Par Albert l'Anonyme ——
Je fis donc le voyage de Tokyo… aux frais de mon éditeur. Le caractère japonais de cette ville tient au fait qu'elle est la plus occidentale de toutes les villes occidentales. Tokyo est à la ville, ce que les idées de Gris Lecardinal sont aux châteaux forts en France. Une espèce de manifeste surgit d'un livre d'images romanesques. On veut écrire ici son identité avec de la pierre bétonnante. Pour combattre l'étouffement insulaire, la ville a été étendue vers le ciel.
La façade du musée Moyota-Yedo occupe tout un côté de la place du Souvenir. Il est un vaste et haut bâtiment en béton soufflé blanchi à la craie de Normandie. Il ne comporte pratiquement pas d'ouvertures, sinon quelques hublots en verre polaroïd. Il est agrémenté, au niveau du second étage, d'une fresque naïve d'inspiration no, très riche en couleurs, représentant des scènes de travail dans les rizières. On y pénètre par une sorte de sas en béton situé dans une petite rue latérale, la rue Yeladsu. Une plaque rédigée en dix-sept langues rappelle aux passants que Yeladsu, membre éminent du clan des Tokupa, établit ici et en 1603 son pouvoir et la capitale de l'île. Le pouvoir échappa au clan en 1867, mais la capitale resta. La ville complètement détruite fut complètement rebâtie.
La peinture japonaise du dix-septième siècle ne m'émeut guère. J'apprécie l'extraordinaire niveau d'abstraction qui surpasse de plusieurs siècles les balourdises occidentales de la même époque. En ce sens, Véliquette est un balourd. Seulement, cette balourdise flatte ma sensibilité esthétique. Je comprends les corps qui s'arrondissent se bossellent se creusent parce qu'on accède en ce dix-septième siècle européen à une nouvelle conscience des anatomies humaine et terrestre. La terre est ronde, elle tourne, elle est une planète perdue accrochée à la lumière du soleil. Et la peinture s'accroche comme elle peut à ces vérités nouvelles. Elle est puissante et en déséquilibre. Elle n'est plus verticale, mais diagonale. Elle est elle-même perdue dans un monde qui s'agite. L'univers est chaotique, les idées confuses, les mœurs terribles. Les hommes sont déchirés par la concurrence de leurs passions, ils perdent raison au point de se quereller Dieu. On brûle Giordano Bruno, on arrache par petits lambeaux la peau de Campanella en croyant trouver dessous celle de Joachim de Flore, on méprise et humilie Galilée. Dans un tel contexte, il faut être puissant pour s'assurer un équilibre précaire. Mais la nouveauté est exaltante. C'est bien ainsi que la peinture de ce temps-là chante autour des princes d'Occident. Au Japon, je ne sais pas.
Tamilagumi est un de ces personnages dont on fait des romans. Fils de pécheurs pauvres, il s'occupe au ramassage des crevettes bleues sur la plage, lorsque son village est attaqué par des pirates mongols à la solde des Ming. C'est une attaque pour le plaisir, une sorte de bordée. Les pirates attachent les pécheurs à des lattes de bambou, font allumer des feux. Quand la braise est vive, les villageoises contraintes font rôtir leurs hommes à petit feu, les mangent et sont violées plus qu'à leur tour. Tamilagumi échappe aux violences, caché dans un fourré il assiste à cette triste et malheureuse orgie. Quand ils le découvrent, les pirates repus et contentés l'embarquent sur leur jonque, en le rudoyant tout de même ce qu'il faut.
En faisant voile vers les côtes de chine, les pirates arraisonnent une riche embarcation, pillent son opulente cargaison. Le chef des brigands, Tchen Kuon, est un homme intelligent, un stratège. Il se fait appeler Carloman, car il boite. Si les pécheurs ne valent pas un pet de sansonnet question valeur marchande, les gens de mer sont quant à eux utiles. Ils transportent de grandes richesses pour le plus grand intérêt des pilleurs, ils fournissent à l'occasion de bonnes recrues aux équipages pirates. Tchen Kuon embarque donc le butin. Il laisse ses victimes, qui font également voile vers la Chine, en liberté.
Tchen Kuon dit Carloman, accoste enfin. Les soldats de l'empereur Tchan Tang montent à bord. Mais au lieu de prélever la part de butin revenant à leur maître selon les accords dont on ne sait pas où et quand ils ont été conclus, ils raflent tout et capturent tout le monde. Le procès est expédié. Il est question d'honneur impérial. La jonque arraisonnée transportait une partie de la dote d'une future belle fille japonaise de l'empereur. Le fier et juste Tchan Tang, bon diplomate, conclut rapidement l'audience.
— Que ces moins que des chiens périssent avec les plus grandes souffrances ! Que le ministre de la Justice des Tortures imagine et me surprenne.... donnons-les d'abord à bouffer au petit esclave…
L'empereur scrute alors un horizon lointain imaginaire, l'œil rêveur et les lèvres heureuses de son impénétrable sagesse philosophique. Tout porte à croire que ce petit esclave est Tamilagumi, d'autant que l'empereur ajoute une décrétale à la sentence, par laquelle il somme ses services d'élever le jeune Japonais aux dignités Ming.
— Le nain devient grand, le géant est ramené à la taille de la fourmi. Il est de mon privilège tout-puissant d'ordonner le monde à ma façon comme je le sens, aurait ajouté le radieux Tchan Tang, l'œil à nouveau rêveur; les lèvres à nouveau heureuses.
Dans leur réalisme tatillon, les historiens ont curieusement ignoré le profond humaniste de ce grand empereur, pour ne voir dans cette anecdote qu'un signe de bonne volonté diplomatique en direction du shogun de Yedo, Yeladsu, père de la future bru. Ils avancent même que Tchan Tang sauva ainsi in extrémis le mariage de son fils.
Peu de temps après, les exécutions commencèrent. Le public était invité deux fois par jour à se rendre dans une espèce de cirque de plein air. Au centre de la piste en terre battue, une cuisine de campagne avait été installée. Tamilagumi entrait cérémonieusement au son des Shengs, suivi du chef cuisinier, puis des brigands solidement enchaînés, encadrés par des gardiens à la mine patibulaire et aux allures peu accommodantes. Tamilagumi choisissait alors d'un geste un des pirates qui était aussitôt étroitement attaché et en partie cloué sur la grande table des préparations.
Tout s'immobilisait et faisait silence à l'entrée de la ghesha — une nouvelle à chaque repas —, qui s'accompagnant d'un 胡琴 chantait le menu en agrémentant son chant d'improvisations sur les saveurs et les sensations gustatives, avec parfois des allusions à double sens.
La cérémonie du menu achevée, le cuisinier se mettait au travail. De son art surgissait friture de doigts aux poivrons sauce piquante, quartier de fesse grillée au gingembre, frivolités confites, amusements au sirop de figue (ailes de nez, et oreilles émincées), langue au vin de palme, joues farcies au pâté de poisson, poitrine laquée, rouleaux de peaux de printemps. Tamilagumi tout en se régalant, prenait contact avec la civilisation. Tchan Kuon dit Carloman, on s'en doute passa à table de dernier.
Une fois privés de leurs meilleurs morceaux, les condamnés étaient confiés aux services du premier ministre de la Justice et des Tortures, mais ce qui se passa alors ne fut pas rendu public.
Envoyé dans une école mandarine, tamilagumi révéla des dons éblouissants dans l'art calligraphique. Mais il avait le mal du pays et ne supportait pas la violence qui régnait à la cour des Ming. Il semble ici qu'on ne respecte que les vases de porcelaine, écrira-t-il dans ses mémoires.
Il confectionne une embarcation de fortune en tiges de bambous calfatées aux feuilles de thé. Une nuit sans lune il se met à l'eau. La chance inouïe ne le quitte pas. On le découvre épuisé sur une plage de la Baie-des-Lunes, au sud de Yedo. Un peintre américain du début du dix-neuvième siècle, Jerry Caw, immobilisera à sa façon cette péripétie dans une toile médiocre intitulée Le radeau de la Baie-Lune.
C'est ensuite pour Tamilagumi une succession de jours heureux. Il est rapidement engagé comme décorateur particulier des appartements privés de Yeladsusi, l'épouse du shogun de Yedo, et en tire de la richesse. Plusieurs mois après le shogun en personne lui offre une véritable fortune pour cesser d'être cocufié. De l'œuvre qui lui valut la richesse il ne reste rien, sinon quelques textes dithyrambiques parfois à double sens. De celle qui lui valut la fortune, le shogun eut un fils que Yeladsusi baptisa délicatement Tamilatu. Ce dernier sera peu de temps shogun, à la mort de Yeladsu.
