maladroitement supprimées.

Au couplet suivant, nous repartions du pont comme un refrain, le même effet de travelling nous promenait sur des chaussées empierrées. Même accélération, même effet d'ouverture brusque de plongée en éventail, même arrêt brusque. Cette fois, la façade d'une maison prenait l'écran en plein cadre. Une belle maison cossue au style classique. Au-dessus de la lourde porte à deux battants, une lanterne diffusait dans la nuit sa lueur rouge.

17. Où l'auteur suffoque dans la chaleur de Gadamair

Je n'attendis pas le générique de fin de la vidéo. Affamé, je gagnai le restaurant. Réseaux de pictogrammes multicolores suivre les flèches. Sa décoration était pratiquement identique à celle du bar. J'y dînai contre toute attente d'un excellent repas, bien qu'on devinât tout de même la fabrication industrielle. Réseaux de pictogrammes multicolores suivre les flèches. Je parvins sans difficulté à l'hôtel. La chambre était raisonnablement spacieuse. Depuis les vastes bais vitrés, je distinguais les pistes désertes de l'aéroport. L'avion de l'Africalair et son hôtesse azur prune d'automne s'étaient envolés. Normal. Je me douchai, je sirotai une vodka à l'herbe de bison en regardant les actualités à la télévision.

Les images m'inspiraient un sentiment esthésié indéfinissable, passablement coupé d'efflorescences de solitude, de dérision, d'exotisme. Comme une fenêtre moderne ouverte sur le passé ; de vieilles actualités fatiguées d'être inlassablemement les mêmes.

Véliquette était certainement allé de déception en déception, s'il s'attendait à voir des prodiges depuis sa fenêtre éternelle. Certes, son idée n'était pas piquée des hannetons. Sa réalisation naturellement en bouchait un  coin, mais pourquoi avoir peint une fenêtre dissimulée par un miroir sans tain  de laquelle il n'y avait rien à voir ?

L'aérogare de Gadamair était un condensé de prouesses technologiques, le résumé de la modernité des choses fabriquées, mais elle était désuète, conventionnelle. La main humaine était partout remplacée par des automates fabuleux, mais la main qui avait servi de modèle était vieillotte, son imagination dépassée. À la télévision, le brouhaha sans fin et ronronnant des bavardages était aussi mort que les monotones grésillements et bourdonnements continus de l'aérogare déserte de Gadamair.

Le dernier rivage. Le dernier rivage était un film. Il commençait en Scandinavie épargnée après un affrontement  nucléaire. C'était aussi le dernier rivage de l'espoir, peut-être au pôle Nord, peut-être à New York d'où parvient des signaux morses incompréhensibles. Mais au pôle Nord c'est mort, comme à New York où les rues ne sont plus animées que par des papiers poussés au gré des courants d'air. Le message en morse est réel. Un radio a bricolé un petit montage avec de la ficelle et une petite bouteille de Cocacola coincée dans l'anneau du store de la fenêtre ouverte. Il volette dans le vent ti ti ti tiiii ti tiiii ti tiiiii ti ti ti tiiii tiiiii… Fenêtre éternelle, musique éternelle comme dans cette aérogare.

Je m'étais en quelque sorte comme arrêté. Du bord de la route je regardais passer les vaches. Je pensais un instant à Montaigne, mais c'était idiot. Pour rien au monde le moraliste n'aurait pris l'avion. Lui c'était longueur de temps et grandes largeurs. La hauteur c'est moi. C'est moi qui de haut regarde le monde. C'est moi qui plane là-haut, qui observe le grouillement des petits destins minables et énervés, aveugles ou au mieux cyclopes, malhabiles, qui se cognent dans l'obscurité de la caverne terrestre… Sauf moi !

Sauf moi ! La bouffée d'orgueil qui me souleva un instant me fit le plus grand des biens.

Pourtant, il y avait sans aucun doute comme un malaise. Si la petite humanité n'y voit point dans les ténèbres où elle se complait, mes pensées célestes, le tutoiement des astres de mon quotidien, la clarté de mes pensées, mes éclairs de génie, ma nitescence, m'aveuglent peut-être au point de ne pas y voir mieux que les simples d'en bas.

Je n'avais pas reconnu Fopanar qui me fut pourtant si familier. C'était inconcevable et pourtant c'était. Être inconcevable n'est pas concevable ! Tout être est par définition conçu, le serait-il par hasard ou accident.

Je n'étais pas fâché après avoir appris l'aventure de Fopanar avec Mélisse et leur mariage, bien au contraire. Cela renforçait l'idée que je me faisais de la modernité, de la morale tolérante, de l'amitié. Je me sentais au contraire grandi par cette aventure… Vraiment… Vraiment, je ne ressemblais pas à ces deux crétins finis, et surtout pas à ce coucou de Fopanar léchant les gamelles réchauffées !  De nouveau une bouffée d'orgueil bienfaisante me souleva.

Mais non de Dieu ! J'avais tout oublié. J'étais resté ahuri, enfin un peu, face à ce personnage devenu étrange et inconnu. Quelle est donc la nature de cette amnésie ? De l'évitement ? Le refus d'une confrontation qu'on juge inutile ou qu'on prévoit être douloureuse, voire grotesque ? Cela ne correspond pas au personnage que je suis devenu.

Les assassinats de Sivo et de Bien Dié auraient dû me calmer. Sentence du destin, vengeance, œil contre œil dent contre dent. C'est la vie, c'est banal. Je pense que cette double disparition violente me rassérène. Mais il y a comme un blanc, un manque, une insatisfaction.

J'ai malmené Sivo la dernière fois que nous nous sommes vus. Je ne l'ai pas pour autant escrabouillé comme une punaise de merde. En lui mettant le nez dans ses quatre vérités putrescentes, je lui ai donné l'occasion de se bricoler une bonne conscience, de confirmer la piètre idée qu'il se faisait de moi, le colérifique. Je ne lui ai pas renvoyé l'image répugnante de lui-même comme je pensais l'avoir fait, mais une de moi-même dégradée. J'ai manqué quelque chose, mais quoi ? J'ai troué Bien Dié. C'est mieux. Je ne me suis pas pourri la vie de discours. Mais ça cloche quand même.

On dit qu'un procès doit être serein. Dans le fond, il faut comprendre. Bourreau et victime sont priés là de se rabistoquer l'âme. En cœur. Mon cul ! Tout mais pas ça !

Le lendemain matin je me dirigeai vers la sortie. Réseaux de pictogrammes multicolores suivre les flèches. Une dernière porte s'ouvrit se referma. Je suffoquais aussitôt, frappé par une chaleur insupportable. Quand j'ouvris les yeux (je les avais fermés), je crus rêver. Devant moi, au bout d'une perspective de sable blanc, à environ trois cents mètres, avec en arrière-plan un paysage infini de savane désertique, se dressait une cathédrale colossale, de pierres blanches et noires qui scintillaient dans l'air incandescent. Sur le sol, une flèche indiquait « Basilique ». Une autre flèche, dirigée vers le sud, indiquait « Antiquités ». Gadamair était certainement le lieu le plus extraordinaire du monde.

