musicologie

Le voyage au Castenet

Par Albert l'Anonyme ——

Table des chapitres

21. Uways le philosophe raconte la véritable histoire de Gadamair.

Uways, c'est dorénavant le nom de Ladora Black, s'enfonça sur un pouf, prit la pause de l'orateur attendant l'attention du public.

« Gadamair n'a pas toujours été cette étendue désertique. Au douzième siècle, les plus riches cours princières du monde islamique pâlissaient devant elle. À quelques kilomètres d'ici, en direction du sud-ouest, de l'autre côté des pistes de l'aéroport que l'on aperçoit d'ici, si vous préférez, s'élevait une ville que le plus fantasque des auteurs des Mille et une nuits n'aurait pas été capable d'imaginer. »

Le regard devenu fou d'Uways plongeait dans un rêve ensablé brûlé asséché. Il murmura en indiquant d'un geste lent du bras la direction des pistes :

« Louange à Dieu qui confère les bienfaits et qui détient la puissance et la générosité. Que Dieu répande Sa faveur sur Muhammad l'élu, sur Ali le bien aimé, sur les Imams appartenant à l'élite et à leur famille et qu'il les comble de ses bénédictions. »

Il continua d'une voix plus ferme :

« Et Dieu combla Gadamair de ses bénédictions. Les premiers bénis furent les mécaniciens, véritables démiurges et gardiens de la perfection de Gadamair, cité-jardin de la plus haute des civilisations. On dirait aujourd'hui les ingénieurs. Ces derniers avaient acquis un savoir fascinant. Maints voyageurs chrétiens ont écrit le récit des merveilles qu'ils découvrirent en Islam. Des automates en grande variété, ainsi des oiseaux chanteurs, des fontaines perpétuelles, des lavabos à parfum, des dômes de palais pivotants, des instruments de musique jouant sans l'intervention de musicien. Mais tout cela n'était qu'ingénieuse pacotille. »

« L'essentiel est qu'ils étaient passés maîtres en l'art de capter, de faire circuler et de recycler l'eau. Gadamair a surgit du désert arrosée et rafraîchie  par des centaines de kilomètres de canalisations, des dizaines de siphons, soupapes à clapets, pompes et robinets. Le Kitab al-Rizal de al-Djazari, le plus épatant traité de mécanique de tous les temps en témoigne... Des fragments en sont encore conservés dans de nombreuses bibliothèques.

Nos mécaniciens ne connaissaient pas seulement toute, oui toute la science d'Archimède et d'Héron d'Alexandrie. Toutes ces choses qui étaient pour ces vieux Grecs … que Dieu les couvre de ses bienfaits … ce qu'il faut bien appeler des vantardises, furent ici réalisées, et largement surpassées. »

« Les minarets, les dômes, les flèches, les tours, toutes les constructions lancèrent vers le ciel leurs flamboiements d'or, d'argent, de verres colorés, d'émaux. Al-Ghuzuli, dans son magnifique poème L'influence de la lune sur les états de la jubilation craignit de voir le bleu du ciel s'épuiser à fournir à Gadamair tant et tant de chatoiements, de luminescence, d'arcs-en-ciel. L'alerte fut prise au sérieux. On fit venir de Syrie d'inexprimables faïences bleues, dont on couvrit toutes les surfaces encore disponibles. Dans tout l'Islam, on prétendit dès lors que le jour levant passait par Gadamair pour y vêtir sa couleur. Quand l'azur s'obscurcissait de méchants nuages, on savait que le jour n'avait pas eu le temps ou l'envie de passer par Gadamair. »

« De partout, savants, médecins, théologiens affluaient. Les soufis y développèrent l'art de l'extase à un point proche de l'insupportable achèvement. Les derviches officiaient jour et nuit au son des douze bardawats, obligeant les musiciens à inventer en permanence de nouveaux modes, dérivés du rast, de l'irak, du zirafkand ou de l'isfahan. Les derviches tournaient, s'identifiant aux mille planètes, aux douze zodiaques, aux trois cent cinquante-quatre jours de l'année, aux douze mois de lune et aux quatre saisons. Des principales fixes ils dérivaient à l'infini les figures secondaires pour enfin conclure la cérémonie avec le sama, l'étreinte avec Dieu et l'univers. De Dieu comme de l'univers, grâce aux derviches, on n'en fut jamais aussi proche. »

« Dans les riches demeures, le ud que Lamek venait d'inventer accompagnait le chant des jeunes filles esclaves, auxquelles maints poèmes étaient dédiés. Que dire des nawbah, ces grands concerts dans lesquels se mêlaient les voix, les instruments, l'orchestre et le soliste, la stricte écriture et l'improvisation. Ici, on entendait peu le mhat, cette espèce de résumé bâtard. Gadamair ne pouvait pas s'offrir autre chose que des versions complètes, pleines et réelles, depuis la taqasin du luth jusqu'au rapide tawasih, en passant par le samai, le quasidah, le dawr, et toutes ces parties bien connues dans tout le Maghreb. »

« À la musique des astres des soufis, aux chants des jeunes filles esclaves qui inspirèrent tant de poèmes, aux harmonies de la nawbah, les oiseaux ajoutaient leurs mélodies. Fleurs par la forme, musique par la voix, libres par l'envol, vibration de l'air par le battement des ailes, on aimait leur compagnie familière. »

« Parmi les plus appréciés il y avait le loup-du-ciel, aux reflets bleus et verts, le geai-caqueteur blanc et violet, le diaphane mistigri-des-sables, transparent comme la silice avec ses fines ailes interminables. Le rarissime cœur-de-nuage, que seuls les plus riches pouvaient offrir à leurs épouses. Et encore, n'en faisaient-ils cadeau qu'à leur préférée. Le mergule qu'on achetait aux Esquimaux du Groenland, le drome, capturé aux confins orientaux du monde islamique, le grave au long bec bleu. »

« Les jeunes filles esclaves qui flattaient tant les sens par leurs belles et suaves mélodies inspiraient une somptueuse littérature érotique. Tous reconnaissaient aux femmes une supériorité aux hommes dans les domaines artistiques. On disait que quand les femmes noires tombaient du ciel, elles le faisaient en rythme. Les hommes riches épousaient donc de nombreuses femmes noires. Les relations entre les sexes étaient d'une rare délicatesse. Les amoureux offraient un bouquet de boules d'or à celle qui les faisait soupirer. Ils recevaient en retour selon le cas, une brassée d'orties capucines ou une rose en bouton. Les savants botanistes faisaient pousser bien d'autres fleurs. Gadamair était abondamment fleuri. On trouvait des acrémones de toutes nuances, du rose pâle au rouge le plus vif, les isterciennes, qui symbolisaient la virginité, et au contraire toute la famille des corpulacés qui sont toujours d'un bleu très sombre, les stalactamères orangées, tombant en grappes lourdes et odorantes, et le magnifique œil de bœuf, prédilection des magiciens. »