Fortune faite, Tamilagumi s'enferme dans un luxueux atelier et calligraphie son œuvre majestueuse. On dit qu'on y retrouve à la fois les horreurs qui marquèrent son enfance, les raideurs de porcelaine de la cour des Ming, et les joies conçues dans les appartements de Yeladsusi. Encore une fois, je ne perçois rien de cela, et tiens cette biographie officielle pour une légende débridée et stupide. Dans ses mémoires, dont le récit est fort différent de ce que nous connaissons, Tamilagumi nous laisse quelques lignes de mauvaise philosophie, qui semblent être une pâle copie d'Aristote. Elles ont toutefois quelque intérêt, puisqu'elles seront la substance du message que le Cao-Dài enverra au monde entier, le 26 février 1926. Je les cite pour les étourdis qui ne s'en souviendraient pas :
Je suis d'une nature attiré par le canular souriant. Je répondrais volontiers à l'invitation de ma nature, en remplaçant « c'est moi » par « c'est Véliquette ». On remarquera à ce sujet que Véliquette était si évidemment le principe divin qu'il n'eut jamais besoin de le proclamer. Il eut simplement la bonté de nous le montrer.
Le vernissage de l'œuvre restaurée fut somptueux et affreusement triste. Une hôtesse me présenta les excuses d'Andrée Aline Pouffe, me remit un carton d'invitation pour le vernissage de l'œuvre monumentale de Bien'Dié au Tumbuktu qui se tenait la semaine suivante. Pourquoi avais-je donc envie de la revoir ?
Maintenant nous sommes proches du dénouement. Cette aventure prodigue de malencontres, mais aussi de pliures temporelles assez heureuses, m'a autant qu'il faut troublé au point d'y avoir puisé la panique motivante pour desserrer en douceur l'étau de ma douleur, d'oser remonter à la surface ces tumultes ineffables qui se refusaient à la raison.
Il ne m'est difficile d'évoquer le sentiment dans lequel cette invitation insensée me plongea. Comme une terreur condensée de mille autres terreurs, ce qu'on appelle cliniquement une sigmapétochie paradoxidoïdale. J'avais la certitude d'être pris dans une spirale inexorable, menant sans évitement possible à une relation de violence inouïe, mais dont les prémisses et les avants courances n'en signalaient aucune imminence.
Il est clair aujourd'hui que cette angoisse était justement la conséquence d'une désertion, d'un refus d'aller à la confrontation, d'un abandon de toute compétition. Quoi de plus pathétique que des cerfs en rut se chargeant bois en avant. En plus ils risquent de se faire du mal. Pathétiques et bêtes.
À quoi bon tenter la description d'un état qui est justement celui de n'être pas capable de la réaliser ? Cette invitation me rappelait à l'ordre, bien plus puissamment que le miroir de Véliquette, elle était plutôt la messagère de l'envers du miroir. Car les miroirs nous imaginent et nous confortent dans une ignorance complaisante de nous-mêmes, tandis que l'envers des miroirs nous enferme dans la droite réalité.
Que de confusions n'entretenons-nous pas avec le miroir. Normalement, il n'est que reflet de lumière, les anciens de nos anciens aimaient placer les pierres spéculaires sur leurs fenêtres et aux abords de leurs couches. Comment ne pas être attiré par ce qui réfléchit la lumière ? Elle est chaleur et vie. Réfléchir se dit aussi penser. Le miroir pense la lumière. Penser, c'est se projeter en lumière, c'est-à-dire en chaleur et en vie.
Mais à l'envers de la vie, il y a la mort. Mon oncle Uways, le philosophe, me dira un jour que les artistes sont saturés de narcissisme parce qu'ils échafaudent leurs œuvres avec des matériaux récupérés dans les poubelles de l'essentiel. Ramasser les déchets de la civilisation est pour le moins un geste très personnel, voire original. Transformer ces détritus en la substance fondamentale d'une œuvre d'art paraît irrémédiablement un acte égocentrique. Comme un bébé jouerait avec son caca, l'artiste malaxe ses sujets, thèmes, Leitmotive, personnages, perspectives. Il les renverse, les inverse, les traverses, les compresses et les étire, les tourne et les retourne. En réalité il récupère la mort. L'œuvre d'art est alors comme le miroir de la vie. Le reflet est toujours inversé. En se regardant dans la fontaine, Narcisse en vie ne pouvait que voir la mort, son envers.
Comment nous étonner si le miroir fut longtemps considéré comme un objet de sorcellerie, une ouverture sur le monde des Satan. Qui n'a pas ressenti quelque malaise en lisant les Hymnes de Ronsard ou le Faust de Goethe. Quelle inversion ! Le monde de lumière qui est vie fait du gringue à la mort ; les ténèbres deviennent alors salutaires. Parce qu'en face, le double dans lequel nous nous regardons est nécessairement diabolique. Cette question a de tout temps agité les maîtres, dont les préoccupations s'expriment parfois avec beaucoup de violence.
Ainsi, en 1225, les prélats catholiques réunis à Latran eurent une très longue et houleuse discussion au sujet de la confession annuelle qu'ils voulaient imposer à leurs fidèles. Non pas qu'ils n'étaient pas d'accord sur le principe de la confession. Ils aimaient trop jouir de ce qu'ils supposaient être des fautes, qu'ils inventaient et que les autres commettaient. Certains proposèrent même de décréter la confession mensuelle obligatoire. Mais la charge de travail que cela supposait fit reculer l'assemblée, pas spécialement vaillante au confessionnal. Pour se débarrasser de cette question de détail, ils chargèrent l'Anglais Inghilbertus d'argumenter cette décision. Fort opposé aux idées d'Aristote, il avait fait ses études de théologie à Paris. Pour lui, Dieu était la forme unique de toute chose. Le fondement universel de toute corporéité était la lumière. Il s'en tira fort bien. Son argumentation au sujet de la fréquence de la confession sera la matière du premier chapitre de son De proprietatibus rerum, vaste encyclopédie, qu'il écrivit dans les années qui suivirent le concile. Mais ce n'est pas pour cela qu'il obtint dix ans plus tard l'évêché de Lincoln. En fait il était passionné par la question de la lumière, son intervention à Latran fut décisive. Ceci devait sans doute rester secret. Car si le manuscrit autographe de Novarre fut maintes fois copié et édité, celui de la bibliothèque Vaticane (coté Reg. 486/2) est toujours incommunicable. On suppose que ce manuscrit contient les propos sur la lumière qu'Inghilbertus offrit à ce concile.
Qui pensait ce secret inviolable se trompait. C'était compter sans la présence d'un personnage étonnant, Ibn Habi, rarissime exemple d'inféodation à l'Église nestorienne par foi, entiché d'Aristote par esprit curieux, au service du calife Mutawakkil à Damas par goût du lucre, grand traducteur par passion. On a encore de lui un manuscrit, malheureusement en écriture spéculaire arabe, conservé au British Museum de Londres. C'est ainsi que nous connaissons, grâce à Ibn Habi, les remous du concile de 1225. La démonstration d'Inghilbertus partait d'un commentaire de Saint augustin : « la lecture des écritures renvoie à chacun son image ». Or, personne n'ignore qu'on était à l'époque, au sein de l'Église, en pleine polémique autour de la question de la transmutation du pain et du vin. S'agit-il du corps et du sang du Christ, ou bien de signes symboliques ? Ceci pour dire que dans ces milieux, la frontière entre la réalité et les mots pour l'énoncer, était bien mince. Et les réalistes s'affrontaient parfois aux nominalistes non sans une certaine fureur. Évidemment, ce débat affleurait dans l'exposé de l'Anglais. La confession était un regard sur soi-même, mais ne pouvait en aucun cas ni se lire ni se refléter dans la personne du confesseur, incarnation de l'incarnation. Ce dernier pouvait de temps à autre se faire souffrir des autres, mais non pas absorber leurs fautes, comme le fait un buvard de la tâche d'encre. On sait que la mort fut la seule solution pour Jésus de la Croix. Non pas qu'on eût peur d'elle, elle est chez les chrétiens, lumière et libération. Mais Jésus avait souffert pour l'humanité entière passée et à venir ; il fallait écarter toute tentation orgueilleuse d'en faire autant. C'est pourquoi on roula plus sur les aspects techniques de la confession que sur sa fréquence. Pour les uns, il fallait à la fois se porter regard et ne pas se refléter. Pour les autres, notamment pour Honorius de Sens, ce regard devait être chose privée entre confesseur et confessé. Saint Edmund de Pontigny, archevêque de Canterbury, s'opposa à Honorius. On peut lire, dans son Merure de Seinte Église qu'il dit être un miroir ecclésiastique : « Comme quoi je connais les travers de ce fils de notre chrétienne communauté [il s'agit d'Honorius de Sens]. A savoir : Ses mérites et son abstinence paraissent méritoires et conformes aux enseignements et lois si peu que l'on se tient éloigné de lui. Mais dès qu'on s'en approche, l'odeur de ses péchés pénètre si violemment de ses humeurs le nez le moins sensible, que l'on regrette aussitôt de ne s'être pas muni de ces verres nouvellement inventés, qui permettent de voir parfaitement grand quand bien même on se tiendrait notablement éloigné de la chose qu'on observe. Je soupçonnais Honorius de vouloir utiliser la confession pour mieux abuser de tentations criminelles. C'est ainsi que je le dis sans détour. Aux cris, protestations, gestes violents qui suivirent ma déclaration je compris que la débauche s'était introduite parmi nous, car nombre prit ma juste observation pour soi-même. Je prie Dieu pour que celles qui cherchent en leur volonté et vertu à combattre Satan, lequel les a choisies comme demeure terrestre, trouvent quelques forces et foi renouvelées dans ce présent Speculum Ecclesiae. »
Edmund exagère quelque peu, car malgré les cris, le concile suivit pour l'essentiel Inghilbertus. La confession se fera dans l'ombre et la réclusion, avec un dispositif excluant toute possibilité de contact et de reflet entre le confessé et le confesseur. Elle sera secrète.