Le blanc dominait alors que le noir soulignait l'immense façade qui barrait le désert. Des deux côtés d'un portail en bronze, verdi, monté dans une arche plein cintre à triple archivolte rossini, deux portes étaient pratiquées en symétrie, chacune surmontée d'une corniche et flanquée d'alcôves aux embrasures profondes et arrondies.

Au-dessus, pour compléter le décor uniformément, des colonnes annelées aux vousseaux corinthiens encadraient des ouvertures en fausse perspective. De derrière surgissait la flèche pyramidale du clocher. L'ensemble de la façade était surmonté d'un fronton triangulaire, percé d'une magnifique rosace sans entretoise. C'est par une des deux portes que j'entrai. La première sensation fut la douceur de l'air conditionné, la seconde l'ombre relative. Je perçus le ronronnement lointain et régulier des climatiseurs. Je commençai à observer le lieu.

Je me trouvais dans une espèce de galerie marchande sans boutiques. Je les imaginais : le café, les tapis, le bazar, la mode. De partout s'ouvraient des chapelles, des salons, des alcôves, des réduits. Au pied de l'autel, on pouvait commander, grâce à la carte, des messes diverses. Les chapelles étaient gorgées de trésors. Ici était indiqué : Milo, la Venus, là, Koban, les bijoux de la nécropole, et puis Gudnan, la tiare (vie siècle), Bouchardon, Venus, Botticelli, la naissance de venus, Rembrandt, Bethsabée. Partout de la sculpture, des ors, des faïences et porcelaines, de la joaillerie, de la peinture.

La boutique d'antiquités n'était pas une boutique, mais une maison en terre, ocre, assez vaste, à deux étages. Les ouvertures, qui n'étaient pas closes par les volets en bois d'un bleu délavé, laissaient voir des rideaux aux couleurs vives, inertes dans l'air immobile brouillé de chaleur et de lumière. Sur la terrasse, quelques vêtements et un tapis accrochés à une solide corde à linge, faisaient face à une antenne parabolique surdimensionnée. À la porte, je ne trouvai pas de lecteur pour introduire ma carte. Je frappai, on vint m'ouvrir.

On devinait, à certains signes, comme le regard, les gestes, la démarche, la posture, que l'homme avait un certain âge. Mais son corps avait le galbe sec et dur, sa peau le lissé frais de la jeunesse. La main qu'il me tendit était fine et douce, presque féminine.

— Excusez-moi, me dit-il, je ne vous attendais pas si tôt.

Un quiproquo fut vite résolu. Je pensais que par un système d'information quelconque il avait eu vent de ma présence à Gadamair. Il avait pensé que j'étais l'éclaireur d'un groupe de touristes hollandais.

Quand je sus que je n'étais pas attendu et que du même coup il réalisa qu'il ne m'attendait pas, il s'absenta quelques minutes après m'avoir invité à prendre place sur un pouf. Il revint, deux verres et une bouteille de vin dans les mains.

— Un pur Merlot, du sud de votre pays... Je suppose que vous êtes français ? ... Il est un peu frais. Ici il n'y a que le thé que l'on boit chambré. Il faut apprécier l'imprévu dans un endroit pareil. Comment trouvez-vous l'Afrique… D'abord, comment êtes-vous arrivé jusqu'ici ? Allez ! Racontez-moi tout.

— Mon épouse était du Tumbuktu. Mais je suis là par hasard. Pourquoi ici plutôt que là ?

Il ne cacha pas son intérêt.

— Était ... ?

— Elle est morte.

Il esquissa du bras et de la main un geste maussade et fataliste. Je coupai court a l'attristement pathétique comme à toute manifestation de pathétoche en racontant aussitôt comment un réceptionniste propriétaire d'hôtels m'avait expédié ici...

Il ne me laissa pas finir ma phrase, me bouscula presque en tendant brusquement la main. Il voulait voir ma carte de voyage. Je la lui tendis. Il l'observa avec soin, lut un texte auquel je n'avais pris garde, écrit en caractères minuscules autour du logo de la Fricalair.

Gadamerum si, coelo auctore, recusas. Me pete... sola tibi causa haec est justa timoris. Vectorem non nosse tuum... Perrumpe procellas. Tutela secure mei… 

— …Si tu refuses de gagner Gadamair avec le ciel pour garant... gagne le sous ma propre garantie... le seul motif légitime de ta peur c'est de ne pas connaître ton passager... Traverse les bourrasques, soit assuré de ma protection... dis-je en écho.

— Je préférerais protection, à garantie, malgré la répétition... À la vôtre... Nous avons peut-être à parler sérieusement. Je suis étonné que Fopanar ne m'ait pas averti de votre venue…

— … Comment savez-vous ?

Les cartes officielles commencent par Gadameriis. Celle-ci par Gadamerum. Un code inventé par Fopanar Ailé lui-même. Allez ! À la vie ! À l'avenir ! Il leva son verre dans la vive lumière et le but d'une seule rasade.

18. Le philosophe de Gadamair philosophie au Merlot

Pendant quelque instant, il ne sut ni que faire ni que dire. Il ébaucha des gestes, s'apprêta à parler, se ravisa, s'y reprit à deux ou trois fois, mais c'est avec une voix claire, assurée, au fort accent parisien sans aucun doute, qu'il m'adressa de nouveau la parole.

— Connaissez-vous bien ce vaurien de Fopanar ? 

— Je l'ai connu à Paris, alors qu'il était étudiant en mathématiques. Il faisait quelque chose comme sa quatrième année de première année. Apparemment, il était plus algébrionique avec ma femme.

— L'Africaine du Tumbunktu ? 

— Non, la première…

Il y avait une pointe d'agacement dans ma réponse. À nouveau il hésitait.

— Mélisse ? … attendez-voir… Mais… Alors vous êtes...

Je levai une seconde fois mon verre, il fit mécaniquement de même.  Visiblement il méditait.

— …À sa santé. Je suis heureux de penser qu'elle crève de chaud en faisant le ménage des cent milles chambres de l'hôtel, qu'elle trébuche et se tord les chevilles au restaurant pendant le service, qu'elle se brûle en renversant les casseroles, se coupe en préparant les viandes. Que le soir, fatiguée, elle regagne tristement le harem où elle est la plus vieille, la plus laide, la plus pâle surtout. Alors elle doit amèrement regretter aux larmes ce bon temps où à Paris capitale du monde tempéré, elle n'avait, à six étages qui entretiennent la forme physique, qu'un tout petit appartement à entretenir, deux repas en tout et pour tout à préparer et à servir. Une vaisselle légère à laver frotter gratter rincer, avant de gagner fraîche et dispose la chambre à coucher, pour rêver à sa vie de rêve.

C'était pour dire quelque chose. Il me regarda, esquissa une grimace chagrine.

— Si une telle pensée vous rend heureux, autant ne pas vous dire la vérité...

Il éclata d'un rire franc et contagieux. Je fus saisi par sa ressemblance avec Ladora Black. Quand il reprit son sérieux, cette ressemblance ne s'estompa qu'à peine. Comment ne l'avais-je pas remarqué plus tôt ? Oui, pas de doute, il parlait avec un accent parisien, celui du Faubourg Saint-Antoine pour être plus exact.

— Je vous intrigue ?

— Ne seriez-vous pas parent avec Ladora Black ?

