Avec six concerts en deux jours et une conférence, précédés d'une soirée d'opéra, le dernier week-end du festival d’Ambronay avait tout de la course de fond, sinon dans les étoiles (Vibrations-Cosmos était le titre de cette 39e édition), au moins dans l'histoire multiple et inépuisable de la musique du XIVe à la fin du XVIIIe, avec un petit détour de 14 milliards d'années en compagnie d'Hubert Reeves venu alerter les mélomanes plongés dans leurs rêves hors du temps, des dangers que notre espèce fait courir à sa propre survie, après nous avoir raconté la stupéfiante histoire de la « naissance » du monde et de l'apparition de la vie.
Hopkinson Smith à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.
À 71 ans révolus, Hopkinson Smith, vétéran et pionnier de la musique ancienne et baroque, n'a rien perdu de sa souplesse (à en croire sa manière de saluer) moins encore de la délicatesse de son jeu de luthiste. Le son gracile qu'il tire de son luth à 8-choeurs met un moment pour emplir la nef de l'abbatiale mais, une fois l'oreille faite, il s'en dégage une fascination qui justifie à elle seule le titre de son récital et son allusion céleste. Qu'il s'agisse de pièces de forme libre, de rythmes de danse ou de variations, son programme centré sur le répertoire anglais de la fin du XVIe et du début du XVIIe (Holborne, Dowland et le moins connu John Johnson) révèle une variété d'inspiration dans une unité d'esprit qui rend justice aux raffinements l'époque élisabéthaine et enchante absolument son auditoire.
Conversation avec le ciel. Photographie © Bertrand Pichène.
Itay Jedlin a placé à l'orée de ce programme de « dialogues sacrés » qui met en lumière l'expression musicale de la piété intime protestante, un madrigal de Monteverdi, « Anima dolorosa che vivendo » extrait de son quatrième livre, en vue de montrer à quel point la musique des prédécesseurs de Bach avait subi ou plutôt assimilé l'influence de la musique italienne et finalement, au-delà des querelles religieuses, établi un dialogue entre les deux cultures musicales principales d'Europe.
Le résultat est un ensemble d'une remarquable variété où le petit chœur de sept solistes accompagné par les instruments du Concert Étranger se déploie dans des configurations qui tantôt les mettent en valeur en tant que groupe vocal, tantôt en tant que solistes. De ce programme qui regroupe Schein, Scheidt et Andreas Hammerschmidt se détachent particulièrement les pièces de ce dernier. Sa mise en musique des Psaumes 51 et 13 et ses dialogues concilient à la perfection les exigences de la polyphonie avec une expressivité déjà toute baroque. L'ensemble est réuni par des liaisons instrumentales empruntées aux compositeurs les plus connus de musique de chambre contemporains, Scheidt, Biber et Rosenmüller, et donne l'impression d'un tissu unique aux moirures variées. Le résultat parait plus idiomatique que les liaisons à l'orgue de la première mouture de ce concert donné en 2015 et enregistré sous le label du festival1. Le chef a du reste considérablement révisé son programme initial et retranché quelques pièces pour en ajouter de nouvelles et en a ainsi affiné la cohérence. Parmi les chanteurs de ce programme passionnant, évidemment tous impeccables et parfaits musiciens, on retient tout particulièrement le contre-ténor Leandro Marziotte, la basse Nicolas Brooymans et le ténor Jeffrey Thompson, toujours très expressif.
Mariana Flores et Quito Gato. Photographie © Bertrand Pichène.
Mariana Flores et Quito Gato sont des habitués du festival où ils se produisent régulièrement, notamment avec la Capella Mediterranea. La soprano donne souvent en bis « Alfonsina y el mar », chanson d'Ariel Ramirez et Felix Luna à la gloire d'une poétesse suisse célèbre en Argentine. C'est sans doute ce qui a amené le festival à leur proposer cette incursion d'un soir dans le répertoire populaire argentin. Hélas, on ne retrouve pas vraiment dans ce concert un peu trop sophistiqué l'authenticité et l'émotion qui font tout le prix de son fameux bis et l'impression est plutôt d'avoir affaire à un cross-over de luxe où ne se reconnait guère l'origine populaire de la musique. Il faudrait sans doute un peu plus de naturel et une technique de chant moins maniérée pour que cette musique s'épanouisse pleinement et touche l'auditeur. Si le guitariste et pianiste se révèle un accompagnateur d'exception, et avec tout le respect que l'on doit à ces deux interprètes, on attend plutôt de les retrouver dans un répertoire qui leur soit plus réellement idiomatique.
La Bella Stella de l'ensemble Solazzo. Photographie © Bertrand Pichène.