Ainsi est née la confusion entre l'idée du speculum qui reflète la lumière et celle miroir qui reflète des choses éclairées par la lumière. Donc on traduit le mot latin « speculum » par « miroir ». Il ne restait plus qu'à confondre spéculaire et spectaculaire.
Pour le spécialiste de la littérature, il est clair que le caractère du speculum en tant que genre littéraire s'est infléchi en ce sens. Le speculum intitulé Liber manualis que la princesse Dhuoda, duchesse de Septimanie, rédige pour l'édification de son fils en l'an 841 reflète encore la lumière d'une conduite idéale. Quatre siècles plus tard, le Speculum Majus de Vincent de Beauvais, le teigneux précepteur de saint Louis, tout en conservant ce caractère idéal, introduit la dimension de regard sur soi, mais encore une chose nouvelle qui serait de l'ordre du regard sur le monde, le spectaculaire. Six siècles après Dhuoda, deux siècles après Vincent de Beauvais, Johannis Gowerius rédige son Speculum meditantis, Miroir de l'homme, logorrhée de plume aux prétentions poétiques, qui évoque les combats des sept vices contre les sept vertus au champ de l'homme. Avec cet ouvrage, la confusion entre spéculaire et spectaculaire est consommée.
Puis vinrent les psychologues qui imposèrent ce stade où se regardant dans un miroir l'enfant a la révélation du « Je ». Mais justement, alors que nous sommes lumière vie et mort entremêlées, le « Je » du miroir procède d'une image. Nous ne sommes plus, nous nous imaginons. Nous nous identifions à des reflets... Ou à des ombres.
C'est pourquoi, onze siècles après la duchesse de Septimanie, sept après Edmund de Pontigny, cinq après Gowerius et seulement cent ans qui font un siècle après les psychologues, j'aurais été en mesure de rédiger mon propre speculum : le Speculum invitatis.
L'invitation qui me fut offerte était pour moi le miroir d'une haine violente et désespérée, que j'avais pu enfouir, ou tout simplement fuir, grâce à un rêve régulier et singulier qui me maintenait dans l'illusion de n'avoir pas tout perdu. Il me semblait que sommation m'était faite de reconnaître cette illusion pour ce qu'elle était : un reflet dans un coup de miroir. Je craignais que la source mystérieuse de ce rêve réconfortant se tarisse. Deux mots écrits sur cette invitation explosaient mon système nerveux central : « Bien' Dié » et « Tumbuktu ».
Dès mon retour à Paris, je me procurai une arme, enfin, un vieux pistolet qui traînait dans la famille depuis des siècles, car d'une façon ou d'une autre il faudra bien que.
Je savais que Bien' Dié était un vaurien. Je le savais, parce que son avocat, Sivo Haba So, fils de grand morâbit, fut un de mes amis à la faculté. Déjà assez bien établi, Sivo étudiait le droit, moi la biologie évolutive, comme vous le savez déjà. Notre rencontre ne fut pas une évidence, d'autant que militants de la même organisation révolutionnaire, nous défendions respectivement des tendances opposées. Il était marxiste-léniniste pré camperniste, alors que j'étais un fervent sectateur du post-campernisme. En fait, ce sont les filles qui nous ont rapprochés. Il courait après toutes mes amies, il faut dire avec un certain succès. J'aurais bien aimé en faire autant avec ses cousines, mais il tiquait à chaque fois que j'évoquais cette heureuse possibilité. Plus tard, quand il fut avocat, il déprima sérieusement.
— Le mal du pays, disait-il.
Je l'entends encore.
Sivo Haba So retourna au pays. Deux ou trois mois plus tard son nom apparut dans les quotidiens européens. Il était devenu le défenseur des personnalités africaines de premier plan. Dans le fond, il devint plus célèbre que ses nombreux clients qui défilaient dans un incessant renouvellement. Lui, en quelque sorte, était l'élément stable et permanent des affaires africaines.
Sa célébrité ne fit pas vraiment plaisir à ses cousines. Angela, à la naissance de Che, ne lui envoya pas le faire part que j'ai retrouvé intact dans son enveloppe, parmi les affaires qui furent sauvées de l'incendie. Quand ils disparurent tous deux, Sivo refusa de défendre mes intérêts. Je crus qu'il était vexé, rapport à la naissance de notre fils.
Je revis Sivo Haba des années plus tard. Il était de passage à Paris pour je ne sais plus quelle raison officielle. Nous nous sommes donné rendez-vous dans un restaurant chic. Nous avons lu le menu en silence, choisi les vins avec circonspection, puis après avoir passé les commandes, n'ayant plus rien qui nous occupât, il me demanda, jouant avec ses couverts, ce quoi je devenais.
— Tu ne dois pas ignorer grand-chose. J'ai laissé tomber la biologie, j'ai remisé les œuvres complètes de Campernier au grenier… Je me laisse vivre avec les droits que me rapportent mon Guide Mondial Picturo-muséographique et quelques autres ouvrages.
— Tu n'es jamais passé par le Tumbuktu ? Nous y avons un musée d'art contemporain africain formidable.
— Figure-toi que je me suis mis à visiter musées et galeries après avoir écrit mon guide. Je n'avais jamais vraiment vu de peinture avant. Au départ, ma culture c'est le clown triste et la biche au bois, dans la salle à manger de mes parents… Et les quelques croûtes que Carl vendait place du Tertre.
— Ah, le clarinettiste faisait aussi de la peinture ?
— … Pourquoi ce mépris ? Il était génial !
— Parce que la nuit il jouait sous les ponts de Paris pour les clochards ? Tu plaisantes !
— Il travaillait tout le temps son instrument, il lui en restait peu pour trouver des engagements. Réfléchis ! Avant de se lever le matin, il faisait déjà des gammes allongé sur le dos dans son lit...
— Même avec les clochards ? Et la peinture ne lui prenait pas de temps ?
— Elle le nourrissait… Plutôt bien ! … Enfin au bout d'un certain temps qui ne dura pas tant.
— Là tu m'étonnes !
— Mais si. Des amis lui ont montré comment faire des portraits. Dans le fond c'est assez simple. Tiens ! C'était à la Créma, là-haut, sur la place, tu connais. Non ? ...
— Évidemment !
— ... Pas plus de deux heures sur le bord d'une table et quelques coups de rouge. Ça l'a beaucoup amusé. Du coup il a vendu sa clarinette. Mais plutôt que des portraits, il s'est mis à faire des christs en relief sur des toiles. Beaucoup de plâtre en dessous, et très peu de peinture dessus, pour économiser. Il riait et prétendait que le client économisait aussi, parce que le plâtre se décollait et dégringolait assez vite par terre. Il a fini par racheter son instrument.
— Je ne trouve pas cela très drôle.
— Et toi ? Tu trouves que ta présence sur terre est amusante ? Que devient-elle ta présence ?
— Par Djena tu dois être au courant d'à peu près tout. Peut-être pas la dernière : mes enfants viennent de mettre le feu à la maison en jouant avec des allumettes…
— Des enfants ?
— Enfin, tu sais que nous ne pouvons pas en avoir. On en a adopté deux. Des neveux. On s'est arrangé en famille, à l'africaine.