— Et comment ! …

Il gloussa une fois de plus à pleines dents et gorge, tapa des mains sur ses cuisses… Bien sûr… Plus que, bien plus même… Quand il cessa brusquement de rire, il planta son regard dans le mien et cria en détachant les syllabes : Je su-uis… Enfin j'é-tais La-Do-Ra-Bla-Queeuuu …

Un peu lourde la blague. Je rétorquai sur le ton de la plaisanterie qu'il complétait admirablement le lieu : fausse basilique, fausses œuvres d'art, faux antiquaire…

— … Mais vrai Merlot ! Je complète en effet ce paysage... Mais…

Il parlait lentement en cherchant les mots

— … d'une façon… disons sérieuse... Digne... Je suis professeur de philosophie à l'université Médicis de Florence... Enfin, je viens d'y obtenir un poste, avant j'enseignais à la Sorbonne… Il me fixa moqueur : à Paris, n'est-ce pas ? Je travaille actuellement sur le concept de dérision... Oui ? Avouez qu'un tel lieu se prête merveilleusement à une telle méditation... Mais pour ce qui concerne ma personne… C'est ce qui vous intrigue, n'est-ce pas ? ... C'est un choix qui n'a rien à voir avec la méditation philosophique. Je vous raconte ? ... Je vous raconte...

Il aspira longuement, se concentra pendant quelques secondes, se cala face à moi, le verre à la main, sur un autre pouf, et nous nous laissâmes aller dans la durée de la parole.

— Alors que j'étais étudiante en philosophie, à Paris, je chantais dans un groupe de Rock nostalgique plus ou moins amateur. Les musiciens étaient des vieux... Je dis vieux, parce qu'ils étaient définitivement formatés par de la musique ancienne, vous savez, ce style blues rock brassée, Jimi Hendrix, Fleet Wood Mac, Coloseum, Cream. Des musiques en sorte pour cette basilique…

— Saint-Toc-et-Nitouchette…

— …Non… Non…. Pourquoi toc ? Non... Avez-vous bien regardé ? Ce sont de fort belles copies. Elles sont même parfois plus réussies que les modèles, par la qualité technique, les matériaux, les pigments. Même le stylo-plume de Proust est un vrai et d'époque... Ils étaient déjà fabriqués en série. Aucune différence... Ce lieu me fait plutôt penser à un tremblement de temps. Et moi... si vous le permettez... J'appellerais plutôt cette église Saint-Tremblement-du-Temps… C'est dans la différence des fréquences qui turlubutent  le temps, que naît la dérision. La dérision est quelque chose comme des harmoniques égarées loin de la vibration fondamentale… Comme un plissage tectonique glissant ici et faisant ses plis ailleurs... Bref…Nous nous produisions çà et là. De petits festivals, des restaurants, des hôtels. Dérisoire, mais bien ficelé, mises en place impecs… Les musicos étaient bons. Nous avons même eu un moment, un clarinettiste génial...

Je me demandais s'il était sérieux ou s'il se moquait. Comment faire pour ne pas nous mettre dans l'embarras ? Lui montrer que je comprenais la plaisanterie, mais s'il ne plaisantait pas ? Le prendre aux sérieux ? Mais alors s'il plaisantait ? Vrai de vrai, il ressemblait beaucoup à Ladora Black, mais tout de même, c'était un peu gros… Et là, il me balance qu'il connaît Carlinette, enfin Clarinette pour faire plus virile. Sûr, il parle de lui, c'est de lui qu'il s'agit. Tout est trop téléguidé dans cette histoire.

— Ne me dites pas que Carl a joué avec vous…

— Et que si ! Je vous le dis ! Vous le connaissez ? ….

Son air ébahi qui me parut sincère. Il devait se demander si j'étais sérieux ou si j'ironisais… Si c'était du lard ou du cochon. Quelle situation ! Il resta un moment rêveur, murmura en dodelinant de la tête plusieurs « incroyable ! »… Puis sembla accepter ces improbables coïncidences. Sans plus s'en inquiéter, apparemment, il revint, badin, au sujet. 

— Alors imaginez le niveau… Lui était quand même une classe au-dessus.

Je n'y croyais pas trop. Ou c'était du foutage de gueule sur les hauteurs des grandes largeurs ou un incroyable hasard de tous les diables du Paradis. Je tendis un piège quasi improvisé :

— Il ne m'a jamais parlé de ce groupe… Je le fixai, il ne cilla pas, tendu et curieux d'entendre la suite… Il dû vous lâcher en disant que la musique est un art mesuré, qu'il reviendra quand on aura inventé le métromerde ?

— Exactement. Presque mot pour mot. Mais il a dit décamerde, pas métromerde. Décamerde.

Il n'était pas tombé dans le piège. Clarinette disait toujours ça. Le philosophe clone de Ladora Black continua son récit :

— Un jour nous nous sommes produits dans un hôtel luxueux à Paris, vers la Concorde. Un gueuleton humanitaire. Clarinette nous avait quittés depuis longtemps. Muriel Maheux, qui était alors au sommet de sa gloire… Oui ? … Vous avez connu. Non ? … Une sacrée vedette… Enfin, très connue… Elle était aussi une intellectuelle. Elle lisait chaque soir quelques pages du dictionnaire. Une artiste étonnante… Elle assistait au gueuleton et a beaucoup aimé ce que je faisais. Elle me proposa de chanter avec elle dans un téléfilm dont les royalties seraient versées à un programme de solidarité franco-africain. Sur ce coup il y avait  tout de même de l'argent à ramasser. Nous serions un couple formidable, elle la haut comme trois pommes, égérie de la France profonde, moi l'Africaine rayonnante. Le reste a pratiquement marché sans moi si je peux dire. Ce film m'a propulsé. La carrière et le succès ont suivi. Ça me rapportait des sommes assez considérables, et j'avais suffisamment de temps pour continuer mes études... 

— J'ai un peu de mal suivre… Excusez-moi... Comment aviez-vous le temps de mettre les pieds à la fac ? Admettons… Cela devait tout de même être invivable. Vu votre style… Enfin le style de Ladora Black…

— Oh… Bah là détrompez-vous ! Dans la rue je devais me camoufler. Bien sûr. Et encore je n'en suis pas sûr. Mais je le faisais. Une perruque blonde, des lunettes fumées, un boubou… Mai si, si si, du temps j'en avais à revendre, je n'étais que la brailleuse d'une équipe qui travaillait dur : compositeurs, arrangeurs, auteurs, musiciens, danseurs, metteurs en scène, les commerciaux, que sais-je ? Dans le fond j'étais la dernière roue de la charrette... Quand même la vedette !

— Vous me rassurez... Question goût... 

Je ne savais pas comment conclure ma phrase sans être blessant. De toute façon, il ne m'en aurait pas donné le temps.

