Carl Philipp Emanuel Bach, Abschied, Vittorio Forte (piano), Fantaisies, rondos, variations. Odradek 2018 (ODRCD368).
Enregitré au Studio Odradek, Montesilvano, 9-10 mai 2018.
Vittorio Forte est né en Calabre, le coup de pied de la botte italienne, tout au Sud, qui fait un bisou à la Sicile. Dans la ville, il n’y a qu’un seul professeur de piano, le même qui a enseigné l’instrument à sa mère. Il en pousse la porte, puis celle du Conservatoire de Cosenza, le chef-lieu. C’est à l’âge de dix-sept ans que le feu sacré l’embrase. Il émigre au Nord, près du lac Léman, de prof en prof intègre le Conservatoire de Lausanne, encore de prof en prof et de concours en concours se perfectionne s’impose dans le métier. La belle volonté de celles et ceux qui ont à dire, à montrer et à faire entendre. Ce sixième cédé, comme les cinq précédents salués par la presse, le confirme.
Carl Philipp Emanuel Bach est le second fils de son père. Tout juste diplômé en droit, il a vingt-quatre ans, il trouve un emploi à la cour du Prince héritier, deux années plus tard roi Frédéric II. Carl Philipp Emanuel Bach est nommé claveciniste de la chambre en 1741. Après une douzaine d’années de bons et musicaux services, il se met en quête d’un meilleur emploi. Après plusieurs échecs, il succède à Georg Philipp Telemann, comme directeur de la musique de Hamburg, cantor du collège latin et des cinq plus importantes églises de la ville. Voilà pourquoi on le surnomme parfois le « Bach de Berlin » ou le « Bach de Hamburg ». Il fut un musicien célèbre, admiré pas les trois Viennois : Haydn, Mozart Beethoven. Il laisse un catalogue d'œuvres gigantesque.
Pourtant son œuvre a une postérité assez terne, mis à part son Solfegietto que tous les apprentis pianistes ont assez tôt sous les doigts, à en faire des concours de vitesse pour les plus ambitieux. C’est que l’histoire de la musique balbutiante a pris modèle sur l’historiographie de son époque, celle positiviste des rois et des batailles, des périodisations chronologiques simplistes. Elle ne s’est pas depuis modernisée. Les médias niveleurs et les marchands de disques ont fait le reste. Il y a donc une époque classique qui succèderait à une époque baroque. Entre les deux rien, un époque sans époque, un temps d'arrêt, sinon des passéistes ou des précurseurs. C’est assez idiot d’imaginer des musiciens (serviteurs de cours, d’églises, de municipalités), composant pour le passé ou pour l’avenir. Ou on a essayé d’ouvrir des cases : « École de Mannheim », « Empfindlichkeit » (sensibilité), « Style galant », comme si la musique, ne s’adressait pas de tout temps à la sensibilité, qui était déjà galante avec les troubadours et hautement poétique et expressive au temps du madrigal. En réalité, ce sont les tiroirs le problème, avec ce qu’ils figent quand on veut y ranger le mouvement, la circulation et le souffle créateur.
En raison de nos habitudes auditives dont elle ne fait pas partie, la musique de Carl Philipp Emanuel Bach, du moins celles du programme présenté pas Vittorio Forte, est à la fois étrange et captivante.
Le fils, suivant les évolutions du goût de son époque, tourne radicalement le dos à son père et maître, même si de loin en loin on peut en reconnaître des formules harmoniques ou des départs de marches proliférantes, mais coupées court, alors que le père épuisait ses motifs au long de deux ou trois pages. Pas de contrepoint, pas même à une voix se questionnant et se répondant, soliloquant. Ce qui surprend est la volubilité, les phrases qui semblent inachevées, le concassement des formules qui se succèdent abruptement, sans transition, les cadences conclusives archaïques, le tout donnant à première écoute une impression de bric-à-brac.
C’est une espèce d’opéra bouffa sans paroles, purement instrumental, sans la traduction du belcanto italianisant qui imprégnera les œuvres instrumentales des trois classiques viennois, sinon des effluves de chorals et de la danse, une espèce de ciné concert où l’on saute d’une image à l’autre, d’un sentiment à un autre sentiment, d’une phrase langoureuse à des fusées de pure virtuosité un peu démagogiques, pour briller, d’un personnage à un paysage, d’un paysage à un sentiment, où rien ne semble souvent vouloir s’installer, le propre des fantaisies, mais cela arrive, dans les rondos. Les pièces de ce programme sont pleines d’idées brutes de décoffrage qui ont inspiré Beethoven.
Vittorio Forte s’est emparé de cette musique, problématique car peu jouée et peu explorée, à pleines mains et de front. Il ne cherche pas à en atténuer les brusqueries, la sécheresse de certaines cadences (les formules qui suspendent ou concluent les phrases), les envolées tournant court, à suggérer des transitions qui n’y sont pas. De son piano moderne, enregistré au plus près, il a sans aucun doute atteint une vérité et une cohérence musicales bien plus convaincantes que ne l’a fait par exemple Gustav Leohhard sur clavecin, pianoforte et clavicorde, en 1973 (Sony), avec un même répertoire (mais pas les mêmes pièces, sinon Abschied von meinem Silbermannischen Claviere), où l’on sent une volonté d’arrondir les angles, notamment avec du rubato ou des cadences sur retard harmonique « à la Mozart ».
Une première écoute pour prendre oreille, une seconde pour faire le tour du propriétaire, les suivantes pour goûter cet art du piano et ses émotions fortes, d’un compositeur dans le fond fort malin, tenant théâtralement son auditoire en éveil, et un pianiste qui ne l’est pas moins.
01. Rondo en mi majeur, Wq 66 (H 272), Abschied von meinem Silbermannischen Claviere, 02. Fantaisie en do majeur, Wq 596 (H 284), 03. Rondo en la mineur, Wq 565 (H 262), 04. Fantaisie en la majeur, Wq 587 (H 278), 05. Rondo en re mineur, Wq 614 (H 290), 06. Fantaisie en fa majeur, Wq 595, (279), 07. Rondo en do mineur Wq 594, (H 283), 08. Fantaisie en fa mineur, Wq 67 (H 300), 09. Rondo en la majeur, Wq 581 (H 276), 10. Fantaisie en do majeur, Wq 616 (H 291), 11. Rondo en mi majeur, Wq 571 (H 265), 12. Variations sur La Folia en re mineur, Wq 1189.
Jean-Marc Warszawski
27 décembre 2019
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