— Et Marie ?
— Chef de clinique. Au début une blanche faisait un peu bizarre… Mais nous ne sommes pas des gens auxquels on cherche les poux dans la tête.
— ...
— Arrête ! Je me souviens que tu as beaucoup ri quand je te racontais comment les vieux se déchaussaient et s'agenouillaient devant moi. C'était un signe de respect envers mon père. À l'époque, cela me gênait...
Il ajouta pensif, en baissant les yeux genre je me concentre :
— C'est en fait une bonne chose.
— Quelle différence ?
— C'est moi qu'on respecte, plus mon père.
— C'est vachement étonnant pour Marie, d'aide-soignante à chef de clinique… c'est une sacrée promotion…
— On s'est arrangé… Elle travaille dans un hôpital pour les pauvres. Il n'y a que les pauvres qui se soignent en Afrique. Quand on a les moyens, on vient en France.
— C'est parce que tu nous croyais trop pauvres que tu as refusé de prendre notre affaire en main ? … Ou tu étais vexé pour la naissance de Che ?
Je lui donnai le faire part. Il regarda l'enveloppe d'un air à nouveau pensif, lut avec recueillement, parut quelque peu ému, m'interrogea du regard… Le glissa dans sa poche de blazer. Très anglais.
— Angela ne l'a pas envoyé. Je l'ai retrouvé après, dans une enveloppe... Avec le timbre... même…
— Rien à voir. Le tambour africain fonctionne aussi bien que la poste...
Il prit la pause docte, paternelle et complice. Il rentra quelque peu le menton dans son cou pour rendre sa voix chantante plus grave :
— Je fais comme ton ami la clarinette. Pas mal de thune les mains dans le cambouis, un peu de vernis par-dessus. Tout est dans le vernis, comme pour les violons Stradi machin. Je ne sais pas quand ça va dégringoler…je fais ce qu'il faut pour éviter...
Il prit délicatement son verre de la main droite lui imprimant, le poignet souple, un mouvement de rotation, le présenta sans en arrêter le jeu dans la vive lumière du lustre de Murano qui éclairait la table. Il regarda attentivement le lent tournoiement du vin nimbé de reflets miroitants, le porta sous son nez qu'il plongea presqu'à le mouiller, aspira longuement, religieusement concentré, les exhalaisons alcoolisées, puis remit le verre à sa place.
— Je ne pouvais pas… Vraiment pas… C'est un comme un médecin, tu sais, il ne soigne pas les membres de sa famille... Cela aurait tout de suite pris des dimensions politiques sur fond d'imbroglio familial...
Je ne le laissai pas finir. Je n'avais pas envie d'entendre de vive voix ce qu'il m'avait depuis longtemps écrit.
— Non, Sivo, tu ne fais pas comme Clarinette…
En réalité il s'appelait Carl de son prénom, d'où le surnom Carlinette. Mais il trouvait, enfin on trouvait tous un peu que ça faisait soit bébé soit pédé… On l'appelait donc Clarinette, parfois simplement Carl.
—…Toi, tu es plutôt comme un rat qui profite du fait qu'on prend des vessies pour des lanternes, et les facultés d'adaptation pour de l'intelligence. Tu as plongé avec délectation, corps et âme, dans un monde corrompu pour en profiter à pleines moissons. Ce n'est pas malin. Ce n'est pas de l'intelligence, c'est de l'adaptation. L'intelligent est celui que cherche le moyen de mettre fin…
Son ton devint coupant.
— …Tu comprendras plus tard que j'avais raison.
— Tu veux faire durer les choses…Plus la chute sera dure.
Je n'étais pas satisfait de ma réplique, j'essayais assez fébrilement de me souvenir des termes exacts de la sentence biblique, mais Sivo ne m'en laissa pas le temps.
— …L'Afrique… je suis Africain. Tu sais que je ne suis pas raciste… Sauf un peu pour mes cousines (il esquissa un sourire)… Mais on ne peut ignorer les différences entre nos cultures respectives. L'histoire telle que nous la vivons est faite de choses qui sont vraies, mais aussi en grande part de légendes... Je ne veux pas vivre en dehors du monde donc de ses légendes... On ne peut pas toujours vouloir tout changer ! Ce que tu condamnes comme étant de la corruption peut être compris par un autre regard comme un art de vivre…— Mais la légende ne fait pas les faits éprouvés... Tu théorises de fait le négationnisme…
— …Je suis aussi créateur que ton Véliquette, en moins universel, car je me fiche d'un hier que je peux inventer aujourd'hui. Je participe à créer les légendes de notre temps. Une légende ça doit prendre des libertés avec la réalité, ainsi que l'invention doit le faire avec les règlements...
— …Ce que tu prends pour une légende n'est qu'une illusion... L'illusion de pouvoir être partagée...
— Mais elle est partagée par définition... Une légende, enfin !
— Écoute, Marie peut avoir des enfants, toi aussi. Je le sais par le professeur Coumier, tout le monde le sait. Mais tu ne voulais pas de bâtard comme Che. Tu as adopté deux petits africains, aussi noirs que toi, et épousé une blanche comme on engage une nurse. Tu n'as même pas eu l'idée d'adopter un petit noir et (j'insistai sur ce « et » en l'accentuant fortement) un petit blanc. Quant à des filles... N'en parlons pas... Ce serait la honte !
— Il se leva hautain et calme.
— Je crois que nous n'avons plus grand-chose à nous dire. Tu me fais perdre mon temps ! Portes-toi bien.
Il contenait assez bien sa fureur.
Il sortit une poignée de billets de sa poche qu'il déposa avec ostentation sur la table, puis il se pencha vers moi.
— Dis, mon gars, tu es qui pour donner des leçons ? Tu le tiens d'où ton blé ? Les tableaux que tu as volés ne sont-ils pas le patrimoine des peuples ?... Alors arrête ton cinéma un peu…
Soudain il m'agrippa le menton dans l'étau de sa puissante main, enfonçant les ongles dans ma peau. Avec un métier étonnant, il approcha les lèvres de mon oreille et dans un souffle, renforçant la menace par une articulation lente et précise, il laissa sa véritabe nature prendre le dessus :
— Écoute, tu es un con. Si tu continues à me faire chier, à m'emmerder, je te pends pas les couilles. On verra bien qui embistrifaillera l'autre
Je l'ai regardé sortir du restaurant. Je suis sorti à mon tour. Un garçon me rattrapa.
— Monsieur, monsieur ! vous avez oublié quelque chose...
Il me remit un paquet.
Sivo ne réclama jamais son paquet, il en aurait été bien empêché : trois jours plus tard, on retrouva son corps flottant sur la Seine. Il avait été mortellement battu à proximlité d'une réunion électorale de C'est Mieux Chez Soi (C.M.C.S.), par des militants excités. Comble d'ironie, on retrouva sur lui, lambeaux détrempés, le message de solidarité qu'il devait prononcer à ce meeting, au nom de L'Afrique Aux Africains (A.A.A.).
14. L'auteur en livre un peu sur sa vie, ce qui pourrait permettre de l'identifier
Grâce à Sivo j'avais rencontré Angela et Djena. Ce n'était pas rien. Aujourd'hui il n'y avait plus que Djena. Nous avions toujours plaisir à nous rencontrer, à l'époque d'Angela nous le faisions même en secret. Entre nous, des habitudes, des petits gestes complices, des sous-entendus intimes, des jeux puérils s'étaient établis. La cuisine africaine, disait-elle en riant, est populaire même universelle. Tout le monde peut la réussir. Tandis que la française est élitiste et aristocratique. J'ai toujours pensé que la révolution serait africaine... Enfin, il faut attendre un petit peu… L'avenir appartient aux patients. Elle ajoutait qu'on devrait attribuer des bourses aux recherches sur les influences africaines de la Révolution française. D'ailleurs, affirmait-elle moins certaine, Robespierre était peut-être noir. C'est pourquoi il se cachait dans une case du faubourg Saint-Antoine où une vieille sorcière veillait sur lui... Après que tout fut perdu, le flic Merda, peut-être un de ses copains, lui aurait tiré un coup de pistolet dans la tronche pour le défigurer, afin que la postérité ne se rende compte de rien.
Elle m'avait un temps attiré dans un projet vaseux. Certes, j'avais de la sympathie de loin pour Andreas Baader et sa bande, mais pas vraiment de l'enthousiasme. C'est en manifestant à la suite de son assassinat par la police alors qu'il était incarcéré, que j'avais rencontré quelques-uns des amis de Djena. Je fus membre éphémère d'un groupe terroriste qui n'eut jamais d'autre projet que celui de vénérer le martyre de leur idole, et de mener quelques entraînements théoriques livresques.