— Ah ? J'aimais bien moi. C'est même ce qui a été à l'origine du  tournant le plus décisif de ma vie. Ça même été le seul mis à part ma naissance… J'aimais les tournages. Le confiné et la chaleur du studio. Quarantaine bordée d'épaisses ténèbres, éclaboussée par les projecteurs. Cascades de cris énervées aux frontières de l'ombre. Feulements et chuchotements que l'on devine aux confins invisibles, pourtant si proches. Silence dans la lumière crue. La sueur, l'odeur du corps. La promiscuité agressive avec d'autres corps et d'autres odeurs... Vous êtes un esthète, un philosophe des formes. Pour vous, chaque millimètre, chaque seconde, la plus infime parcelle de l'œuvre d'art doit être le moment d'une histoire cohérente. Un grain de sel dans un continuum de prés salés, dont il ne convient pas de discerner les points singuliers, qui seraient de la redite, de la citation, de collage, du pastiche. Simple vue de l'esprit mon cher. Simple point de vue. Pour le philosophe que je suis, il y a beau temps que ce genre d'intelligibilité bicyclique a perdu tout attrait. Je suis esthète de la vie. De la vie comme elle se donne. Tiens ! Je m'imagine à Paris... Écoutez, une histoire presque vraie… Opéra. Attablé à la terrasse du Café de la Paix, non au Café de Paris, je préfère. Je ne prête pas vraiment attention aux réflexions d'un vieux touriste allemand accompagné de ce qui paraît être sa famille. Ils sont assis à côté de moi. Lui, il est un peu agité. Il regarde autour de lui. Devant, derrière, sans aucune retenue. Il lève les yeux vers le plafond, magnifique verrière art nouveau. Je le regarde. Il semble ému. Il me regarde surpris je le regarde surpris. « Rien n'a changé », me dit-il. Il se retourne vers les siens, son épouse, sa petite-fille ou son petit-fils, ou sa bru ou son gendre, comment pourrais-je savoir ?  Bref... Du calme. « Rien n'a changé » leur dit-il. Apparemment, ils ne comprennent pas le français, mais je l'interpelle :

— Tout serait-il donc à refaire ?

Il me regarde étonné. Alors je détache bien les syllabes comme une institutrice faisant la dictée :

— Il faut rem-me-treu ça, non ?  je lui dis avec un sourire faux-cul.

Il se retourne d'un air écœuré vers les siens. Vraiment écœuré le type.

— Es war damals weniger Neg… Schwarze.

Je lui réponds quelque chose comme « Le nègre t'emmerde mon vieux », enfin un truc spontané qui me vient sous la langue. Mais tout à fait dans ce genre... Mais poli,  hein !

Une petite vieille qui n'a pas perdu un mot de notre conversation en renverse son thé brûlant. Le truc qui la coiffe, une espèce de chapeau-papillon, rehaussé d'un turban, roule à terre. L'allemand ramasse délicatement le chapeau, le brosse de la manche de son veston, fait face à la vieille, claque instinctivement les talons, et dans une révérence raide, tend le chapeau.

— La bonne éducation se perd, dit-elle. Merci, vous êtes bien aimable, Monsieur… Charmant. J'aime tant l'élégance chez les hommes.

Entre temps le garçon est arrivé, dans une précipitation polie, afin d'éponger le thé répandu. L'allemand lui arrache le torchon des mains et s'affaire maladroitement. Il murmure qu'il ne laissera pas un Ara… çon de café approcher une si délicate personne. Le chapeau est à nouveau en équilibre sur la chevelure blanche aux reflets roses. Tout en arrangeant quelques mèches, la vieille, les yeux brillants lui offre une main à la bijouterie extravagante.

— Comme vous parlez bien notre langue. Vous n'avez pas perdu votre temps dans notre pays.

— Il merveilleux, Madame. Dommage qu'il y ait trop de français... Les français ne sont pas dignes de leur beau pays.

Le faux antiquaire philosophe de la dérision qui prétendait être Ladora Black se leva, s'ébroua dans un rire formidable.

— ... Les idiots ! ... En plus, c'est vrai ce que je vous raconte ! Je vais chercher une autre bouteille !

Il partit donc chercher une nouvelle bouteille que je n'attendis pas longtemps, il reprit le fil de ses pensées.

— Voyez-vous, votre esthétique est déjà dans les choux. Ceci ne se passe pas vraiment au Café de Paris au moment dont j'en parle. Cela se passe au début, dans les années vingt-neuf en Allemagne, pendant la crise, alors qu'en France on prospère encore grâce aux colonies. Co-lo-ni-eu, retenez ce mot ! Et puis plus tard, après trente-six, avec l'horreur qu'inspire la ranaille qui se prélasse sur les plages de Normandie... Je dois m'appesantir ? Ah ! Vous me comprenez. Où est donc là votre unité de temps et de lieu ? La scène, la véritable scène présente qui s'offre à moi depuis mon point d'observation, épisode dans le continuum de ma vie, n'a aucun sens… Regardez depuis la terrasse de ce café parisien : le flot des voitures rythmé par la succession du vert et du rouge, endigué de droite à gauche par le sens unique, vient ne nulle part et ne va pas ailleurs. On peut en dire autant des passants arpentant les trottoirs. Pour vous dire qu'un continuum n'a pas de sens. Que plus il y a sens, plus il y a d'accidents. Ma vérité est faite de déchirures, de ruptures, de froissures. De différences, d'incohérences. La vôtre est d'un lissé académique… qui… qui… que…  Je prétends que la véracité est fille de l'incohérence, de ce qui se conduit autrement, de ce qui fait rupture dans le continuum. Face au plein continu, nous ne pouvons avoir de jugement. Aristote, comme ses contemporains, pensait à juste raison que les planètes, en vertu de leur masse et de leur mouvement émettaient des sons. Mais on ne les percevait pas, parce qu'ils étaient continus, incessants, réguliers. Comme un fond de silence. Ce qui surgit de ce fond régulier ordonne au jugement de raconter quelque chose. La scène qui jusque-là ne fait que s'offrir s'ouvre au sens. Un événement différent, et qui le sera toujours, permet le jugement. C'est donc le déstructurant qui somme la philosophie à structurer. Or, l'artiste retourne la situation. Il transforme ce genre d'événements qu'il faut bien dire secondaires, en sujets, thèmes, Leitmotive, figures, modèles, qui deviennent essentiellement des objets structurants. Comme un reflet inversé. Grâce à cette opération les artistes se forgent la réputation d'être narcissiques. Or, le véritable drame de narcisse est que son image reflétée par l'onde reposée de la fontaine, est irrémédiablement inversée.

Il semblait assez content de lui après cette longue tirade, et bien que déjà éméché, but encore une bonne rasade de vin. Il était en verve et mes oreilles tendues vers lui pas mal rougies.

— Mais revenons à Ladora Black… À moi… Un jour de tournage tout allait de travers. La bande musicale avait été mal égalisée. Un électricien était tombé d'une passerelle. Les couleurs des décors réagissaient mal aux projecteurs. La séquence que je tournais avec un danseur était nulle. Il était allongé sur le sol, je devais esquisser quelques pas d'une danse lascive, me baisser peu à peu sur lui. René n'avait pas compris que c'était l'autre le danseur, et que c'était moi qui devais être désirable. On faisait tout à l'envers...

19. La véritable histoire de Ladora Black par elle même

René Darquin, la quarantaine, un embonpoint naissant, ce qu'il faut de morgue, le menton prétentieux si particulier aux artistes qui ne le sont pas mais qui font comme s'ils l'étaient. Producteur, il faisait office de directeur artistique et de metteur en scène. Après quelques tentatives pour prendre des parts du marché pornographique, il a été nommé directeur au cabinet du ministre de la Culture.