« Les parfumeurs n'avaient que l'embarras du choix. Les odeurs mélangées de mille essences éthériques circulaient en permanence au gré des souffles alizés. Ces exhalaisons odorantes se rafraîchissaient aux flots jets rideau pluies cascades entretenus par une extravagante quantité de fontaines mécaniques. »

« N'allez pas croire que Gadamair ne vivait que de frivolités de libertinage et de religion mystique. Pour atteindre une telle plénitude il faut posséder les moyens intellectuels et la puissance économique. Les savants affluant du monde entier,  développaient une intense activité contagieuse. Les madrasas regorgeaient d'élèves qui bénéficiaient de l'enseignement des meilleurs professeurs. Dans le monde impie, quand Abélard connu les malheurs que l'on sait, quand harcelé par les émules de Bernard de Clairvaux il plia, quand peu à peu toutes les places devinrent pour lui intenables, l'histoire occidentale dit qu'on perdit sa trace. En réalité, celui qui préférait se fier à son esprit plutôt qu'à des traditions nébuleuses s'était réfugié à Gadamair. Croyez-moi, il oublia vite Héloïse. Il collaborait avec de nombreux vénérables spécialistes qui pensaient, écrivaient, traduisaient dans toutes les langues. Le Coran, la Bible les Testaments, les commentaires talmudiques, les œuvres scientifiques majeures, littéraires, pratiques, étaient disponibles en arabe, persan, hébreu, latin, grec, que sais-je encore ? Il paraît que cela ne suffisait pas. Gadamair intellectuelle entretenait des relations étroites avec les cours occitanes d'Avignon et de Toulouse. Avec l'université de Montpellier. Ces relations anticipaient l'axe de la civilisation universelle. Oui, à Gadamair on pensait, on priait, on soignait, on aimait mieux que partout au monde. »

« Regardez au-dehors… Mais regardez donc ! N'est-il pas renversant d'imaginer qu'ici croissaient dattiers, amandiers, orangers. Qu'on y cueillait la mandarine le citron et la cerise ? Qu'on cultivait la tomate et le chou, le poireau et la citrouille, l'aubergine ? Mais surtout, on avait ramené d'Espagne des pousses de châtaigniers qui envahirent tout le pays. Autour de la ville, de majestueux moulins à eau, à vent, à entraînement animal, meulaient nuit et jour une quantité surabondante de farine de châtaignes. Ni la consommation locale, ni l'exportation, oh combien lucrative, n'épuisaient les immenses réserves de cette miraculeuse source nutritive. »

« On sollicita une nouvelle fois les mécaniciens pour qu'ils cherchent une utilité à ces stocks inemployés. Leurs propositions étaient plus délirantes les unes que les autres. Ils décidèrent de creuser un lac immense comme la mer qu'ils empoissonnèrent de maintes espèces. La farine de châtaigne excédentaire fut destinée aux poissons. Le régime profita surtout à une famille de carpes importées de chine. On fut quelque peu déçu. La carpe farachine était peu décorative, même plutôt laide. Elle se révéla insipide au goût. Ibn Ezra, un poète juif espagnol de Grenade, exilé quelque temps en Castille, arrivé depuis peu à Gadamair, s'attela au problème. Pour vous dire qu'on ne reculait devant rien. Amateur de bonne chère, il immortalisa la carpe farachine, certes dans ce qui compte parmi ses plus beaux textes, mais encore par une recette de son invention qui est aujourd'hui encore très populaire. Il ne resterait rien des écrits de ce grand homme, si Judah ibn Tibbon n'avait pas traduit en hébreu son Lit des épices. »

« Sans entretenir avec eux des liens aussi étroits qu'avec les élites de Toulouse ou Montpellier, les sages de Gadamair aidèrent les moines chrétiens d'Occident à moderniser leur pays. Ainsi, des milliers de plans de châtaigniers furent plantés, notamment dans le sud de la France, où les carences alimentaires disparurent. Ce qui eut d'importantes conséquences. Quand Bernard de Clairvaux prêcha la seconde croisade, Gadamair fut désolée. Des émissaires firent le voyage de Clairvaux afin de rencontrer ce saint homme pour le moins belliqueux. Les ambassadeurs déployèrent le meilleur de leurs talents. Bernard était une grande gueule pas facile, mais la croisade échoua. Les abbayes cisterciennes se transformèrent en des lieux de productions industrieux et agroalimentaires florissants. Ce n'était pas seulement le fruit de la pugnacité des moines cisterciens. Si bien qu'un concile nomma Bernard chef d'une troisième croisade à venir. On savait qu'elle n'aurait jamais lieu. »

« En mille trois cent quatre-vingt-treize, Timur le Boiteux à la tête de ses troupes turco-mongoles s'empara de Bagdad. Ceux qui parmi l'élite ne voulurent pas le suivre à Samarkand se réfugièrent naturellement à Gadamair, où ils se savaient en sécurité. Timur, le boiteux sanguinaire, aimait les arts, la politique, enfin, toutes les choses de l'esprit. Il aurait préféré raser des villes entières et massacrer leur population, ce qu'il fit d'ailleur plus d'une fois, plutôt que nuire à un seul habitant de Gadamair. Il fut pourtant, cette peste humaine, indirectement, à l'origine de la fin tragique de Gadamair, la merveilleuse cité au ciel flamboyant bleu. »

« Timur avait un fils. Une raclure finie, que le diable, prévoyant, engraissait pour en faire plus tard de bonnes grillades. Il buvait du vin, forçait les femmes, se livrait à la sodomie, oubliait la prière. Les juristes étaient scandalisés. Timur ne put empêcher un procès à son fils. Grand batailleur, mais piètre politique, la seule organisation sur laquelle il pouvait s'appuyer était celle des imams. Et encore, un grand nombre parmi eux ne pouvaient le piffer. Le procès eut donc lieu. Timur fils de Timur fut reconnu coupable, mais on fit retomber la culpabilité sur les mauvaises influences de ses fréquentations. Toute sa cour fut condamnée mort. Parmi les condamnés, il y avait un mauvais coucheur du nom de al-Djurdjani. Il avait pourtant étudié à Karoman sous l'autorité du grand al-Farani. Il fut même professeur à Shiraz. Mais dans sa tête de calcaire, il ne pensait qu'à plâtrer celle des autres. Quand Shiraz fut prise par Timur, il suivit son nouveau maître. Il accomplissait ainsi un des grands rêves de sa vie : rencontrer l'admirable poète Sad al-din Taftanzi qui vivait à la cour Timurienne. Al-Djurdjani avait le nez fin, il trouva le moyen de s'échapper, peut-être l'y aida-t-on. Il se réfugia dans Gadamair. Le ver était dans le fruit. »

« Pendant les premiers mois, il ne fit que la gueule. Il boudait. Puis il commença à prêcher. Broda sur ses visions. Dans toutes les réalisations de Gadamair, il ne voyait que des actes impies, inspirés par Satan. Personne bien entendu ne l'écoutait. Il redoubla alors ses efforts qui n'eurent pas plus d'effets. Il changea de tactique. Se plaignit du fait que personne ne l'aimait. Il demanda qu'on lui construisît une cellule à l'extérieur de la ville, où il pourrait dans la solitude, passer le restant de ses jours à méditer et à sauver les âmes. On le lui accorda volontiers. Bon débarras !»