On doit à l'Ensemble Solazzo — découverte du concours EEEmerging 2015 — une des soirées vraiment magique du festival. Leur programme intitulé La Bella Stella offre un magnifique choix de motets polyphoniques essentiellement italiens du XIVe siècle accompagnés de façon subtile par un petit ensemble instrumental réunissant deux vièles à archet, un psaltérion et une harpe de petite dimension qui évoque celle avec laquelle est souvent représenté le roi David. Dans l'ambiance nocturne de l'abbatiale superbement éclairée dont l'acoustique est idéalement adaptée au répertoire, l'ensemble met en scène et spatialise ses interventions. Le chant se déploie avec finesse et vigueur porté par un quatuor de voix d'une rare qualité parmi lesquelles on distinguera celle de la soprano Perrine Devillers dont l'ambitus, la pureté des aigus et la projection font merveille dans le fameux Chant de la Sybille. Une mention aussi pour le ténor Vivien Simon dont la belle voix centrale a toutes les qualités attendues du chantre d'église et offre une solide assise aux déploiements ornementaux de ses collègues. Au fil des pièces la fascination de ces exercices de haute voltige, maîtrisés avec une précision étonnante, envoûte et trouve son apex dans l'étonnant motet à quatre parties superposées « Appolinis eclipsatur » de Bernard de Clairvaux qui conclut une soirée vraiment céleste.
Il Quadro Animato. Photographie © Bertrand Pichène.
Lauréat du programme EEEmerging 2017, en résidence à Ambronay, Il Quadro animato (traverso, violon, alto, violoncelle et pianoforte) explore un répertoire de la fin du XVIIIe qui va du style galant, avec le quatuor pour flûte en do majeur WB 58 de Johann Christian Bach, jusqu'aux premiers linéaments du Sturm und Drang dont l'émergence est particulièrement sensible dans la très énergique et très contrastée Sinfonia en si mineur, Wq 182/5 de Carl Philipp Emanuel Bach qui constitue un des temps forts de ce concert. L'autre moment saillant est le quatuor pour flûte en ré majeur de Leopold Hoffman où le flûtiste Lorenzo Gabriele donne toute la mesure de sa virtuosité, de son étonnante capacité de souffle et de ses qualités expressives d'interprète.
Coro e Orchestra Ghislieri, Giulio Prandi. Photographie © Bertrand Pichène.
Le festival se termine en véritable apothéose avec le concert de Giulio Prandi et des Coro e Orchestra Ghislieri consacré à deux pièces sacrées de Jommelli et de Pergolèse, dont l'une comme l'autre font figure de découverte. Le Dixit Dominus de 1751 appartient à la période romaine de Jommelli, et la magnifique messe en ré majeur de Pergolèse — longtemps connue par des fragments — date 1734. Dans l'une comme l'autre l'on retrouve la même alternance de formes canoniques, notamment pour les parties chorales, et de passages solistes typiquement belcantiste confiés à deux voix féminines, soprano et mezzo. On est surpris de la façon dont parfois le texte est interprété par Jommelli en contradiction avec le sens comme par exemple dans le « Dominus a dextris » mais au-delà de ces bizarreries la puissance de sa musique, la force de l'écriture chorale n'en sont pas moins admirables. Récemment redécouverte la messe de Pergolèse n'a rien à envier dans ses beautés orchestrales et la qualité de son invention mélodique à son célèbre Stabat Mater dont on reconnaît le style, savant mélange de contrepoint et de tournures lyriques quasiment opératiques. Elle laisse à penser que si le musicien n’était pas mort si jeune, il eut été le plus grand compositeur italien de sa génération. La soprano Francesca Boncompagni qui avait un peu « raté » son entrée dans les premières strophes du Dixit, faute d'un médium suffisamment développé, le fait vite oublier grâce à son aigu facile et d'une grande pureté. Elle est rejointe par l'alto de Marta Fumagalli dans le Domine Deus et un quintette de solistes issus du chœur pour l'Agnus Dei. L'orchestre et le chœur cordes, bois et vents fondus en une seule texture subtilement colorée, offrent un écrin somptueux aux deux solistes. Le chef parait en osmose avec sa phalange et sa direction passionnée, d'un lyrisme exacerbé, déchaine l'enthousiasme d'un public emporté par la frémissement de cette musique théâtrale et caressante. Visiblement ému par cet accueil, il accorde généreusement trois bis successifs : une version pour chœur et orchestre du « Quando corpus morietur » du Stabat de Pergolèse (adaptée par Salieri et Süssmayr), le Dixit Dominus de Galuppi et le final de l'autre messe de Pergolèse.
1. Conversations avec Dieu, Ambronay AMY 045
Frédéric Norac
10 octobre 2018
À propos - contact | S'abonner au bulletin | Biographies de musiciens | Encyclopédie musicale | Articles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale | Colloques & conférences | Universités françaises | Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.
Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil. ☎ 06 06 61 73 41.
ISNN 2269-9910.
Lundi 21 Octobre, 2024