— Pour tout vous dire, j'avais les boules. Avec le fric qu'elle se faisait, elle aurait pu faire un effort. Au lieu de la fermer, de se concentrer sur ce qu'on lui demandait de faire, elle voulait me donner des conseils. La mise en scène, ça ne s'improvise pas... En plus, on était à la bourre. Le film était déjà programmé à Samedi Crétin… sur la Trois à l'époque… Enfin vous me comprenez !  On ne rate pas une telle occasion. Maurice Crétin n'est pas bégueule du tiroir-caisse. On avait déjà craché au bassinet... Hein ?  Oui la petite bassine… Et pas un rien qu'il demandait... Comment ?... Ça se compte en plaques... Et voilà que la rockeuse de mes deux demande une pause.

— Dit, René, tu ne crois pas qu'on pourrait faire une pause ? Cela nous calmera. On y verra plus clair après.

— Voyez-vous, je tournais avec René depuis trois ou quatre ans. Avant j'avais tenu la manivelle pour les plus grands. Mon nom était inscrit aux meilleurs génériques. Je ne voulais pas travailler pour la télévision. Voyez-vous, j'étais un ciseleur de la photo, un joailler de la profondeur de champ, un virtuose de la lentille. Je ne voulais pas faire de la cavalerie. J'ai honte de l'avoir fait. Mais voyez-vous, il faut vivre... Voyez-vous, il y a le côté alimentaire des choses… René ? Un imbécile. Il n'a jamais rien compris à l'art et ne comprend toujours pas grand-chose au cabinet du ministre...

— Parlez-moi du dernier jour.

— C'était un jour comme il y en a parfois. Voyez-vous, dans notre métier, quand ça va mal, ça va mal pas à moitié. Problème de chaleur entre la lumière et la couleur des décors, un régisseur de plateau qui se blesse salement, et puis une scène idiote. Voyez-vous, Ladora était magnétique, elle avait la présence, la photogénie... une sacrée élégance... Ah oui, ça bon Dieu ! Sauf quand René dirigeait. Voyez-vous, tout a commencé quand elle a demandé une pause. Moi, j'attendais ce moment… C'était mon tour… Mais René était en rage.

— Votre tour ? Vous attendiez quoi ?

— Oh… ce n'était pas un secret… Et puis maintenant... Ladora était un peu… Enfin pas mal nymphomane quand on tournait. Voyez-vous, elle avait besoin de ça pas de doute. Voyez-vous ça la détendait, et puis nous aussi. Pendant les pauses, on la rejoignait dans sa loge. Voilà, voyez-vous, c'est tout simple. Sauf René… Une fois seulement, mais elle n'en a plus jamais voulu. Voyez-vous, je pense que c'est pour ça qu'il lui a fait ce coup-là.

— On fait un' pause qu'elle a dit. Moi j'm'en foutais, c'était l'tour d'Clément, la caméra. Ça, on l'respectait. D'tout' façon, on y allait tous. Mais René s'est mis en pétard. Il avait ses raisons. Tout merdait. Si on faisait danser l'danseur qu'elle a dit. Pas compris l'truc. Moi j'étais allongé sur l'dos. Ridicule. Avec un p'tit slip en paillettes. J'avais l'air d'un pède. Pas question qui lui a dit René. Si t'as tes envies, règle ça sans me faire chier. Elle était pas vraiment fumasse, mais on voyait bien qu'elle renfrognait quequ'chose dans sa tête.

— Voyez-vous, elle était fière. Quand René, avec sa vulgarité coutumière, lui lança une insanité...

— Quelle insanité ?

— Je ne me souviens plus très bien. Voyez-vous, il y a bien des années de cela. Et c'est le genre de chose que je ne retiens pas particulièrement. Voyons. Les termes exacts m'échappent voyez-vous. Mais l'idée est qu'elle pouvait très bien se soulager sur le champ. Elle l'a toisé du regard, l'air de dire « tu vas voir imbécile ».

— Une femme doit pas faire la honte à l'homme. Elle l'a fait, elle a payé. On l'a remis à sa place qu'elle aurait jamais dû quitter.

— Quelle place ?

— Celle de tout' les femmes si on les dresse pas. Pourtant j'suis danseur. J'reconnais qu'les femmes peuvent bien danser. Y en a qui ont un cran comme les hommes. N'empêche qu'on peut pas comparer... En France, les hommes sont trop mous. Y font trop la vaisselle, le ménage. Y faut l'socialisme, le vrai. Sans quoi y aura plus d'hommes.

— Et si vous me parliez de …

— Ben... Euh... Quand René a eu causé, elle l'a regardé comme pour ouvrir les hostilités. Elle a refait la scène. Mais en s'asseyant sur moi, elle a dégagé… Ma... Mon... Truc... Vous m'comprnez... De mon slip de merde, et se l'est enfoncé. Merde… en vrai j'bandais pas mais j'suis parti tout de suite. Devant tout le monde. Elle aurait rien dit encore, ils auraient pu croire...J'sais pas ? ... À une blague ? Mais elle a gueulé qu'elle en voulait un autre. J'veux un homme, qu'elle a gueulé…

— Elle m'a nargué crassement. Mais j'ai toujours eu plus d'un tour dans mon sac… Je ne mets jamais tous mes pinceaux dans le même panier. Sans quoi je ne serais pas chez le ministre aujourd'hui. Elle me fatiguait avec ses pauses. Un plateau de tournage c'est pas un bordel. J'avais découvert un monstre dans un casting. Enfin un beau gaillard avec un membre… Pffff… bref. Ce n'est pas la première fois qu'il venait sur le plateau. Mais je l'avais jamais encore jamais sorti de ma manche. Cette fois, je lui ai fait signe d'y aller. Il a pris la place de Tancing John, qui était dans une colère noire... mais on s'en contrefiche, c'est un con.

— Voyez-vous, John a pris la mouche. Et quand le monstre l'a remplacé… Voyez ce que je veux dire. Il n'y avait pas de comparaison possible. Côté virilité je veux dire. Ladora a quand même eut un court moment d'hésitation, puis elle a refait la scène. Voyez-vous ?

— Un gros truc ça veut rien dire. C'est un' maladie. C'est pas une preuve de rien. Mais j'avais quand même l'air d'un connard.

— Pourquoi ?

— Voulez un dessin ? Attends ! …

— Moi, c'est quelque peu différent. Enfin, c'est pas ce que je voudrais dire. Disons que j'appartiens pas à l'équipe régulière. Monsieur Darquin m'a visionné quand je donnais un spectacle, dans un grand cabaret de Paris. Je suis un artiste érotistique… Live… Jamais de film. Je tiens à mon art. Dans les films, on coupe… La seule fois que j'ai joué dans un film, j'avais la tête d'un autre. Je joue toujours en public. J'aime les planches. Toujours la même partenaire. En fait on est un duo. Alors quand monsieur Darquin m'a proposé le job, je lui ai dit de quoi il retournait. Pas de film, je lui ai dit. Je tiens à mon intégrité…ma tête avec mes fesses, mes fesses avec â tête… C'est ma devise ! Mais là c'était un peu différent. C'était pas pour une performance. Enfin si, mais plutôt genre partouze. Je fais ça aussi, chez des particuliers, des riches, des ministres, des artistes. C'est bien payé les soirées privées… et classe... la discrétion c'est un plus apprécié. Le boss m'a dit qu'il pourrait m'avoir un job à la culture… Pas de refus c'est que ça se refuse pas.