Peu après la disparition de Sivo, elle m'invita.
— Il faut fêter cet heureux événement.
Elle fit jouer un cédérom de Ladora Black, trop fort, comme à chaque fois. Je devais le supporter. Ladora, disait-elle, était un peu comme son père et sa mère réunis. Quand je lui demandais qui étaient ses parents dont elle ne parlait jamais, elle m'intimait l'ordre de me taire, l'index posé sur les lèvres, puis en le pointant vers la platine, d'écouter Ladora.
— Ferme donc ton bec !
Djena attaqua une fois de plus son couplet sur la Révolution française.
— ...Le flic Merda lui tira dans la poire pour le défigurer...
Mais elle ajouta une variation.
— À l'époque, nous n'avions pas les techniques d'aujourd'hui.
— Finement observé !
— Aujourd'hui, on peut refaire le nez, affiner les lèvres, décrêper les cheveux. Avec un tas de trucs… on peut blanchir la peau. C'est la mode en ce moment. C'est chic. Tiens, prends le copain de Sivo, Bien' Dié le fils du président. Il était un Africain courant… non… Il était assez laid, ce qui est assez rare chez nous. Il est toujours moche… comme un Européen…
Elle coupa sa tirade par une courte pose, en adoptant une attitude détachée, le regard dans le vide, pour apprécier l'effet produit.
— … mais il est chic. Le nez les cheveux, la peau, les lèvres… une star…
— Que fait-il ? On n'en parle pratiquement jamais.
— Rien ! Fils de président. Si, il peinturlure. Avec Sivo, il trafiquait je ne sais quoi… Enfin… Pas trop… Ils disaient que l'Afrique avait besoin d'eau, de nourriture et de travail et qu'eux deux avaient besoin de fric et de pouvoir. Ils ont organisé l'aide internationale au pays et mis les enfants au travail. Là où les enfants travaillent, on distribue des vivres, on creuse des puits. En occident, on est heureux de ces réalisations sociales. Tu comprends, des enfants occupés au lieu de crever, c'est un grand progrès. Parfois, on transforme un atelier en salle de classe, le temps d'un reportage médiatique. Les enfants concernés auront au moins été une fois à l'école.
— Mais que font ces enfants ?
— Ils sont regroupés en villages spécialisés. Ils font tout ce que les enfants du monde font quand ils travaillent. D'abord des objets touristiques. Mais aussi des petits montages mécaniques pour des firmes européennes. Ils remplissent des flacons de produits toxiques, s'occupent de couture, de tissage. Le Tumbuktu est aujourd'hui le premier fournisseur mondial de tapis indiens. Enfin, tout ce que tu peux imaginer. Des équipes de psychologues recrutent les enfants par spécialité. Et puis, il y a le grand projet de la fabrique de chaussures de sport. Un grand projet dans le temps. C'est là-dessus que Sivo devait travailler... Enfin je pense… D'abord, il a fallu obtenir l'accord des grandes marques, comme Bike, Alimas, Pima, Teebook, qui se sont toutes engagées à leur réserver des exclusivités de fabrication.
Une autre idée était d'équiper cette usine de machines spécialement adaptées aux enfants. Ils pensaient que la conception et la fabrication de ces machines seraient financées par des institutions officielles. Au titre de l'innovation, de la protection de l'enfance, de l'insertion professionnelle, de l'aide aux pays en voie de développement que sais-je encore ? Bruxelles a joué à plein ce projet, a débloqué pas mal de blé. Mais c'était au bord du scandale... Ils ont mis du temps à trouver d'autres financements.
Il y avait aussi la question de la main d'œuvre. Les petits africains ont de la famille. Pas si facile de les parquer dans les villages de travail. Mais là c'est d'une tout autre dimension. Ce n'est plus un village, mais une ville qu'ils ont commencé à bâtir. Avec de grands architectes, des spécialistes divers et de toutes disciplines. Parce que là encore, ils pensaient tirer des fonds institutionnels... Ils en ont tiré. Mais la question de la main d'œuvre était plus délicate. Leur coup de génie a été celui de la seconde émigration. Récupérer les enfants d'origine africaine vivant en Europe, créer la pagaille pour séparer plus facilement les familles leur a semblé plus réaliste. Ils ont d'abord obtenu qu'en Europe on encourage les partis racistes, puis récemment l'adoption de lois racistes, les retours massifs aux frontières. Du coup, ils sont le côté humain de l'affaire... Ils récupèrent les enfants.
Pour quelqu'un qui ne savait pas grand-chose, Djena se posait là. Elle était devenue grave. On ne parlait jamais de ces choses-là. Pour un tas de bonnes raisons, dont la première était de ne pas trop ruminer le passé douloureux. Mais aussi parce que nous ressentions à tort ou à raison une part de responsabilité. Des choses importantes se passaient sans aucun doute. Il le fallait, pour que nous brisions ce qui était, en fin de compte un sujet tacitement tabou. L'assassinat de Sivo devait y être pour quelque chose.
— Tu ne crois pas que ce sont des histoires, des bruits de chiottes ?
— Tu sais bien que c'est vrai. Tu connais parfaitement les morceaux du puzzle. Ce que tu ne sais pas...
Elle s'arrêta, puis fit un effort pour se maîtriser. Elle renifla, déglutit bruyamment plusieurs fois. Elle aspira une longue goulée d'air qu'elle relâcha en un soupir de lassitude.
— Angela savait tout, elle avait des preuves. Des photocopies de documents. Sivo avait installé son bureau parisien chez elle... enfin... avant... son bureau privé... Mais ce sont bien des nazillons qui ont mis le feu pour cramer du négro. Ils ne savaient pas qu'ils le faisaient pour le compte d'autres négros, dont ton cousin par alliance... Tu sais, je pense parfois que Sivo avait une idée derrière la tête, qu'il voulait s'introduire dans le système pour le détruire. Je tente de me faire du bien. Mais je sais que c'est lui qui a commandité le crime. Radio Tam Tam dit qu'il avait rencontré le président de C'est Mieux Chez Nous la semaine précédente.
— Mais toi ?...Tu sais aussi… ?
D'un coup le poids de ces révélations pesa enfin. J'avais comme on dit, fait mon travail de deuil. Mais quand même... Non, je ne l'avais pas fait... Ce con était mort d'une encore trop bonne mort... Cette mort me faisait plaisir, j'aurais aimé qu'elle se reproduise, car à haute à haute fréquence de répétition, elle aurait peut-être fait disparaître mon malaise. Ceux qui avaient incendié la maison étaient encore en prison... Ça recommençait à me reprendre au ventre... À cause de savoir d'avoir vécu sans savoir... Mais aussi parce que quelque chose m'échappait...
— Mais toi ! Tu sais aussi... !
— Oui, je sais. Ils doivent penser que l'incendie de ta maison est un avertissement suffisant pour la fermer. De toute façon, il y a un contrat africain sur ma tête. Si jamais je pensais révéler le moindre fait, à produire le moindre document, je mourais avant d'avoir le temps de le faire. Même si c'est des vannes superstitieuses et que je pourrais au fond parler sans crainte, la désinformation est trop bien organisée, de trop haut. Ça ne passera jamais...
— Un contrat africain ?
— Oui, un contrat africain… Un sort… Un sort ineffaçable. Tu penses bien qu'ils ont les moyens de s'offrir les services des meilleurs sorciers.
— Pourquoi n'en ont-ils pas fait autant avec Angela ?
— Parce qu'elle était mariée à un blanc, parce qu'elle avait un enfant avec lui. Dans ces conditions, les sorts de cette espèce ne fonctionnent pas. Elle t'aimait, elle aimait Che… Plus efficace que le meilleur des Grigris.
Elle rit, comme elle seule le faisait, généreusement avec une légère retenue, comme pour s'excuser. Je n'avais jamais pensé qu'elle pouvait croire en de telles fariboles.
— Il y avait autre chose, arriva-t-elle à dire. J'avais promis à Angela de me taire… Tu sais, on t'a joué à l'africaine. Nous étions amoureuses de toi. Et puis, on a toutjours tout partagé. Tu devais être le seul européen au monde à ignorer que tu étais blanc. On ne savait pas vraiment si on était noires. C'était un bon deal. On a monté des plans à ton sujet, mais on militait contre la polygamie... engagement à la con. De toute façon, on était quand même un couple à trois.
Je lui fis remarquer qu'un couple à trois est une expression idiote, en plus ça suppose trois consentements ; qu'Angela n'avait jamais été au courant.
Elle s'épouffa une fois encore.