« À partir du jour où il emménagea dans sa pauvre nouvelle demeure, tout à Gadamair déclina peu à peu. Les oiseaux perdirent leurs chants, les fontaines leur fraîcheur. Les ingénieurs eurent de moins en moins d'idées, les cas d'impuissance sexuelle se multiplièrent. Ce qui n'était pas bien grave, car les femmes eurent de moins en moins envie des hommes. Les carpes faranchines perdirent l'appétit. De toute façon, les châtaigniers n'étaient plus prolifères. L'or finit par se ternir, les derviches avaient le tournis, ils vomissaient lamentablement avant d'atteindre le milieu des cérémonies. Les concerts étaient désertés. Puis le ciel oublia de venir cueillir le jour à Gadamair. Il perdit beaucoup de son éclat. En fin de compte, il ne resta que le désert. Il n'y eut plus personne pour s'interroger sur la nature des méditations de al-Djurdjani, sur ses accointances avec Dieu ou le Diable. Aujourd'hui, sa cellule me sert de cave à vins. N'est-ce pas une merveille ? »

Le débit de sa parole ralentissait. Adossé au mur, Uways regardait ses rêves avec des yeux fous.

« Mais la plus grande des merveilles vous l'avez vue sans vous en étonner. La cathédrale. Un bâtiment chrétien en sol musulman désert... »

Uways s'était endormi sans changer de position, assis sur son pouf.

 

22. Tout le monde se connaît donc !

Il déraille de plus en plus, dit doucement Andrée Aline. Il perd la tête. Vous savez, il aimait sa fille plus que tout. C'est son désert.

— Vous connaissiez Angela et Djena, n'est-ce pas ? Notre rencontre à Madrid n'était pas un hasard ? 

Ce n'était pas un hasard. Elle voulait prendre contact avec moi… elle hésitait à le faire. Marie-Aline Poufe avait étudié la biologie avec Angela, elle avait évidemment rencontré son inséparable cousine Djena. Un jour, en plaisantant, elles avaient évoqué la possibilité de faire mieux que les sorciers africains. Le mariage du rêve, de la biologie et de l'informatique et de la folie pure.

La vie les avait séparées. Mais plus tard, elle avait eu vent d'un projet farfelu… qu'elle connaissait déjà. C'était à peu de choses près celui que les trois amies avaient naguère effleuré. Elle se débrouilla pour en savoir plus. Pugnace, elle mit la main sur des dossiers protégés : cette fois c'était sérieux. La curiosité en alerte, se demandant si cela était une coïncidence… C'était une coïncidence… Quand une idée est dans l'air… Mais on leur avait peut-être piqué le truc… Ou encore les deux autres avaient avancé le projet sans le lui dire. Elle avait donc repris contact avec Angela et Djena… Mais il y avait encore autre chose dont elle ne pouvait pas parler.

— Van der Reynet ?

— Peut-être... Répondit-elle évasive, je n'en suis pas certaine... Vous m'aviez promis d'apprendre à peindre.

— J'avais surtout envie de vous.

— Plus maintenant ?

— Je ne saurai jamais peindre.

 Elle regarda sa montre comme le ferait quelqu'un de très affairé. Elle était vraiment affairée.

— Il ne nous reste pas grand temps avant votre avion... Là-dessous (elle tapa du pied contre le sol) ce n'est pas l'ancienne cellule de cet illuminé qui sert de cave à vins à votre oncle. C'est une casemate de chantier. Juste à côté, toujours sous nos pieds, il y a un centre de communications construit par les services secrets français. Tellement secret que tout le monde l'a oublié. Il y a du matériel informatique. On y a aussi installé un labo de biologie, avec Angela et Djena... Enfin, ce qui nous était nécessaire…C'est là qu'on bossait ensemble à temps perdu… En plus de ce qu'on expérimentait à Paris.

J'en criai presque de surprise :

— Ce n'est pas possible ! Je m'en serais aperçu… Au moins leurs absences…

Elle me regarda droit dans les yeux, un sourire ambigu aux lèvres, mélange de gentillesse de mystère et de gêne.

— Mais que fait Uways ici ?

— Il surveille Gadamair, me permet d'utiliser le souterrain, guide des touristes hollandais. Une aubaine. Le père d'un de ses étudiants à la Sorbonne avait… enfin a toujours… une affaire de tourisme en Hollande. Votre oncle a refilé les diplômes à son gamin qui était loin de compte. La suite vous la devinez... Bien, aidez-moi.

Elle s'était approchée du comptoir et m'invitait à le pousser avec elle. Sous notre effort commun, il pivota, dégageant un escalier en béton qui menait, je le devinais sans mal, au laboratoire souterrain.

— Il est temps que vous partiez, dit-elle, vous risquez de louper votre avion. Je ne vous accompagne pas. C'est tellement désert ici, qu'on nous repérerait comme le nez au milieu de la figure. D'ailleurs je ne vous raccompagnerai pas non plus s'il y avait foule. La maraille abrite toujours des espions.

Elle m'assura qu'elle serait à Florence, me souhaita un bon voyage. J'étais déjà sur le pas de la porte quand elle me rejoignit. Elle voulait que je lui donne le petit automatique que l'hôtesse m'avait remis.

— Bon Dieu ! J'allais oublier, me dit-elle en guise d'au revoir

Quand j'ouvris mon sac pour en sortir le revolver, elle n'aperçut pas le calepin de van der Reynet que j'avais chapardé. Il émergeait pourtant de mon linge sale, puant à cause des chaussettes.

 

23. Les repentis de l'auteur

Bruno m'a dit d'écrire. De me tenir fermement à la liberté de ma plume. Qu'il ne m'appartenait pas de supposer les empreintes que d'autres découvriront. Ses mots sonnent encore à mon oreille :

— Laisse filer ta plume, mon frère. Charge-la du sens de l'éternité. Colle à la volubilité du monde. Ne t'occupe pas de savoir. D'autres le feront pour toi… Pour nous… Mieux que nous pourrions le faire. On ne peut pas dire et redire à la fois. Mais si tu ne dis pas personne ne redira, l'éternité et le vide basculeront de l'univers à l'homme et de l'homme à l'univers. Il n'y aura plus sur terre que des images, tout sera à refaire si ce n'est pas déjà fait..