— Où avez-vous rencontré Darquin ? Dans un cabaret, un casting, ou comme partenaire dans une soirée spéciale. Que dois-je écrire ? Il y a un problème de chronologie.

— Je ne sais trop quoi vous répondre. C'est si loin. Je suis maintenant directeur artistique.

— Grâce à Darquin ou au ministre ?

— J'ai pas à vous répondre à cette question. Je suis directeur artistique dans une chaîne de Peep Show. Un Grosse affaire. Tout ce que je peux vous dire, c'est que j'ai pris la place de ce danseur...

— Tancing John ?

— Oui, c'est ça je croirais. La Ladora est une super belle femme. Mais je m'en fous. Je suis un pro. Mais contrairement à John qu'est seulement une grande gueule, je suis prêt. Mais je veux bien faire. Mais je peux y arriver quand je veux ou presque, sans prendre de saloperies comme le bois-bandé ou de la poudre de corne de rhinocéros. Elle a pas bien pris ce qu'a dit le boss. Mais elle a peur aussi de mon calibre. J'ai l'habitude. Pour les rêves c'est bon, pour de vrai faut tout de même y réfléchir. Mais, moi, j'suis un pro, je mélange pas. Mais le défi est le plus fort pour elle. Elle y vient. Doucement. Elle joue avec, prend son temps. Moi, d'un coup sec je l'enquille à fond. Instantané comme le café. J'ai jamais vu ça. Elle s'écroule sur moi. Bouge, qu'elle me dit. Bouge. Elle arrête pas de dire ça. Mais moi je bouge pas, et je l'empêche de se tortiller. Après elles deviennent hystériques… Ça me gêne un peu… Surtout en public, bien que c'est mon métier à la base.

— On peut dire. Mais l'monstre l'a vachement raide. Elle est moins fière qu'avec moi. Elle y va molo. Mais il lui empoigne les fesses et la défonce d'un coup...

— C'est à ce moment que j'ai eu l'idée de tourner. Il y avait quelque chose comme dans les tournages de Luis. Voyez-vous, on disait dans le temps… surréaliste. C'était proprement surréaliste. Comprenez-vous ?

— Clément a reparti à sa machine. Il avait l'air vachement excité. Mais c'est l'artiste lui. C'est la photo qui l'fait bander. Rien d'autre. Elle gueulait bouge, bouge. Mais lui la tenait pour l'empêcher. Une chienne de merde qu'elle était la star. Moins qu'une merde. Mais c'était pas assez pour la honte qu'elle m'avait mise. C'est pourquoi que j'ui ai empoigné l'cul et que j'l'ai mise par derrière. C'était vachement… Mais j'peux vous dire qu'elle a plus gueulé.

— Après, voyez-vous, ce fut comme un délire collectif. Je regrettais de n'avoir que cette caméra quasiment en plan fixe. Voyez-vous, René n'a jamais voulu équiper sérieusement le studio. Ils ont tous pris la suite de John, et plus. Ils étaient tellement excités… Et l'assistante pareille. La maquilleuse aussi. De la folie. Enfin moins un. Voyez-vous, René n'avait pas l'air intéressé. Puis, peu à peu, chacun est parti. Quand je suis parti, il ne restait que Ladora et ce grand mec. J'ai rangé le matos.

— Et vous ?

— Je suis parti… Voyez-vous,moi aussi je suis parti.

— Je suis resté immobile tout le temps. Des fois, dans les partouzes, y en a une ou deux qui veulent pas. On les force un peu. Des fois on leur file du fric ça passe mieux. Ça les excite les riches. En général, ils les ramassent en boîte, ou c'est des copines à leurs enfants. Mais une fois il y a eu alerte. Moi, j'ai obtenu ma place de directeur artistique, et René est devenu directeur des cabinets d'un ministre. Les petites... Deux…Merdeuses... Voulaient les faire morfler du chéquier... Enfin chanter.... Après, parce qu'avant les morveuses elles ne voulaient pas... Mais c'est les parents qui ont mis le ho là pour le fric. Mais je crois qui y a eu aussi des menaces. Et puis çes gens c'est pas mal intouchable. Ils voulaient pas passer pour des menteurs les parents et s'emplir un peu les poches c'est pas un crime. On aurait dit que leurs filles étaient de salles petites perverses et tout… À la fin je suis resté seul avec elle… Des dégueulasses, même la caméra avec ses airs et ses voyez-vous plein la bouche. L'autre, quand il l'a prise hurlait, tiens ! tiens ! tiens ! chienne ! salope ! il arrêtait pas. En vrai, c'est elle qui nous a baisés je crois.

— Mais vous êtes parti comme les autres.

— Oui… Je suis parti illumliné. Depuis j'ai plus jamais touché à une femme en privé... J'ai même arrêté la scène. Maintenant, je vis avec René.

— J'étais seule. Je repensais, comment ne pas le faire, à tout ce que j'avais provoqué. Je savais que l'équipe n'existait déjà plus. Qu'ils étaient tous rongés de honte... Non… Pas la honte… Plutôt le sentiment d'avoir tous merdé en chœur comme on dit…Qu'ils n'allaient plus se revoir, juste ce qu'il est nécessaire, pas trop. Qu'ils allaient passer quelques temps laisser le temps travailler. Mais comment ? Mes titres passaient si souvent sur les ondes et les écrans. Mes affiches s'étalaient sur les murs. Les reportages dans les journaux et magazines. Clément avait laissé les cassettes en évidence. Il avait filmé. Le résultat était décevant. Je n'avais pas vraiment maîtrisé les choses. Surtout il n'en émanait aucun érotisme… L'image était belle…. Bien sûr Clément. Pourtant, de toute évidence j'avais eu envie. Terriblement envie. Ce fut la révélation de ma vie : Ladora, tu as des fantasmes d'homme. Tu es un homme.

Il but encore un plein verre de vin. J'en profitais pour l'interrompre. Je n'avais pas envie d'en entendre plus. Je connaissais déjà cette histoire pour en avoir lu maintes versions, en moins cru. Je la tenais pour invraisemblable, à dire vrai, pour une opération publicitaire.

— Je ne pense pas qu'il soit utile de continuer. Je connais cette histoire. Comme vous, je suppose, je l'ai lue...

— Je vous comprends, dit-il, doucement. Mais vous posez la question du vrai et du faux d'une façon bien trop abstruse. Laisser encore parler René Darquin, un court instant.

— J'ai rien contre les femmes. Mais quand elles s'exposent comme ça, je trouve que c'est dégueulasse. Malsain. Plus tard, j'ai regardé les cassettes. Comme porno c'était génial, très professionnel. Bonne lumière, des acteurs beaux. Avec ce côté amateur qui fait vrai. Il y avait du fric à faire. Au montage, on pouvait s'arranger pour qu'on ne reconnaisse personne. Je l'avais déjà fait pour une partie privée. Avec la vente, on avait grillé deux petites connes. On reconnaissait qu'elles. Vous savez, les petites de dix-sept ans, on ne les tient pas en laisse. Après, avec l'âge, plus rien à faire. Et bien, vous ne me croirez pas. Les distributeurs n'en ont pas voulu. Ils ont trouvé que ça ne faisait pas vrai. Pas crédible qu'ils ont dit. Les cons.