— T'es plus con que la moyenne inférieure. Bien sûr elle savait. Elle n'a jamais cru à tes prétextes quand tu t'absentais pour me voir. D'ailleurs ils n'étaient pas très malins. Ça nous faisait même un peu de peine. Mais elle téléphonait à chaque fois pour savoir si tu étais bien arrivé. Le reste, c'est des secrets de femmes.
C'était donc cela, cet appel téléphonique régulier qui m'horripilait. Et elle gloussait et caquetait sans fin et fort, pour couvrir Ladora Black. Et toujours la même chose… une kyrielle d'épithètes péjoratives. Elles se moquaient de moi.
— Ne fais pas cette tête... On a tiré au sort, avec des os de poulet fermier... Quand elle s'est sentie en danger, elle m'a fait promettre de me taire, de préserver ma vie, parce qu'elle voulait, qu'en cas de malheur je la remplace pour m'occuper de Che. Elle ne pensait pas...
Puis, elle changea de sujet et se répéta.
— Parfois, je pense que Sivo n'était pas aussi pourri. Qu'il était une taupe. Qu'il se rendait à ce meeting avec une bombe puissante pour se faire sauter avec toutes ces ordures ! Mais il n'a pas bien gardé le secret, et on l'a descendu avant, sous couvert de bavure militante.
— Non de Dieu !
Je sautais de ma chaise, décrochais mon blouson, en lui racontant en deux mots comment j'avais récupéré un paquet appartenant à Sivo.
— Si tu restes avec moi, me répondit-elle, tu ne sauteras pas, enfin, pas de la même façon. À toi de choisir.
Mais dans le métro, elle jubilait. Son histoire était vraie. Nous passions enfin aux travaux pratiques. Si on sait fabriquer des bombes, on peut aussi les démonter. Il faudra penser à avancer dans la réalisation nos projets. Commencer nos exécutions. Foutre la trouille aux salauds de toutes les espèces. Zigouiller systématiquement les militants de droite, à partir du centre gauche. En arrivant devant mon immeuble elle se calma.
— Je dis des conneries. Si ça se trouve, on va sauter tous les deux, pour de vrai.
J'ouvris la porte de mon appartement. Elle s'élança vers la chaîne, Ladora Black ne tarda pas à m'assommer.
Ce n'était pas une bombe, mais un beau coffret travaillé. Dans le creux intérieur du couvercle, un magnifique polychrome, chef-d'œuvre d'art naïf, représentait main dans la main et sourire aux lèvres, les présidents du Tumbuktu et de la France. On avait gratté le visage de ce dernier, mais la redingote et le chapeau ne laissaient pas l'ombre d'un doute quant à l'identité du personnage. Dans le fond du coffret, une trentaine de magnifiques diamants étincelaient. Djena s'exclama.
— Il y en a pour du fric !
Je repensais à cette histoire au moment de m'embarquer pour le Tumbuktu. Je savais que sous le nom de Bien' Dié, j'allais voir des œuvres naïves, comme celle peinte sur la face intérieure du couvercle de la boîte aux diamants. Des œuvres peintes dans un village de brousse par des enfants subsistant grâce à la générosité internationale. Je savais que j'allais rencontrer des gens chics, aux cheveux décrêpés, à la peau claire, assez riches pour disserter sur leur négritude. Je savais aussi que j'allais tuer Bien' Dié. J'en étais aussi certain que j'avais tué Djena. Il y en a pour du fric ! » Avait-elle dit.
Je commis alors une stupidité irréparable.
— Si on se mariait, si on faisait un enfant tu serais protégée du sort ?
— Ce n'est pas suffisant. Il faut aussi que je t'aime.
— Et alors ?
— T'es con, mais ce que t'es con ! Ça t'arrives parfois d'écouter ce qu'on te dit ?
Je n'avais pas grand-chose à répondre. Je commençais à soupeser et admirer, un à un les diamants. Elle s'impatienta.
— Alors, ça vient ?
— Quoi ?
Elle espérait que ce n'était pas qu'un geste altruiste pour lui sauver la vie. Qu'elle entendait bien empoisonner la mienne, à commencer par sa cuisine de merde, le flic Merda lui-même, la Révolution et bien entendu Ladora Black qui est son père et sa mère... À fond les baffles.
Elle fut terrassée le lendemain matin par une crise cardiaque. L'envoûtement avait agi.
15. L'auteur assassine le fils du Président et ne reconnaît pas un de ses potes de jeunesse.
Je trouvai à l'exposition Bien' Dié ce que je pensais y trouver. J'aperçus Marie, maintenant veuve. Lorsque nos regards se croisèrent, elle détourna aussitôt le sien feignant ne pas me connaître, ou m'ayant oublié pour de vrai. Elle avait maigri, était devenu d'une rare élégance. Elle était très entourée. Je tenais fermement le petit revolver dans la poche de mon blazer très anglais. D'ici peu, j'aborderais Bien' Dié : Pan ! Pan ! Pan !
— J'ai un paquet à vous remettre de la part de Sivo.
C'est ainsi que j'avais imaginé pouvoir aborder les choses sérieuses. Nous irions ensuite dans un endroit calme, je sortirais le revolver à moitié rouillé, je ferais feu, précisément, posément : Pan ! Pan ! Pan ! Et la police me pincerait. Après il me faudrait improviser. Je m'en fichais. Je me fichais d'Andrée Aline Pouffe, de Véliquette, de la peinture.
Mon plan amateur, simple mais assez pauvre d'imagination avorta de bout en bout.
Alors que je me dirigeais vers Bien' Dié, accaparé par une meute de flagorneurs, une hôtesse m'aborda.
— Vous êtes le Monsieur qui a rendez-vous avec Madame Pouffe, n'est-ce pas ?
J'acquiesçais.
— Madame Pouffe vous prie d'accepter ses excuses. Un imprévu ne lui a pas permis de prendre place à bord du Paris-Tumbunktu.
Elle sortit un papier de sa poche pour y lire quelques notes.
— Elle vous propose de la retrouver… Samedi en huit… À l'exposition consacrée à l'œuvre de Luis Samuel… De Sacramento, au couvent des Ursulines de Florence… Voulez-vous parler à l'artiste ?
— Je veux surtout abattre ce voyou !
Elle esquissa la moitié d'un sourire, histoire de montrer qu'elle était assez finaude pour comprendre la plaisanterie, puis me gratifia d'une moue improbative quelque peu hautaine, suggérant ainsi ce qu'elle en pensait. Elle me présenta toutefois au fils du Président sur le même ton.
— Monsieur est un ami de Madame Pouffe. Il prétend désirer vous… abattre… Exactement…
Les génuflecteurs s'esclaffèrent à ce trait piquant, délicieusement saugrenu, un brin insolent. Comme pour leur donner raison, je fis aussitôt feu sur Bien' Dié : Pan ! Pan ! Pan ! Sans lui laisser le temps d'une première respiration d'argument pour vendre les œuvres de ses jeunes esclaves. J'improvisai aussitôt, là comme prévu. Je remis l'arme dans ma poche en me brûlant la cuisse à en sentir le cochon grillé. Un pantalon de fichu. Je me dirigeai calmement vers la sortie. Tout autour on s'agitait, on criait, on jouissait de ce moment incroyable dont il y aura tant à raconter pour y avoir été aux premières loges, mais personne n'eut un geste utile.
Ainsi, je gagnai mon hôtel sans être inquiété. Quelques jours plus tard, attablé à une terrasse de la rue Raffaello Pulci, à Florence bien sûr (où pourrait-on trouver une rue Raffaello Pulci sinon à Florence ?) j'eus l'occasion de lire la relation de l'assassinat de Bien'Dié dans un magazine féminin. En fait, on avait cru un bon moment, un trop long moment, qu'il se livrait à l'une de ses habituelles farces morbides. Plus tard, la confusion aidant, le criminel avait pu s'évanouir dans la nature. On supposait qu'il s'agissait d'un crime passionnel. Le calibre des projectiles laissait penser à un modèle d'arme apprécié par les femmes. On retrouva, au lendemain matin du crime, le chef de clinique Marie Haba So gisant dans son lit, la gorge tranchée. On ne chercha pas plus loin. Vengeance après vengeance, ainsi va le monde.
Arrivé à l'hôtel, j'étais donc sans le savoir, définitivement libre. J'espérais partir au plus vite, mais sans précipitation, ni plus ni moins que l'aurait fait un touriste désirant en avoir pour son argent. Il n'aurait été ni malin de s'attarder en ces lieux, ni prudent d'attirer la curiosité par un comportement fébrile.