Bruno s'est absenté. Il visite quelque camisard de ses amis. J'aimerais lui dire mes hésitations. Sans doute y répondrait-il comme à son habitude : « La nature te collerait-elle les chocottes ? »

Pourtant, il aurait été possible que les choses à Gadamair prissent une autre tournure. Dans un sens plus véridique, plus naturel, peut-être oserais-je penser plus intérieur. Ainsi je me souviens de l'intense et écrasante chaleur. Je suis rétrospectivement troublé d'avoir indiqué la fournaise de Gadamair sans en avoir moi-même ressenti les effets. Quelle secrète alchimie est celle qui peut transformer une violente perception sensible en une illustration désincarnée ? Une simple vision picturale ? Des phrases banales ? Quelle force nous tient-elle prisonniers du récit et de ses règles au point que nous pensons à comment il faut dire plutôt qu'à rendre compte, à mal mots s'il le fallait, de ce que nous agissons et subissons en vrai. Mon arrivée à Gadamair aurait dû être tout autre. Par exemple :

Dès le premier regard, mon oncle Uways (je ne savais pas encore qu'il était mon oncle, ni qu'il se nommait Uways) aurait compris à voir mon lamentable état, le désir qui m'agitait : me rafraîchir sous une douche tiède :

C'est donc dans les meilleures dispositions d'esprit que j'aurais fait la connaissance de mon oncle. Je lui aurais fait remarquer, à propos de la cathédrale, que la qualité des copies n'avait aucune importance. J'aurais seulement regretté que l'on ne copiât que les œuvres célèbres, qu'au mieux on pastichait les styles les plus connus. C'est en ce sens qu'elles n'avaient pas grand intérêt. Il vaudrait mieux copier des œuvres totalement inconnues. Il se serait moqué :

J'aurais temporisé, ravalé mon agacement. Comme tout être de raison, j'aime avoir raison. Et celui qui nie mon être encourt de ma part des propos souvent définitifs. Et puis, ce sont des choses qui arrivent quotidiennement, mes intestins auraient grondé. Je n'aurais su interrompre le philosophe pour lui demander où se trouvaient les toilettes. J'aurais eu alors du mal à me concentrer sur ses propos, contractant le sphincter, pour contenir, le cas échéant, une fiente qui aurait pu être liquide. Cela aurait pu être également un étron dur et compact, dont l'expulsion force à de violentes contractions qui font gonfler les veines du cou et de la tête, au point que l'on croit parfois que l'une d'elles va éclater. L'étron peut être aussi complètement sec. Il faut alors introduire le doigt pour le dégager. Mais en général, j'ai une fécalité courante. De cette mollesse difficile à essuyer et qui enduit une partie des fesses. Confronté à de tels problèmes, je me serais moins concentré sur les propos de mon oncle. Mais j'aurais réagi autrement à son histoire invraisemblable de viol collectif consentant. J'aurais voulu le rabaisser à cause qu'il se fût moqué de moi :

Je dois reconnaître que c'était fort ; même si la part de hasard n'était pas négligeable, c'était fort. Je me souviens avoir profité à propos de l'occasion qui m'était ainsi offerte. Je demandai à Uways de m'indiquer où se trouvaient les toilettes.

Je n'ai pas traversé cette histoire en étranger. Je m'y suis au contraire entièrement plongé. Malheureusement, il faut faire des choix. Ainsi, je n'ai pas très bien décrit ma première vraie rencontre avec Andrée Aline Pouffe. Ou la deuxième, si on pense que notre rencontre au Prado en fut vraiment une. Je ne la sens pas, et je ne l'attire pas non plus. Mais je sais qu'aucune femme se trouvant en ma présence n'échappe à mes évaluations. Pouffe n'a pas échappé à cette règle. J'ai estimé les proportions générales de son corps. Je les ai trouvées satisfaisantes. Il en fut de même pour la cambrure des reins et le rebondi des fesses qui était bien dégagé, sans aucun effacement. J'ai mesuré, au creux de ma main vide, le volume de ses seins, j'en ai imaginé la lourdeur et l'élasticité, la douceur et la dureté. J'ai apprécié la finesse des jambes et le doux évasement des cuisses. Une fois dénudée en imagination, je lui ai fait prendre diverses poses. Celle qui creuse les reins et met en valeur les courbes généreuses des fesses. Celle qui dégage le buste et tend la poitrine, le galbe aussi. Au contraire, je l'ai inclinée, pour laisser jouer le poids et le balancement de sa gorge. Ces tests sont systématiques. Je dois dire que c'est plutôt le détail oblitérant les imperfections qui emporte généralement ma conviction. Chez André Aline Pouffe, je n'ai repéré aucun détail excitant. Je n'ai pas non plus trouvé de défaut notable.

Ce sont peut-être ces parcelles de vérité qui manquent à mon récit. Mais comment raconter une histoire et sa propre histoire en même temps ? Je préfère m'effacer. Si Bruno a raison, on saura bien tirer de la recension de cette affaire les signes utiles. D'autant que j'ai fortement influé sur le cours des événements. Est-il nécessaire de dévoiler l'ampleur de mes pouvoirs au risque d'en perdre une grande part ? Ne sont-ils pas évidents ? D'ailleurs, il y a toujours d'autres solutions.

S'il fallait produire une preuve supplémentaire au fait que je n'étais pas étranger aux intrigues qui se nouaient autour de moi, un narrateur détaché, je me remémorerais l'agitation qui s'empara de moi, dès mon débarquement à Paris. Je n'avais qu'une hâte, celle de vérifier l'hypothèse du coffret au double fond dont Uways avait eu l'idée. Une fois rendu chez moi, je constatai la disparition de la cassette. Déçu, je décidai de me rendre sans attendre à Florence. Je pourrais consacrer les quelques jours d'avance que je prenais sur mes rendez-vous à visiter une fois encore les Offices et peut-être à méditer devant les fresques de fra Angelico. Je téléphonai à l'hôtel dont Fopanar m'avait donné le numéro, en souhaitant secrètement tomber sur Mélisse. Une chambre était libre. Je me mis aussitôt en route. Quelques heures plus tard, j'étais attablé à la terrasse de l'hôtel, rue Raffael Pulci à Florence. Je parcourai plus que ne lisai quelques journaux français. C'est ainsi que j'appris tous les détails sur le meurtre de Bien ‘Dié au Tumbuktu. Cela me fit subitement penser au calepin de van der Reynet qui était toujours dans mon sac de voyage. J'allai le chercher et j'entrepris sa lecture. Je finissais à peine la dernière page quand une idée pressante s'imposa. Je devais, toutes affaires cessantes, localiser le Castenet et m'y rendre. Je payai rapidement l'occupation virtuelle de ma chambre, je laissai à la réception un billet pour excuser mon absence aux rendez-vous prévus, je m'engouffrai dans un taxi. Par chance, j'embarquai dans le premier avion en partance pour Paris. Il fallait que je prépare mon voyage au Castenet.

Je relus bien des fois le carnet de van der Reynet. Beaucoup de pages en étaient arrachées. Je pense qu'il faut le transcrire dans ce cahier tel que, les passages incompréhensibles compris.

