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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte.

La musique instrumentale de Wolfgang Amadeus Mozart

Wolfgang Amadeus Mozar

S'il est un grand musicien qu'on pourrait presque se dispenser de présenter, c'est bien lui. À quoi bon ressasser ? Tout a été dit et écrit sur la destinée exceptionnelle de cet enfant chéri des Muses, depuis ses premiers gribouillages en tous genres dans l'appartement de la Getreidegasse à Salzbourg jusqu'à sa fin pathétique à Vienne, cette cité impériale qui, après lui avoir accordé ses faveurs, s'était largement détachée de lui. Une vie incroyablement dense, et de plus si richement documentée (notamment grâce aux innombrables correspondances conservées) qu'en la découvrant par le menu, le passionné a souvent l'impression de « vivre le film en direct ».

Rappelons tout de même à grands traits sa biographie, ne serait-ce que pour faire ressortir ce qui, dans sa destinée singulière, distingue Mozart de son ami Haydn. D'abord — bien sûr — une différence de génération (de vingt-quatre ans son aîné, Haydn aurait pu être son père…) et de longévité (mort avant d'atteindre ses trente-six ans, Mozart le précéda de dix-huit ans dans la tombe). Différence aussi au niveau de la naissance : Wolfgang vit le jour dans un milieu bourgeois et cultivé, et eut surtout la chance de grandir dans une famille de musiciens. Son père Leopold, violoniste et compositeur à la cour de Salzbourg, dont il allait bientôt devenir second Kapellmeister, était en même temps un pédagogue et théoricien reconnu, et allait durablement se consacrer à la formation de son petit génie ainsi qu'à sa promotion et au pilotage de sa carrière, là où, rappelons-nous, le jeune Haydn eut à faire seul son chemin. En outre, le bambin put s'épanouir au contact de sa grande sœur Nannerl, de cinq ans son aînée, elle-même très musicienne, qui, en tant qu'excellente claveciniste, allait être l'autre sujet de fierté de l'heureux papa.

Autre différence de taille par rapport au grand aîné qui ne devait bouger de sa terre natale que sur le tard et seulement à deux reprises, ce sont les voyages, à commencer par les incroyables équipées de l'enfant prodige à travers l'Europe. De 1762 à 1766, voire 1768, Leopold va embarquer ses deux enfants dans d'interminables tournées-exhibitions qui, après Munich et Vienne, les conduiront jusqu'à Cologne et Bruxelles, puis Paris, Londres, La Haye, Amsterdam, Anvers et de nouveau Paris, avant le grand retour par Dijon, Lyon, Genève et Zurich. Au-delà des prouesses de chien savant auxquelles se livre l'enfant, au-delà aussi de la délicieuse spontanéité qui le fait (par exemple) sauter sur les genoux (et au cou…) de l'Impératrice, au-delà même de ces dons miraculeux qui émerveillent les grands de ce monde et les autres, ces voyages permettent à Wolfgang  de rencontrer nombre de compositeurs renommés, au premier rang desquels Schobert et Jean-Chrétien Bach, et de s'imprégner des divers styles pratiqués ici et là. Un processus qui se poursuivra de plus belle quand, devenu adolescent, entre décembre 1769 et mars 1773, Mozart enchaînera avec son père ces trois longs voyages en Italie qui, outre de nombreux succès, y compris comme compositeur, lui vaudront de s'immerger au plus profond de la vie musicale (et théâtrale) de la péninsule et de rencontrer à nouveau de grands maîtres, tels Sammartini et surtout le Padre Martini, lequel lui enseignera les rigueurs du vieux style contrapuntique. Autant d'horizons nouveaux pour le jeune musicien, ce à quoi il faut ajouter la découverte (presque contemporaine) des musiques des deux frères Haydn.