Le philosophe tendit une fois encore sa main pour saisir la bouteille, mais se ravisa.

— Non, c'est assez comme cela. Les Hollandais vont arriver. Je veux être clair pour les observer. Ce n'est pas souvent qu'une telle occasion se présente... Le pire est qu'une fois persuadée d'être fondamentalement un homme je me suis faite opérée. Pas tout de suite, car j'étais enceinte. La naissance de Djena ne m'a pas réconciliée avec moi. Je m'étais définitivement étrangère. Ensuite… Le drame, maintenant que je suis un homme, est que les femmes ne m'attirent pas…. Dérision. Bon, je vais attendre mes Hollandais. Faites un somme si vous le désirez.

Il déroula une natte sur le sol.

20. L'auteur prend ses rêves pour des Lanternes.

Ce vieil original prétendait être la mère de Djena, c'est-à-dire la tante d'Angela. Il était donc ma propre tante par alliance, et avait failli devenir ma belle mère. Djena ne plaisantait donc pas quand elle disait que Ladora Black était sa mère et son père. Était, était vraiment, il y a eu ce malheureux contrat africain.

Je m'endormis d'un someil agité par une rêve enfants baladins perturbés, tentant, sans grand espoir d'y arriver, de trouver les mots pour dire à la fois grand-mère et grand-père.

L'un d'eux pensa qu'ils étaient peut-être au ciel. Un autre s'étonna à cette idée saugrenue. Un troisième lui expliqua qu'il n'y avait pas de sexe au ciel. Un quatrième s'insurgea parce que le ciel n'existait pas. De toute façon, grand-pémère n'avait pas d'ailes dans le dos. Le coquième détacha les syllabes c'est in-con-va-ba-bleu. Ils s'écrièrent tous « grand-pémère, grand-mépère, c'est à cause du Grand Bang ». Par anglophobie, ils quittèrent mon sommeil. Alors, comme souvent, Che et Angela vinrent aux nouvelles.

Che allait à la grande école. Il en rapportait parfois des bosses, moins rarement des mauvaises notes. Mais que dire ? Il faut bien donner aux morts les pardons amoureux dont ils furent privés. Avant. Ainsi, la bonne humeur régnait-elle presque toujours parmi nous. Parfois, comme à présent, elle me regardait tristement. Son regard semblait dire : « Pourquoi nous as-tu quittés ? » Je pensais : « Ne sais-tu pas ? Ne sais-tu pas ? » C'était assez curieux. Il n'y a logiquement aucun secret pour qui hante les rêves, aucune frontière entre qui rêve et qui est rêvé. Pourtant elle me demandait : « Que ne sais-je pas ? » Normalement, je me réveillais pour ne pas lui dire : « Mais vous êtes morts ». Quand je ne me réveillais pas, elle ne me laissait pas le temps de répondre, elle relançait la conversation sur un sujet plus heureux. Bien sûr, il n'y avait pas entre nous un sujet plus heureux que Che. Était-il content de ses cadeaux de Noël ? Le plus beau à son goût était le jeu de fléchettes. Il en avait été habité d'envie des mois durant. Faisait de longues stations aux vitrines et rayonnages des magasins. Puis, nous avions acheté ce jeu ensemble, soigneusement, après de minutieuses comparaisons, et de profondes réflexions un mois avant Noël. Nous l'avions aussitôt essayé. Pour voir si tout était en ordre. Enfin, c'est ce que nous nous sommes dit. En fait nous ne pouvions remettre notre plaisir à plus tard. « Super », disait-il. « Nous avons bien choisi, hein, papa ? Tu sais comment marchent les points ? Le milieu tout le monde croit que c'est plus. Mais ça ne donne pas beaucoup de points. C'est les petites cases. Attends. Deux fois et trois fois. Quel jeu tu préfères, hein ? Moi, c'est partir de zéro et choisir un résultat. C'est vachement dur à la fin. Il faut arriver au chiffre exact. Encore vingt jours. »

Depuis l'achat, il comptait les jours. Avec sa mère, nous nous inquiétions quelque peu. « Il faut faire très attention. Les fléchettes sont dangereuses. » Il n'était pas con à ce point. Il le savait. De toute façon, on ne meurt pas deux fois. « Chut, dit-elle, tu vas le réveiller. ». Façon de parler, évidemment il était réveillé. Ils continuèrent leur discussion en chuchotant. Je m'abandonnais à la douceur soyeuse de leur conversation.

J'ai révélé au monde maints chefs-d'œuvre et maints de leurs aspects ignorés. J'aime décorticasser la manière, plier l'esthétique, tracer le parcours, indiquer les profondeurs. J'entre personnellement dans les tableaux pour mieux orienter un regard, équilibrer la courbe d'un bras, modifier l'éclairage, dégager l'entrée pour l'œil de l'amateur, ajouter ou soustraire des accessoires. Il ne reste pas moins que secrètement, je pense qu'il n'y a pas de plus parfaite création qu'un enfant. « La femme n'est l'avenir de l'homme » est une formule amphigourique de poète. L'enfant est simplement l'avenir. L'avenir tout court. Dans le fond, je suis optimiste, j'ai une pensée strictement biologiaque. Je ne crois en aucune manière à la transmutation. Je suis fasciné par ces débats rageurs au sujet de la célébration de l'eucharistie. Le concile de Latran de 1225, est une des plus belles pages d'hystérie savante que nous ait laissées l'histoire. Quoi qu'on puisse dire de ce cérémonial, c'est toujours à tort. Le plus fort de cette affaire est que l'on a appelé « réalistes » ceux qui pensaient que le vin et le pain étaient réellement le sang et le corps du christ. Quelle histoire ! Et le pauvre Béranger de Tours, qui somme toute pensait ni plus ni moins comme saint Augustin ou Ratramme de Corbie, dut s'incliner devant un concile, forcé par le cardinal Humbert (le gros camenbert !). « Reconnais, mon frère, que l'eucharistie n'est pas un jeu de symboles et de signes. Reconnais le mystère des Saints Sacrements. Reconnais le goût du Christ dans ta bouche, et son sang coulant dans ta gorge. » Béranger de Tours le reconnut. Du moins verbalement. Ça devait être en vrai assez dégueulasse. Il eut un haut le cœur à en presque vomir.

Les enfants ne sont pas la chair de notre chair, le sang de notre sang. Petits, ils ne tètent rien d'autre que du lait chargé de sucs nutritifs. Nous sommes des milliards à partager cette même chair, ces mêmes mamelles, ce même lait. Celui qui se penche sur l'enfant sans esprit de transmutation doit par contre accepter d'y voir une permutation. Ce sont les enfants qui nous révèlent au monde et à nous-mêmes, qui nous forcent à nous élever, à mûrir. De ce fait, ils nous rajeunissent. Ce en quoi ils sont tout simplement à venir de nous-mêmes. Quand on les perd, on se perd soi-même. Spectulum juvenis.