 

24. Le carnet de Van Der Reynet (1)

Transmettre l'histoire de la famille a toujours être une charge sacrée pour un Van Der Reynet. Nous sommes appelés à ouvrir les chemins des émancipations. Nous sommes dépositants du plus formidable macération intellectuelle de tous les tempses. Nous sommes depuis neuve générationen à l'affût des tous les signes précursants d'une nouvelle Création. Les Van Der Reynet ont l'obligation de parler française en plus de la hollandaise. Je le fais mieux un petit peu que les autres. Non de Dieu, moins bien que les français et les hollandais eux-mêmes. Éparpillées sur toutes les territoires du blanisphère, les branches du famille se ramifient et rencontrent pour cultiver son culture particulier. Mais depuis longtemps, des désaccordes nous plombent joie de vivre. Personne n'a le vérité sauf nous on dit. Mais c'est évident on a perdu la sleutel, la clef. Moi je cherche la clef. Eux disent que chercher la clef c'est montrer qu'on ne l'a pas. En vérité on l'a jamais avoir. On se boude. On ne se connaît plus. Mais je cherche et je pense. Ils admirent les philosophes, ils agitent beaucoup des grandes phrases à plein les mains. Ils me trouvent trop intellectuel. Sont-ils cons les cons. En plus ils ne savent pas ce qu'ils racontent. Plus personne n'est capable de raconter le véritable histoire des Van Der Reynet.

Il faut relever les aléas de la vie des histoires. Tous les histoires à force se couvrent de patine corruptivique. Je veux dire le temps est acide rongeur. On se le chante en disant que ça fait noble le vieux. Tu parler ! Des chancis rongent les coins. Les mots sont déchirés, les couches sémantiques se soulèvent. Les contours s'estompent. Les bordages sont écorchés. Les structures se délitent et les supports se fragilisent. Les glacis ternissent. Les vernis jaunissent, les couleurs tournent au pisseuse. Les trames sont usées, même dans le cas d'armures solides. Les cadres s'ils ne cassent pas se déforment. Les châssis se voilent. Trop de lacunes, trop des zones fragiles. Toutes les histoires deviennent grises et salopeses. À la fin elles sont furonculeuses et sentent comme les pieds de porc du bouc.

Tout le monde le sait sans le savoir. On ne se rend pas compte qu'on les bricole sans arrêt. Ici un redit largement recouvrant. Là une remise à niveau par masticage. On refait un cadre, on cache les ternis par des bronzageszures à quat sous, on réintègre illusoirement, on superpose des strates narratives, on pulvérise du vocabulaire. On ragrée les décollements. Tous ces rajouts aboutissent à des récits à double ou triple composition. On déplace sans vergogne et on réintègre d'autres déplaçages. On taille dans les vernis, mais on fait des coulures sur le temps. On sauve le lisibilité par une empâtement grossière qui écrase la matière.

Rien ne peut empêcher les craquèlements d'une histoire qui vieillit, rien ne peut éviter le processus de dégradage. Les mots n'ont pas assez d'adhérence. La colle à radicaux n'est pas assez puissante pour rassembler la déchirure des joints. Les nettoyages sont les pires choses. Une fois qu'on a raclé les coulures, remplacé les traverses, assemblé les lés, rehaussé les contours, découvert les attritions et les fonds affleurant, ajouté des angles, on a simplement additionné du temps au temps. Il vaut mieux chercher à comprendre pour travailler son propre histoire. Par les poils du bouc cornu j'ai de sacrées idées sur le question.

Pour les Van Der Reynet, tout commence au temps des réinventeurs de la poudre perlimpinpinesque verte et grise, poudre à cervelle qui a la couleur espérancielle dans la fin des ans 1400. D'abord Pietro Pomponazzi. Un sacré bougre qui enseigne en Italie. À Ferrare, à Bologne. Mais c'est à Padoue que le jus de pensée mijote dans les cornues. Comme maintenant, les enseignants ne sont pas écrasés par les heures de travail... Enfin travail ??? Aujourd'hui pareil. Il a le temps d'écrire trois livres. De immortalitate animae c'est encore du Aristote recuite. Mais il restaure aussi la pureté d'Averroès qu'il mélange à Alexandre d'Aphrodise. Il dit que l'âme, inséparable du corps est mortelle. Dans ces ans là c'est assez fort courragé. Obligé de tendre une main servile aux dangereux papoteux papistes. Il dit que tout le monde le sait. Mais l'Église a raison de défendre l'immortalité de l'âme à cause des mauvais penchants de l'homme et à la masturbation qui rendait sourd à cette époque (pas prouvé). La vérité cède à l'honnêteté. Faut une morale. C'est dans le fond encore pire. Le pape est ulcéré et développe des crampes acides à l'estomac. Il charge un godasse (godillot ?) du nom de Nifo de mixturer une bonne remède. Par la cornette du pape, Pompo est prudent. Il accepte de dire que la raison n'a jamais raison dans les questions de la foi. Sauve sa peau. Tout juste. Mais il remet ça avec deux autres bouquins. Il réfute le caractère surnaturel des miracles et des prodiges. Il faut dire qu'après lui il y en a encore des mirages. Et pour couronner tout, critique l'intervention divine, soumet Dieu aux lois universelles de la nature. Pompo est un grand homme puissamment protégé. Peut-être il a sa propre garde. Il meurt dans son lit, le cher aïeul.

Son élève Cremoni en rajoute. Son marmite est aussi à Padoue. Il envoie les théologiens sur la rose, parce qu'on est dans un monde de la raison. Ils n'ont rien à y faire. Il a chaud à les fesses. Les jésuites veulent son peau. Venise l'accueil et le protège. Pour berniquer le pape, on lui octroie un salaire au double de celui de Galilée qui en fait une jaunisse. Cesare Cremoni a de nombreux élèves et disciples dans toute l'Europe. Il meurt dans son lit pépère. Je chérir son nom petit-nom surnom et mémoire.

On s'inquiète autour du pape. L'élève préféré de Cremoni, Lucilio Vanini a moins pas grand chance. Mais lui il exagère carrément trop beaucoup. Bien entendu, toujours Padoue. Lui aussi trempe son plume dans l'encre d'Aristote et d'Averroès. Il voyage beaucoup. En Bohème, en Allemagne, très important pour mon famille en Hollande, revient en Italie. Il est cul de chemise avec Marie la Médicis. Très grand prince, il foudroie les idées hérétiques et libertines. Il peut bien faire, ce sont les siennes. Il séduit une femme dont il assassine le père qui est commandeur. Un vrai opéra. Il fuit en Angleterre. Dans le but d'entrer en Italie, il publie des ouvrages de ferveur droit dans le ligne des Jésuites. Malin. Il a protection. Du solide. À peine entré en Italie, il publie un livre qui explique comment il faut lire ses ouvrages pieux. Du délire. Tout est à double sens. Les jésuites dupés lancent un appel au meurtre contre lui. Il fuit à Toulouse sous un de ses multiples noms empruntés. Il mène la grande vie cuve pleins feux sa poudre verte et aussi les choses à alcool. Mais il défie la hiérarchie civile en racontant partout les histoires de fesses cul d'un seigneur de ses amis. Il n'échappe pas à l'arrestation. On lui arrache la langue et on le brûle. Au dernier moment, alors que les graisses commencent à suinter sous la chaleur, il repousse le crucifix qu'un moine chenu lui tend à baiser (lui il baisait autre chose). C'est par ce magnifique geste que termine le tempse des inventeurs de la poudre de cervelle verte comme avenir. Vous pas croyez que c'est pour bourrer les pipes en porcelaine. Cette poudre pas du tabac. Les évêques enfumare contre nostra poudre aux yeux.