Après son dernier périple italien, Mozart, qui, à dix-sept ans révolus, en a fini avec ses parcours de formation et de perfectionnement, va vivre pendant plusieurs années, un peu comme Haydn, mais dans une modeste fonction de Konzertmeister, une existence de musicien domestique. « Mars 1773-septembre 1777 : plus d'autre horizon que celui de Salzbourg pour le jeune homme qui avait parcouru l'Europe. Et un horizon rendu plus étouffant par l'avènement d'un nouveau prince-archevêque, Hieronymus Colloredo, despote éclairé, par certains côtés progressiste, mais entiché de la seule musique italienne et décidé à mettre au pas les Mozart père et fils qu'il juge arrogants et par trop vagabonds. »1 Pendant un temps, Wolfgang, aidé en cela par de rares escapades à Vienne et à Munich, va donner l'impression de « se ranger », et composer, que ce soit pour son employeur ou pour des personnalités de l'aristocratie et de la bourgeoisie locales, une quantité impressionnante de musiques aimables cultivant pour la plupart le style galant en vogue. Mais bientôt le mépris dans lequel le tient Colloredo lui devient insupportable et, dès août 1777, il a un premier choc frontal avec l'archevêque qui le congédie purement et simplement. C'est alors, de septembre 1777 à janvier 1779, le dernier grand voyage de sa jeunesse, celui de tous les espoirs, qui, en passant par Mannheim, va le conduire à la conquête de Paris, accompagné cette fois de sa mère. Mais si la longue escale à Mannheim a tout pour le combler (il y fréquente le fabuleux orchestre du même nom et tombe follement amoureux de la jeune cantatrice Aloysia Weber), le reste du voyage n'est que désastre et désillusion : sa mère meurt à Paris en juillet ; dans les milieux parisiens, il se heurte à l'indifférence, à l'incompréhension, voire à l'agacement de ceux sur lesquels il comptait pour trouver une situation, en partie sans doute, si l'on en croit le baron Grimm, parce qu'il ne se montrait pas assez retors, entreprenant, audacieux  pour arriver à ses fins ; et en décembre, sur le chemin du retour, ce sera au tour de la belle Aloysia de le rejeter.

« Je ne peux souffrir ni Salzbourg ni ses habitants – leur langage, leurs manières de vivre me sont insupportables. » Onze jours après avoir jeté ce cri, Mozart est de retour à Salzbourg, le 19 janvier 1779. Le prince-archevêque a daigné réembaucher pour les mêmes charges ce pauvre garçon qui s'était cassé le nez partout. Presque deux ans de claustration à nouveau, et dans une ambiance que Mozart résume ainsi : « Si je joue ou si l'on exécute quelque chose de ma composition, c'est exactement comme si la table et les chaises étaient mes seuls auditeurs ». La production elle-même se raréfie dans ce climat, mais se condense en quelques œuvres maîtresses… »2, et voici venir bientôt une belle bouffée d'oxygène : la commande, à laquelle Colloredo ne pourra se permettre de s'opposer, d'un opéra (Idoménée) pour l'électeur de Bavière. Commande qui va jeter le musicien dans une grande effervescence créatrice et lui valoir, outre le succès, une évasion salutaire de quatre mois à Munich, jusqu'au jour où, en mars 1781, l'archevêque, qui s'est transporté à Vienne avec sa suite pour y honorer Joseph II, donne ordre à Mozart de l'y rejoindre. Celui-ci s'exécute, mais on connaît la suite : las d'être traité en laquais, le musicien se cabre, et d'escarmouches en explications violentes, parmi lesquelles l'épisode fameux où Colloredo le qualifie de gueux, de pouilleux et de crétin, l'affaire va trouver son point final avec le coup de pied au cul historique que le comte Arco, maître des cuisines de l'archevêque, administre au jeune effronté le 8 juin 1781.

Liberté, liberté chérie ! Tout à son bonheur, mais bien loin de la sérénité dont bénéficie Haydn à Esterhaza, Mozart va désormais se lancer à l'assaut du public viennois et, pendant quelques années au moins, cette aventure de musicien indépendant lui réussira plutôt bien. Il s'impose par ses œuvres, parmi lesquelles un nouvel opéra (L'Enlèvement au sérail), et plus encore par ses prodigieux talents de pianiste et son génie de l'improvisation. Il va  devenir la coqueluche du tout-Vienne, gagner l'estime admirative de l'empereur, se créer un vaste réseau de relations et développer une vie sociale assez brillante. Surtout, en jouant de diverses sources de revenus (bénéfices des concerts qu'il organise en propre, cachets reçus pour ceux donnés dans les demeures de la haute aristocratie ou de quelques riches bourgeois, vente d'œuvres à des éditeurs, forfaits reçus au titre de diverses commandes), il  parviendra bientôt à s'assurer un niveau de vie très élevé. De quoi rassurer Leopold qui, à distance, suit avec anxiété les aventures (professionnelles et autres) de son brillant rejeton, d'autant qu'entre temps, Wolfgang a fondé un foyer : en août 1782, il a épousé Constance Weber (la sœur d'Aloysia) et ce, à l'issue d'un feuilleton assez scabreux où, aux côtés des deux tourtereaux, deux personnages — Mozart père d'une part, la mère Weber de l'autre — s'étaient adjugé les plus mauvais rôles, le premier faisant tout pour empêcher cette union, et la seconde encore plus pour l'imposer…