Pratiquement chaque nuit, des chuchotements radieux permettaient de me retrouver. Ce jour-là, ils continuèrent bien après que je me fus éveillé. Je ne voulais pas gâcher ce miracle. Je n'ouvris pas les yeux. Je m'efforçais de conserver l'intensité et la régularité de ma respiration. L'odeur de mèche brûlée et de cire chaude m'indiquait que la nuit avait étendu son ombre. Les effluves capiteux et sucrés d'huiles éthériques évaporées me ramenèrent en Afrique. Je reconnaissais la voix de mon oncle, ce personnage curieux sorti du désert comme un bananier, un philosophe. La seconde à n'en pas douter, était celle d'Andrée Aline Pouffe.

Ils pensaient que cette histoire de chaussures de sport ne tenait pas debout. C'était un secret de polichinelle, dont le dévoilement n'était pas de nature à provoquer un scandale, ou à gêner quiconque. Quant à l'assassinat de Djena, il convenait d'adopter une réserve prudente. Quel esprit sain et moderne pouvait-il convenir de ces fariboles de gris-gris et de sortilèges ? Il devait y avoir autre chose. Un projet bien plus démoniaque, un secret terrifiant, des agissements bouleversants devaient couver sous la chaude et épaisse couverture de cette cité virtuelle. Mon oncle remarqua que la construction de ce bazar était impensable. La politique africaine, menée par les parvenus de l'intérieur et les revenus de l'extérieur excluait la possibilité d'installer une telle usine. Quelles qu'en puissent être les conditions, ce serait introduire un savoir-faire, des solidarités, de la graine de rébellion. Ce serait fournir des outils africains susceptibles d'être utilisés pour une solution africaine. Non, l'Afrique devait rester une mendiante pillée.

— Vois-tu Andrée, si nous avions été politiquement organisés, nous y aurions tout de suite pensé. Au lieu de perdre connement notre temps.

Andrée Aline n'était pas d'accord. Cette affaire n'était pas politique. Elle était criminelle et familiale. En Italie on aurait parlé d'une affaire maffieuse. Si elle avait été politique, ils ne s'y seraient pas impliqués.

Les yeux toujours clos, j'imaginais que les lèvres de mon oncle ébauchaient un léger sourire ironique. Famille... Je ne me trompais pas. La mère de ma défunte cousine opposa une double réponse. Pour lui, la famille était une idée lointaine, comme perdue dans les brouillards clairs obscurs nimbant des sentiers creux et incertains ; ceux-là mêmes que le Grand Meaulnes aurait pu emprunter.

— Excuse-moi cette évocation en plein désert. Pour être d'une famille, il faut avoir un genre. Elle ou lui ; père ou mère ; fils ou fille. Il n'y a que les Allemands, religieux jusqu'au fond des bottes, pour attribuer le genre neutre au mot « jeune fille ». Et encore, personne ne s'y trompe. Quant à moi, l'âge de cette neutralité est passé depuis longtemps.

Quant à elle, il serait judicieux qu'elle abandonne la poursuite de ses chimères. Nos corps ne sont pas magiques. Fallait-il lui rappeler le sens du mot biologie ? Elle est et restera Andrée Aline Pouffe, avec tous ses attributs vieillissants. Elle ne ressuscitera pas en elle les pauvres Angela et Djena. Elles étaient maintenant en paix sous la protection du fantôme incertain. Si nous pouvions imaginer une quelconque possibilité positive dans la réalisation de ce projet, la situation serait pire. Que serait Angela sans son Che, l'ombre de sa chair ? Et lui voudra-t-il de toi ?

Elle le fit taire.

— Justement, tu vas le réveiller... Toutes les plaies peuvent cicatriser.

— Pas tous les cancers.

— Arrête Uways, arrête veux-tu ?

— Alors accepte ce qui est passé. Ou plutôt pense à ces événements de façon plus rationnelle. Tu dis toi-même que toutes les plaies finissent par cicatriser.

— Et si c'était un cancer incurable ? De toute façon, j'ai promis.

— Balivernes. On doit aux vivants. Ce qu'on dit devoir aux morts qui s'en fichent définitivement, c'est en fait sa propre hystérie que l'on s'offre dans un miroir acceptable... Tiens, à propos de miroir, veux-tu que je te raconte le concile de Latran de mille deux cent vingt-cinq ?

— Arrête tes conneries. T'es génial. Mais parfois, ta science elle nous les coupe.

Son ton était devenu sec, presque rageur, quand il revint à son idée de politique. La Maffia, soutint-il, est politique, autant que le sont nos voyous africains. On ne réglera rien en jouant les détectives. Et même, preuves en main, on ne trouvera personne pour soutenir l'accusation. Pas un juge, pas un avocat, pas un journaliste. Depuis des semaines, il jouait au guide pour des touristes hollandais dans cette immensité perdue.

— Ça me paie à peine mes cigarettes et j'y consacre tout le temps que je devrais réserver à mes travaux...

— Tu n'as rien remarqué ?

— Absolument rien. Mais comme tu me l'as demandé, nous avons fouillé la chambre de Van der Reynet. Enfin, Fopanar l'a fait. Il a trouvé son journal. Attends, je vais le chercher.

—– Génial.

Il y eut le frottement des savattes sur le sol à l'aller, au retour.

— Merci.

Il y eut le bruissement des pages que l'on tourne.

— Merde. Rien que nous ne savons déjà... On dit que Sivo avait un paquet quand il a débarqué à Paris. On ne l'a pas retrouvé après sa mort.

— Exact.

Et J'ouvris les yeux. Ils se tournèrent vers moi, tandis que dans un lent mouvement, je me ramassais pour atteindre la position assise. Je ramenai mes genoux vers ma poitrine. J'enlaçais mes jambes avec les bras.

Ils se furent attentifs à mon récit. Je mentais sur le nombre des diamants. J'en avais revendu une partie, et placé le reste dans un coffre. Mais cet aspect de l'énigme ne les intéressait pas. Je ne sais lequel évoqua la disproportion entre les dimensions du coffret et le volume de ce qu'il contenait. Selon mon oncle, ce coffret ressemblait à la boîte des postiers du Moyen-Âge. Enfin, précisa-t-il, dans le monde islamique. Car en occident, c'était à l'époque vraiment le Moyen-Âge. Il attendit une réaction à sa plaisanterie.

— Et alors, crache, dit Andrée impatientée.

La poste était aussi les services secrets. Les postiers avaient des boîtes à double fond. Un fond officiel et un fond secret. À son avis, la tête du président français n'avait pas été intentionnellement effacée. Son emplacement devait correspondre à un poussoir déclenchant l'ouverture du fond secret. C'est par son usage que la tête du président a été effacée. Dans ce fond, gisaient peut-être des documents susceptibles d'éclairer les sombres méandres de cette affaire. Cette boîte est à Paris, nous sommes à Gadamair.

— Allez, buvons un bon coup et parlons de choses sérieuses. Je vais vous raconter l'histoire vraie de Gadamair.

Chapitres suivants


rect acturect biorect texterect encyclo


À propos - contact |  S'abonner au bulletinBiographies de musiciens Encyclopédie musicaleArticles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale| Colloques & conférences | Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil, ☎ 06 06 61 73 41.

ISNN 2269-9910.

bouquetin

Mercredi 15 Mars, 2023

 

 

À propos - contact |  S'abonner au bulletinBiographies de musiciens Encyclopédie musicaleArticles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale | Colloques & conférences | Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil ☎ 06 06 61 73 41

ISNN 2269-9910

© musicologie.org 2018

bouquetin

Mercredi 15 Mars, 2023