Mon aïeul, Méziriac Van Der Reynet est né en 1619, à Voorburg en Hollande au temps des poseurs de bombes vertes qui suit naturellement celui des inventeurs de la poudre. Une chose après l'autre ! Enfin, il s'agit de bombes qui écrivent des majuscules à la civilisation. Pas de celles qui lui explosent au nez et tuent. Mais on a compris les dangers. Le père Garasse se déchaîne. Il éructe des ordures contre les athées, les libertins, les suppôts de Satanie. Il est tellement grossier qu'il se fait virer par les jésuites. Mais ils le soutiennent de autres manières. Dans les rangs des semeurs de troubles on devient prudent, Méziriac y veille. On provoque ainsi des lacunes dans l'histoire. Les choses sont moins certaines.

Méziriac étudie à Leiden, où il rencontre un jeune fransouze qui deviendra célèbre : Théophile de Viau a définitivement pris ses aises avec Dieu. Il passe ses vacances à Voorburg sa ville natale. Non de Dieu, on ne sait pas ce qu'il a raconté, un jour en y achetant des saucisses chez le boucher. Il se retrouve dans l'arrière-boutique et fait la connaissance de Spinoza. Rencontre qui bouleverse la vie de ma famille. Mon ancêtre devient un militant acharnu dans Conspiration des Hommes. On sait que ce terme est de Regius, le disciple de Descartes. C'est même à ce sujet qu'ils se fâchent. Méziriac fait tellement bien ses preuves qu'on le nomme premier cachottier. C'est certainement à lui et à son alliance avec Dame la prudence (c'est image allégorique, elle n'existes pas), que l'on doit les vastes lacunes de l'histoire. En 1677, peu avant de mourir, Spinoza lui confie d'importantes clefs. On ne sait pas si ce sont de vraies clefs, des idées majeures, ou des codes. Il lui demande de les mettre en sûreté, avec sa propre personne si possible. On pense aux jeunes Amériques. Il emmène avec lui une libertine dont il est amoureux, Madame Deshoulières. Les clefs sont cachées dans le double fond d'une malle. Le système se déclenche quand on appuie sur le nez de Descartes, peint dans la couvercle. Ils s'installent à Salem-Village. Au bout du grand rue. Jolie maison. Ils ont le temps de donner au monde une descendance. Madame Deshoulières meurt en 1684. En croyant l'Amérique une terre de liberté, ils se mettent le doigt dans l'œil. Méziriac est brûlé avec son ami Samuel Parris en 1692, à l'âge de soixante-treize ans. Il a le temps de mettre le reste de sa famille à l'abri. La malle double fond à secrets a disparu.

La plupart des intellectuels de ce temps travaillent à la mise au point définitive des idées matérialeuses dans l'ombre de maître Spinoza. Ça va de la simple et timide contribution à la plus franche affiliation. Géographiquement on peut suivre les semences de Cremoni et de Vanini. Hobbes en Angleterre, c'est clair. Le groupe Bayle, Fontenelle et van Dalle agissent en France et en Hollande. Ils défendent les huguenots et pensent qu'une cité sans Dieu est tout à fait envisageable. Ils dressent même un tribunal pour juger les crimes de David. Bizarre. Cyrano de Bergerac à qui on attribue bêtement le physique nazeu et les humeurs de Descartes est un lieutenant très actif. Il est assassiné. On peut y mettre sans trop risque de se tromper la Mothe le Vayer, sceptique indécrottable. La Mothe fait d'ailleurs partie de la Tétrade, un groupe de choc, avec Gabriel Naudé, ancien élève de Cremoni à Padoue. Comme on se retrouve. Il y a aussi Gassendi et Diodati. Ceux-là sont terribles. Face à Gassendi, Descartes ne fait pas le poids. Sans aucun doute Mydorge, Roberval, Villebressieu, Desargues. Mais lui, il en veut à mort à Descartes. Kepler bien sûr et Herbert de Cherbury. Kepler perd beaucoup de temps à batailler avec l'anglais Robert Fludd qui a pris très au sérieux la farce du manifeste de Kassel des Croix Roses et leurs fumées alchimistes. Et Boulliaud, Peresc, Fermat, peut-être Mallebranche, plus certainement Maupertuis.

Contrairement à ce qu'on a pu dire, il faut écarter Velasquez, le peintre, qui ne pense qu'aux honneurs de la cour de Madrid où il reçoit la très haute charge d'huissier. Leibniz à mal tourné. Il s'enfonce dans la politique. Descartes n'a pas le profil. On a pris de lui le portrait qu'on attribue à Cyrano. Un grand nez, de caractère soupe au lait. Militaire qui tire facilement sa rapière pour les dames. Il se fâche trop facilement pour des vétilles. Fait appel aux princes pour museler ses contradicteurs. Ça fait mauvais effet. Cafeteur dans les juponnés de maman. Le pire est qu'il rencontre Desargues à Ulm, le 10 novembre 1619. Desargues est comme lui militaire. Mais grosse peer pouarre poire de matheux. Il confie ses projets à Descartes, autour du poêle. Descartes lui pique toutes ses idées. Descartes est aussi reçu par Bérulle, le nonce du pape. Quand le prélat meurt en célébrant la messe, René chante à qui veut l'entendre qu'il est responsable de l'exécutoire. Mais les dates ont deux ans d'écart. En plus ce ne sont pas les méthodes de la Conspiration.

Les membres de la Conspiration communiquent aisément entre eux. Ils se connaissent par une sorte de chaîne. Ils correspondent beaucoup. Se rencontrent dans des salons, ou chez des personnages importants, comme le père Marin Mersenne à Paris, qui fait d'ailleurs office de boîte aux lettres. On se rencontre aussi dans l'arrière-boutique d'un boucher ou d'un libraire à Voorburg où habite Spinoza.