Ayant goûté à d'heureux événements inattendus, je ne concevais plus mon arrestation comme une éventualité réaliste. À peine ébauchée, l'idée séduisante de m'en sortir libre et impuni s'était vite imposée : on préfère parfois le meilleur au pire dit un dicton, et la chance ne serait pas ce qu'elle est si elle n'aboutissait pas à des choses tombant à pic précisément là où il le faut.
Dans la Hall, je m'adressai au réceptionniste de service, en feuilletant avec une attention calculée, les pages d'un dépliant touristique pris sur un présentoir.
— Que peut-on visiter dans les environs ? Je crois avoir tout visité …
J'avais pris l'air blasé du touriste professionnel qui a tout vu et tout photographié. Il me répondit sur un ton affable, quelque peu obséquieux.
— Pour aujourd'hui, il est un peu tard Monsieur. Mais il est peut-être encore temps pour que Monsieur profite du vol à destination de Gadamair. Sauf mon respect, il serait plus prudent que Monsieur me confiât son arme.
Je sentis confusément la clameur a cappella de mes neurones. En sorte, la confirmation que penser n'est pas discourir intérieurement. Penser serait plutôt l'irruption de représentations en les deux dimensions d'épaisseur et de durée. Encore que ces deux dimensions ne soient pas mesurables, surtout pas à ce qui est représenté. Il s'agit de durée et d'épaisseur biologiques, de parachèvements moléculés. Que je pense à la longue histoire de l'humanité ou au moment précis de ces Ides de mars, quand les dagues des conspirateurs percèrent la toge, la peau et la vie de César, il ne s'agit pas dans ces deux cas de la même entéléchie d'échanges d'humeurs dendritiques, de gaz nerveux, d'électricité atonales, de molécules parachèves, de liqueurs épinières. Cette durée des réactions chaîneuses physico-chimiques est consubstantielle à mon corps, pas aux histoires que je me raconte. Épaisseur illusoire, provoquée par l'ensemble des choses auxquelles je pense dans le même temps. La preuve que nous pensons est donnée par le fait que nous pouvons nous égarer sur des planètes confuses tournant sur elles-mêmes. Car penser est avant tout effacer, oublier, trier. La matière première de notre pensée est un bloc dans lequel nos expérience, notre savoir, nos affections, nos passions sont chimiquement caramélisés en vrac et pagaille. Le malheur est que notre expérience est maçonnée par celle des autres qui nous est imposée dès avant notre plus jeune âge, souvent même avant qu'on ait un âge. L'essentiel de notre savoir est communiqué par des mots que nous n'avons pas nous-mêmes inventés, des mots incertains aux sens bigarrés inhomogènes. Il arrive parfois, que mal exercés à oublier nous tombions dans les cafouillis de la cour du roi Pétaud, que nous vivions la passion de nos aïeux, transmettions des idées qui semblent s'imposer avec la plus pure des évidences, alors que notre vie réelle tend à nous en proposer de toutes contraires. Il nous arrive de vivre aux côtés de nous-mêmes. C'est ce que j'aurais aimé dire à cette Joséphine Zézette, en Espagne. Mais j'étais si jeune et si obnubilé par cette fenêtre du Prado.
— Monsieur se demande s'il lui faut me tuer, m'acheter, me baratiner, me fuir ? Monsieur voudrait savoir si je suis un policier, un homme de main, un ami ? Mais monsieur est encore devant ces questionnements, il n'y a pas encore répondu.
— Comment le pourrais-je. Je ne cherche pas à y répondre. J'attends la suite… Que voulez-vous que je pense ?
— Monsieur semblait pourtant perdu dans une forte agitation de ses pensées. Nous entendions d'ici comme un grincement neuronal…
— Ne m'en veuillez pas, je vous avais oublié. Je pensais simplement à la marche de ma pensée...
— Monsieur a une saine attitude. Il faut prendre soin de ses outils. Mais n'y a-t-il pas un temps pour chaque chose ? Dans une situation d'urgence et de péril, ceci pourrait lui être fort préjudiciable. Vos philosophes du dix-septième siècle ne prétendaient-ils pas que le premier devoir de l'homme était de veiller à son intégrité, c'est-à-dire à sa vie et sa liberté ? Nous allons être clairs : peu de gens ici vont regretter la mort de Bien' Dié…Pour une fois, nous nous sentons solidaires de la majorité. Même, nous bêlons d'aise. Nous n'approuvons pas pour autant le geste de Monsieur. Il est vexant, il est mal venu. Vexant, parce que Monsieur pense peut-être que l'Européen a un contrat d'exclusivité avec la civilisation ? Qu'ici en Afrique — Monsieur ne pense-t-il pas en Barbarie ? On peut tranquillement se livrer à de tels actes qui seraient monnaie courante, des petites habitudes de la vie quotidienne ? Que resterait-il sur terre des cités dont ce serait ainsi la façon d'y vivre ? Monsieur doit savoir qu'en Afrique on n'a pas attendu les prétendus dix commandements. D'ailleurs ce n'est pas un Africain mais Hobbes, qui d'Angleterre découvrit que l'homme était un loup pour l'homme. En Afrique, chaque village possédait son arbre à palabres. Peut-être bien deux là où on était bavard. Bien entendu, nous n'étions pas personnellement né, mais nous pouvons vous dire, toutes les recherches abondent en ce sens, qu'aucun arbre de tous les temps passés ne fut plus fleuri que furent fleuris nos palabriers. Je me permettrais donc de dire à Monsieur que son geste est mal venu. Nous préférons laisser le crime aux criminels. Ici on règle nos différents de manière policée et palabrante. Monsieur a dit, il y a encore peu, alors qu'il dînait avec Sivo Haba So un soir à Paris, que plus les choses dureront ainsi, plus la chute sera violente… Soit dit en passant, il faudrait revoir cette citation… Mais l'action individuelle n'aura jamais la puissance susceptible de déplacer les montagnes.
J'étais interloqué. Comment pouvait-il être informé des propos que nous avions échangés à Paris, Sivo et moi ? Le plus fort est que mon étonnement l'étonna.
— Il semble que quelque chose étonne Monsieur. Notre propos serait-il aussi déraisonnable que Monsieur semble le laisser paraître ?
— Comment savez-vous à propos de Sivo ?
Il fut apparemment soulagé.
— Mais Monsieur l'a écrit lui-même, à quelques paragraphes d'ici.
— Excusez-moi, je n'avais pas fait la relation... C'est tout de même curieux… Un truc assez idiot...
— … C'est parce que Monsieur pense. Nous nous risquerons, puisque nous roulons sur cet épisode, à faire remarquer que Monsieur aurait pu évoquer devant l'avocat la preuve par les faits. On peut toujours rouler les peuples dans la farine des légendes, leur faire croire que les histoires sont plus belles que leur propre vie, mais à un moment, ou à un autre moment, les faits s'imposent même aux esprits les plus embrouillés. Pour ce qui concerne le moment présent, quel que soit le plaisir que nous trouvons à commercer d'esprit avec lui, nous devons admettre que Monsieur est un criminel qui prendra le plus grand des intérêts à disparaître d'ici.
— Stop mon vieux ! Alors là, je vous arrête ! Stop ! Vous me prêtez des motivations qui ne sont pas les miennes. J'ai tué Bien Dié par vengeance personnelle. Il n'y a rien à dire de plus, vous pouvez remballer votre morale de pacotille, votre Spinoza de bazar et votre Hobbes à deux balles avec.
Il grimaça malicieusement, s'accouda, l'air fatigué au comptoir ; regarda dans le vide. Sans quittez des yeux les molécules d'air, il se mit de nouveau à discourir ex professo :
— Il n'existe pas de vengeance personnelle, Monsieur. D'abord parce que ce mot ancien comme le monde se dit dans toutes les langues. Comment Monsieur peut-il prétendre qu'une chose est privée, alors que le mot qui en désigne le concept est aussi largement public ? Il aurait fallu que Monsieur inventât un mot et une forme de crime innommables, quelle que soit la langue, connue ou imaginable, pour que Monsieur puisse prétendre à la privatisation de son action. Mais est-il possible d'inventer un mot innommable ? Si pour Monsieur cela l'était, encore faudrait-il que Monsieur sache exactement le sens de son acte. Serait-il capable de dire si son crime est une réparation ou un châtiment ? Et encore…
Dans le silence, son regard chercha pendant quelques secondes à percer le mystère de l'air conditionné du hall de l'hôtel, puis me fixa droit dans les yeux. D'un coup j'eus l'impression d'avoir déjà vu cet air malicieux d'enfant prêt à se méconduire.