Voilà pour l'histoire du Conspiration des Hommes dont mon famille a charge. Il en existe autres versions. J'ai moi-même copié celle-ci dans la carnette de mon père avant son mort. Cet carnette a été enterrée avec lui. C'est la tradition. Respecte. Mais les bombes ont éclaté avec les philosophes des lumières et la Révolution française. Je pense que les van der Reynet peuvent reprendre propre histoire. Je suis au bord de parvenir à de grandes découvertes. Je n'ai pas le temps de ravauder les franches lacunes de ce récit. Par les poils du bouc troiné je me consacre à moi.

25. Suite de la transcription du carnette de Van Der Reynet.

Novembre

Je suis de mauvaise humeur. Je crois que je déprime. Je veux un fois dans mon vie faire quelque chose au grand air. Avec les autres. Être un con comme les cons. Je suis spécialiste d'une branche secondaire. Une branche secondaire d'une science dérivée. Je suis enterré dans une petite laboratoire. Mes idées sont enterrées en moi. Et moi dans des idées qui sont à peine les miennes. Je pense à une comptine française. Derrière chez moi il y a un pré. Dedans le pré il y a un bois. Dedans le bois il y a un narbre. Dedans le narbre il y a un nid. Dedans le nid il y a un zoiseau. Et dans le zoiseau devinez quoi qui n'y a ? Sacré nom de dieu. J'y foutrais bien un de mes champignons dedans le ventre de ce noiseau.

Je sors. Aujourd'hui nous avons dimanche. C'est fait pour ça dimanche. Sortir. Respirer les autres. Se faire respirer. Dans la rue, beaucoup de monde. On s'amasse pour voir passer le jeune président. Je m'agglutine avec les autres. Je me sens bien. L'Amérique puritaine fait la gueule. Dans le fond les gens qui me collent sont sympathiques. Quelqu'un derrière moi appuie le main sur ma hanche. Peut-être un petit qui ne voit pas. Je me tasse un peu contre l'épaule de mon voisin de gauche. Je laisse à droite un interstice. Mais la main descend vers mon… Pourquoi pas ? C'est de plus en plus insistant. Au moment de me laisser aller, une autre main. Dans ma poche. Nom de Dieu ! Sacré nom de Dieu ! Je saisis la main qui est coincée dans ma braguette. Le secousse me fait éjaculer. Merde ! L'autre main n'est plus dans ma poche. Quelque chose s'enfonce dans mon dos. Une arme ! Je me dégage. Je me retourne en bousculant à droite et à gauche. Panique. Ça arrive des fois. J'accroche le main qui tient un revolver. Je neutralise le bras. Étonnant comme c'est facile. Une détonation. Cri horrifié de la foule. Le président est mort.

Novembre

J'en ai plein le cul de leurs questions. Mais ils se foutent de tout. Ils se foutent même que je suis le meurtrier. Ils se foutent du diagnose des psychologues. C'est un criminel passionnel. Il tue pour jouir. On retrouve des traces de sperme frais sur lui. Ça correspond à l'heure du crime. Faut l'enfermer. Dangereux. Ils se foutent que rien ne sort de ce feu. Pistolet d'alarme. Ne tire que des pétards inertes. Mon photo dans les journaux. Pas rasé. Qu'est-ce que tu fous avec cette arme Reynet. Ça recommence.

Le 28.

Un jour un nouveau. Costume sombre. Chemise bleu lavande. Feutre tyrolien. Lunettes Polaroïds. Cravate verte. Des plis au futaille. Chaussettes blanches. Tennis. Pas un avocat. Sait que je suis innocent. Enfin on ne l'est jamais vraiment. Accusation nulle. Sait. Mais ils s'en foutent. Je sais qu'ils s'en foutent. Vous êtes dans le merdier. La foule ses désirs la vengeance. La justice patiente longue prudente. Merdier politique. Votre place est à le labo pas en prison. Une perte pour l'humanité. À qui le dis-tu bordel ! Vos recherchent intéressent. C.I.A. ça vous va ?

Janvier

Je suis d'un très mauvais humeur. Je déprime. Je veux un fois dans ma vie faire quelque chose au grand air. Je sors du prison, mais je reste un spécialiste dans l'ombre. Dans la voiture il remet le couvert. Vos recherches intéressent. Tout le monde est concentré sur trois types d'armements. Le nucléaire le bactériologique le conventionnel. Le conventionnel n'a de secret pour personne. Le commercial c'est mauvais pour la création dans tous les domaines. Le nucléaire et le bactériologique ont des effets incontrôlables. Personne n'a pensé à l'arme botanique, l'arme mycologique. Moi si. Attendez la suite elle est moins jouissolente. Nous devons nous entourer d'un secret absolu. Impossible de vous caser dans une laboratoire américain. Vous êtes trop connu. Vous parlez parfaitement le néerlandais et le français. De très bonnes laboratoires en France. Trouvez-y du travail. Prenez votre temps. Choisissez bien. Commencez de zéro puis faites vos preuves. Entrez par les portes de vos compétences. On aime ça en France, le savoir-faire. Ne vous liez pas trop. La maison vous fournit un appartement à Paris. Comme si les français n'avaient pas vu ma bobine dans les journaux. En plus, dans un appartement de la CIA. Sacrés cons !

Début de l'été

Pendant au moins un an je cherche une place. Je trouve enfin dans une grande firme industrielle et pharmaceutique. Aide laborantin. Mais la boîte convient à mes projets. Immense bordel avec de bons chercheurs et quelques glandeurs de première. Inventifs et efficaces. Les bons comme les glandeurs. Ils trouvent des médicaments simples et utiles. Pilule contraceptive pour les hommes. Vaccin contre la bilarviose en un comprimé. Ça c'est incroyable. La direction ne trouve pas ça lucratif assez et elle refuse la mise en fabrication. Tant pis pour les africains. Les mecs donnent un coup de gueule pendant une semaine ou deux. Non à la société à deux vitesses, non à la loi du fric. Après ils se remettent au boulot. Ils ne pensent pas à dire merde à leurs chefs et à fabriquer eux-mêmes. Distribuer gratuitement pour l'exemple. Cette ambiance de merde me convient. Sacré nom de Dieu j'en chie quand même au début. Faire la vaisselle, astiquasser, décrasser. Tout le vocabulaire élémentaire. Paillasse, bec bunsen, tê, éprouvette, pipette. Pipette a deux sens. Ils ne tardent pas à découvrir mon goût pour le second.