— Y a rien à dire des deux premières minutes. Mais avouez qu'à partir de la troisième il n'y a eu que des maladresses... Hein ?... Ouaaa ! Il n'aurait jamais dû compter. L'arbitre était bourré... C'est pas possible ! Arrêtez ! Il a joué comme un pied. Il a perdu tous ses deux-à-deux... On voit que vous n'avez jamais touché un ballon de votre vie... Quoi ? Non j'suis pas Pelé... J'suis son prof… Malin !
Il fit mine de soulever une tasse à hauteur de ses lèvres, le petit doigt levé ; de boire à petites gorgées pour ne pas se brûler. Mais la tasse lui échappa des mains. Elle se brisa sur le sol, je pense dans les éclaboussures de café. Il eut un geste violent, sa tête porta an arrière, de sa main il essuya ses lèvres apparemment sanglantes, puis la regarda ses doigts rougis avec une grimace douloureuse.
Au début, j'avais eu ce léger sentiment halluciné qui questionne quand nous pensons vivre une scène déjà vécue, vrai, rêve, imagination. Puis il me revint à la mémoire ce café parisien, à l'angle rues Rochemoire et Miette de Lafanette. La veille au soir une bonne partie de la nuit comprise, nous avions joué aux cartes, à six dont un sortant-tournant. Nous étions réunis chez Carl, qu'on appelait « Clarinette » car on n'aimait pas trop « carlinette », vous le savez. D'ailleurs prudent, il l'avait cachée sa clarinette, son seul bien. Le sortant peinturlurait dans la salle de bain jusqu'à ce qu'il soit rappelé au jeu. Le suivant continuait la peinturlure.
Curieusement, l'œuvre devint célèbre sous l'étiquette d'art anarcho-collectiviste. Elle avait même un titre : « La Presque », peut-être parce que ce n'était pas tout à fait une fresque. Un jour on vint démonter les murs de la salle de bain pour les exposer au Centre Georges Pompidou. Il faudra que je raconte la révolution que cela a provoqué rue Rochemoire. On se demande toujours pourquoi on n'a pas fait le rapprochement avec la Fontaine-urinoir de Duchamp, exposée dans une autre salle. Elle aurait été si joliment mise en valeur entre les quatre murs de la salle de bain de Carl dit « Clarinette ».
Au matin, un peu gueules de bois, un peu fripés, la motricité tangente, nous nous rendîmes en chœur au café de nos habitudes. Nous étions arrivés avant les employés de l'URP, une entreprise d'assurances, mais Sivo Haba nous attendait déjà.
— Ho la la ! s'exclama-t-il en voyant nos mines de décavés.
— Va voir les chiottes de Clarinette ! Génial !
Sivo prit les clefs que Carl lui tendait, il sortit goguenard par la rue Miette de Lafanette.
Quand il revint, il n'eut pas le temps de nous faire part de ses impressions. Les employés de l'URP étaient arrivés très énervés, ils commentaient la coupe du monde de football retransmise en direct la veille au soir. Incorrigible, Fopanar Ailé se livra alors à son exercice préféré, celui de polémiquer sur ce dont il ne savait absolument rien. Il voulait percer le secret évoqué par Platon : comment le poète était-il capable de chanter une tempête en mer sans jamais avoir embarqué sur un bateau ?
— Existe peut-être une solution. Compliqué de montrer que la plus grande partie de nos propos sont ignorants, même si nos phrases préfabriquées veulent toujours dire à qui entend, que nous pastichons quand nous croyons penser. Le pire est que nous n'avons pas l'assurance de ne pas faire ce que nous dénonçons. La solution est expérimentale. Il faut pasticher consciemment tout en observant les choses, pour amorcer une possible description compréhensible. C'est ça la science mon pote !
Au nom de la science, il s'était lancé dans la pratique expérimentale consciente. Donc ce matin-là, il commenta avec conviction une rencontre qu'il n'avait pas vue, d'un sport qu'il ne connaissait pas. Encore embrumé dans les hauteurs cervicales, il avait pris parti contre l'équipe du Parvis Saint-Gervais, alors entraînée par le grand François Couperin, qui avait brillamment remporté la coupe, avec un score de quatre-zéro. C'était de la pure mauvaise foi.
Il eut encore le temps de dire que le Parvis Saint-Gervais méritait bien son quatre-zéro, parce qu'il était plus que quadruplement nul, avant de prendre quelques coups bien sentis et se faire sortir côté rue Rochemoire. Il resta allongé sur le trottoir, concentré sur d'obscures réflexions.
— Ça ne veut rien dire. Ils étaient excités. Imagine que l'équipe adverse ait été bien plus forte. Que le score ait été inversé. Ce que j'ai dit aurait été tout fait été crédible. Il y a donc un problème de limite et de probabilité. Mais je ne vois pas comment le mathématiser. Il faudrait multiplier ce genre d'expérience, évaluer un échantillon pertinent, seulement il n'y a pas de coupe du monde tous les jours…
Puis Fopanar Ailé, aussi incroyable que cela puisse paraître c'était bien lui, repris son sérieux, me sortit de la rêvasserie sur le bon vieux temps dans laquelle son mime m'avait plongé.
— Putain ! Incroyable ! Fopanar...
— ... Donne-moi ton arme. La police d'ici n'est pas très active. Mais les services secrets étrangers, la vraie police du président, sont déjà au travail. Eux ils sont efficaces. Ton arme doit servir ailleurs. S'ils suivent sa trace ils perdront la tienne. Je te conduis à l'aéroport. Tes affaires y sont déjà. Tu embarques pour Gadamair, et on se revoit plus tard en Europe si Dieu y consent.
Dans la voiture, il eut le temps de me dire une fois encore sa passion pour les probabilités spéculatives. Comment il dépensa une véritable fortune à expérimenter ses formules dans les jeux de hasard.
— J'ai coulé tout l'héritage de mon grand-père… Couler l'héritage d'un scaphandrier, c'est un comble !
Puis, il avait trouvé. Si on le calcule, le hasard n'en est plus un. Pour vraiment le maîtriser sans le dénaturer, il faut le créer. Il avait donc, les yeux bandés, tiré aux fléchettes une date dans un calendrier. Quand la date arriva, il en retira de la même façon une autre. Ce fut la date de la rencontre. Puis, sur une carte du monde, il tira un pays ; sur la carte du pays, une ville ; sur la carte de la ville, une rue. Il tira dans sa bibliothèque un livre au hasard, l'ouvrit au jugé. Ce fut le numéro de la rue. Il ouvrit une seconde fois le livre et en tira le chiffre fatidique. C'est ainsi qu'il se maria avec la soixantième fille qui sortit du 16 rue Gauss à Paris le 18 février 1974. Il lui offrit une grille de loto. Elle gagna le plus gros pactole du siècle. C'est avec cet argent qu'il commença à monter sa chaîne hôtelière internationale.
— Je suis le patron, pas le réceptionniste. Tu vois, je n'ai pas perdu la main. Les riches se ridiculisent en pensant imiter les européens. Les pauvres s'amusent en les pastichant. Moi, je suis riche, et je fais comme les pauvres.
— Pourquoi n'as-tu pas commencé avec une carte de l'univers, et si tu t'étais retrouvé en plein désert, et si la soixantième fille était... ?
— ...Il faut éviter ce qui n'a ni début ni fin. On ne peut calculer ce que l'on n'imagine pas. De toute façon, je n'aurais pas rencontré Mélisse. Preuve par neuf, mon pote.
— Mélisse ?
J'avais quelque soupçon. Son histoire était un peu tordue. Tout ce que faisait Fopanar l'était. Même ses plus hauts diplômes en mathématiques étaient certainement pochettes surprises.
— Bah oui mon, pote, Mélisse, ta première femme. Tu devrais connaître ! Tu penses bien que si je ne l'avais pas rencontrée par hasard, il ne se serait rien passé entre nous. Je n'aurais jamais pensé séduire la femme d'un ami. Les africains peuvent être éthiques.
L'avion était prêt à appareiller.
— T'es pas fâché au moins ? Ça fait un baille, non ? Tiens tu ne perds pas çà. Ce n'est pas une carte bancaire, c'est ton billet pour Gadamair. Là-bas, tout est automatisé, tout fonctionne avec cette carte. Si tu la perdais, tu serais dans l'embarras. Allez, à plus tard mon pote.
— Tchao Fopanar ! Le loto ?
En vrai, c'est ma belle-mère, cria-t-il en regagnant sa longue Buick blanche.
Comment était-il possible de n'avoir pas reconnu Fopanar ?
En bas, la piste de brousse et les quelques cabanes de chantier qui formaient l'aérogare internationale du Tumbuktu prirent de la profondeur. Je m'endormis avant qu'elles ne touchent le fond.
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Mercredi 15 Mars, 2023