14 Juillet

On me demande dans une petit labo. Il y a de la pipette dans l'air. Laboratoire de mycologie comparée. La porte est ouverte. Sur la paillasse il y a des champignons rouges. J'agis d'instinct. Je saisis un champignon, je le mange. Je toise le laborantin. Il est sidéré. Vous savez que ce sont des annamites phalloïdes ? Je sais monsieur. Je m'assois à son coin bureau, et je note une liste de produits sur un papier. Je lui tends. J'ai quelque temps pour fabriquer un antidote. Grâce lui, on peut consommer sans crainte les annamites. C'est une des aliments naturels les plus riches. Le rouge de son robe est constitué de vitamine C pure. Ça explique son amertume. Les points blancs c'est du calcium. L'annamite a cette particularité de concentrer toutes les nucléides qui se trouvent dans son champ d'absorption. Les arsenics et les autres substances toxiques pour l'homme n'y échappent pas. C'est gonflé, mais ça marche. Heureusement. L'annamite peut être mortel. Je me demande ce qu'il fout là. Sacré nom de Dieu. Ce n'est pas un annamite phalloïde mortel. C'est une tue mouche, très vénéneuse. Mais quand même. Il connaît rien ? Il revient avec les produits. Je lui dis de regarder et de noter. Je m'injecte la préparation. On peut aussi faire une version buvable, mais c'est plus long. Il n'est pas vraiment certain. Il appelle le SAMU. Raconte une histoire. Il avale un champignon dangereux par distraction. Examen. Rien. Un peu excité. Forte concentration de vitamine C. Le laborantin propose de m'associer à son découverte. Je dis que je ne mérite pas une telle générosité.

Octobre

Sa publication fait du remous. Mais la fausseté de sa formule est démontrée par plusieurs équipes qui expérimentent. Il est furieux contre moi. Je le baise dans les grandes largeurs. Quand je fabrique l'antidote devant lui, je fais semblant de doser 0,2 milligramme de dérivé C 8 concentré de phyloxandrine acute. Ce dérivé analcoolique est un inhibiteur de la bio-antalgine acétate. Elle est nécessaire pour inhiber les effets conjugués des arsenics. Inhibiteur plus inhibiteur égal zéro. Sacré nom de Dieu, je le baise. Je publie le correction. Je dis que mon collègue est génial. Peut-être faute d'imprimerie. Personne ne gobe s'y trompe. Trois mois après je suis chef de labo. Je prends aussi des courses de français.

Pâques

La C.I.A. ça va pas. Je prends quelques mois de congères pour me reposer. Rencontre mon chef à New York. Dans un fast food. Rencontre avec son chef dans une pizza de la huitième avenue. De mon temps, là c'était ma laverie. Enregistre mes doléances, mais ne peut dire. Rencontre avec membre de la direction au restaurant du Ritz de la cinquième avenue. Je ne suis pas content. Ils déduisent de mon salaire d'espion américain le montant de ma paie française. Pas prévu. M'expliquent le problème économique. Laissent-ils tomber la filière botanique ? Lisent-ils mes publications ? Ils lisent. Ne laissent pas tomber. Veulent des choses utiles plus concrètes. Je leur explique tout ce que je suis en mesure de réaliser. Avec un bonus. Les antidotes sont compris. Avez-vous des échantillons ? Oui. Téléphone. Décisions. On se sert matériel vivant dans les couloirs de la mort. Condamnés drogués. Décharges fictives. Légistes soudoyés. On attend quelques heures. Les premiers volontaires nous sont livrés. J'expérimente. Une fois avec antidote. Une fois sans. Bien sûr tout n'est pas comme je veux. Mais ils sont convaincus. Me regardent autrement. Me craignent. M'écoutent. Ils doublent mes appointements. Envisagent la possibilité d'un héritage. C'est mon idée. J'ai besoin d'un domaine cultivable il est temps de sortir un peu du laboratoire. Je suis un original américain. J'hérite. J'achète un domaine. Rien à dire. Pas une grande domaine. Les terres à champignons sont pauvres. Je dis ce qu'il faut. Pas de calcaire. Beaucoup d'humus. Donc des forêts vénérables. Ils me font répéter ce mot. Très vieilles. Quel âge ? Les cons. Au hasard je dis mille ans. Ça sonne bien mille ans. Les pays à châtaigniers sont les meilleurs. Un endroit où les châtaigniers prolifèrent sans l'aide de l'homme depuis des siècles. Depuis qu'on se foutre leur farine et valeur nutritive. Méziriac van der Reynet dit que la lutte de la châtaigne contre le blé est la lutte du Nord contre le Sud. Mais ça ne les intéresse pas. Il faut aussi beaucoup d'eau et un ensoleillement violent et peu prolongé. Un pays d'orages fréquents. Il faut aussi quelques bâtiments. Même calamiteux. C'est pratique et ça justifie mon achat. Ils me promettent un héritage avant la fin de la semaine. Le montant est fonction de l'inventaire de mes biens selon mes besoins. C'est encore la valse du téléphone. Ils m'assurent que les ordinateurs tournent. Nous avons le temps de nous restaurer. Deux heures plus tard nous avons la réponse. C'est en France, dans les Cévennes. Un lieu-dit le Castenet. Du schiste et de l'humus. Peu  de calcaire. Des châtaigniers provenant de Gadamair en Afrique plantés au neuvième siècle. Épicentre orageux de la planète. Est-ce à vendre ? Il faut attendre pour le savoir.

Mardi

Le Castenet appartient à des originaux parisiens qui ont relevé quelques murs. Ils n'y mettent plus les pieds depuis des années. Le chef de bande s'appelle Ronateus Trolensis. Ils se marrent. Ils insistent. C'est pas une invention. Habite dix-sept rue des Charmes. Septième arrondissement de Paris. Département de la Seine. Ils sourient. Est d'avance vendeur. Ils disent quand on lui tend la main, on a l'impression de serrer une bitte. Attentats à la pudeur en série. Harcèlement sexuel. Érotomane en phase terminale. Ne résistera pas aux arguments. Je tiens mon laboratoire personnel. Ils n'ont pas doublé mes appointements.

Le quinze

Il faut faire attention. Cette carnette doit rester dans la stricte tradition familiale. Ne pas révéler ce qui doit demeurer scellé. Je ne raconte pas non plus ce que tout le monde sait. Seulement contrôler les réfractions harmoniques du Grand Miroir. Se savoir réel. Ne pas croire les images. Je fais plus que des miracles  avec la restauration des œuvres anciennes. Le fric c'est bon. J'ai envie d'oublier la C.I.A. Pas besoin d'eux. J'ai acheté le Castenet avec mon propre argent. Le propriétaire est sympathique. Je l'invite à revenir autant qu'il lui plaît. Il aime trop une image de lui. Saint-Bernard de femmes. Saint-Bernard le chien sauvetage. Je fais des progrès en français. Ne supporte pas et admire le concurrence. De son point de vue. Je lui propose de suivre une analyse. Il me répond que le football lui suffit. Cas grave. Il faut lui préparer un champignon. Mais je ne sais pas assez de Freud et sa névrose masculine. Les informations de la C.I.A sont justes. Je fais plusieurs fois l'expérience. Les gens fuient l'orage. C'est bien. C'est prudent. La Castenet reste comme ça secret. Quand on suivre les orages, on arrive toujours au Castenet. Épicentre orageux de la planète. Incroyable. Il faut faire attention. L'affaire Tout Ankh Amon est une grave erreur. Elle peut coûter beaucoup.

Chapitres suivants


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Mercredi 15 Mars, 2023