De 1781 à 1786, stimulé par le succès, par la richesse de la vie musicale à Vienne, par quelques rencontres décisives (la découverte de la musique de J.S. Bach grâce au baron Van Swieten, le début de sa grande amitié avec Haydn, l'amorce de sa collaboration avec Da Ponte), puis, à partir de fin 1784, par ses liens de plus en plus étroits avec la franc-maçonnerie, Mozart fut particulièrement prolifique. Qu'il s'agisse de musique religieuse (messe en ut mineur), de musique de chambre (quatuors dédiés à Haydn), d'oeuvres  concertantes (la magnifique floraison de concertos pour piano) ou d'opéra (Les noces de Figaro), on ne compte plus les chefs-d'œuvre nés de sa plume. Et on n'en comprend que mieux la déclaration que Haydn fit en février 1785 à Leopold alors que celui-ci était venu voir Wolfgang à Vienne : « Votre fils est le plus grand compositeur que je connaisse, en personne ou de nom. » Seulement voilà : le vent va peu à peu tourner. La musique de Mozart dérange et commence à être incomprise. Musiciens et critiques marquent déjà des réticences à l'égard des quatuors dédiés à Haydn. Les noces de Figaro elles-mêmes, bien que créées avec succès à Vienne et (surtout) à Prague, atteignent des dimensions qui dépassent l'entendement ordinaire. Et bientôt, en mai 1788, après avoir triomphé à Prague, Don Giovanni va échouer platement à Vienne. À cette occasion, Joseph II, qui jadis avait lancé un premier avertissement au  musicien  à propos de L'Enlèvement au sérail (« Trop de notes, mon cher Mozart »), lui livre son verdict : « Ce n'est pas un plat pour mes Viennois », ce à quoi Mozart répond avec aplomb : « Laissons-leur le temps de mâcher… »

Réplique au fond assez révélatrice : au fil de ses années viennoises, après une période où il semble s'être appliqué à prendre le public viennois —  réputé superficiel — dans le sens du poil, Mozart éprouve le besoin de se laisser aller à un art plus profondément personnel. Ainsi « se font jour de plus en plus dans son œuvre des échappées vers la mélancolie ou le tragique, des expressions de cette intraduisible Sehnsucht dont il donnera lui-même un jour une des meilleures descriptions : Une espèce de vide qui me fait très mal, une certaine aspiration qui n'est jamais satisfaite et ne cesse donc jamais… »3 Confidence bien dérangeante par rapport à l'image que l'on a de l'éternel insouciant, jovial et porté sur la plaisanterie et le punch, ainsi que sur la danse et le billard, deux autres spécialités dans lesquelles Mozart excellait. Et pourtant divers témoignages le confirment : derrière la façade volontiers frivole se cachait une étrange et dévorante « angoisse intime » dont il faut aussi se souvenir en écoutant la musique de Mozart : « Cette mobilité sans repos, cette vivacité brûlant d'une fièvre secrète, ce soupir nostalgique qu'une oreille attentive sait entendre, même quand la mélodie évoque un paradis de tendresse comme dans la « Romanza » médiane du concerto pour piano en mineur. »4 À la vérité, ce frèle petit bonhomme qu'on voudrait ne voir que sous les traits d'un enfant attardé semble bien avoir très tôt poursuivi une véritable quète spirituelle, peut-être cette insatiable aspiration évoquée avec insistance par Jean-Victor Hocquard dans son livre Mozart, de l'ombre à la lumière qui, partant de l'ignorance, veut atteindre la connaissance, partant de l'angoisse veut toucher à la sérénité, ou, partant de l'ombre, veut trouver la lumière5. On ne saurait expliquer autrement la ferveur et le sérieux de son adhésion à la franc-maçonnerie, et celle-ci peut à son tour expliquer qu'à partir de 1785 le musicien ait fait preuve « d'une plus sereine audace pour écrire ses œuvres telles qu'il a envie de les écrire et sans trop se soucier des convenances ou des routines de son public. »6

La sanction va être rude : le public se détourne, les concerts se font très rares, les commandes également, de sorte que l'aisance fait place à la gêne à partir de 1786. Les dépenses de santé familiales se font parfois lourdes, les déménagements se succèdent pour limiter les frais, les dettes se multiplient avec leur cortège d'humiliations. En 1787, suite au décès de Leopold, un héritage permet momentanément de sauver les meubles, et, peu après, Mozart obtient pour la première fois un poste à la cour, malheureusement bien modeste. Et la descente aux enfers va se poursuivre : « Une série de billets implorants, échelonnés sur trois années interminables, adressés au frère de Loge Michael Puchberg, témoigne de cette détresse matérielle et bien vite morale contre laquelle le génie se débat en vain. »7 En 1789, il  va entreprendre un de ses derniers grands voyages, qui cette fois le conduira à Dresde, à Leipzig et à Berlin, mais il en rentrera quasiment bredouille. Peu après, quelques mois avant sa mort, Joseph II lui manifeste une dernière fois son estime en lui commandant un opéra (Cosi fan tutte). Mais jusqu'au bout ou presque, Mozart va vivre durement les affres de la liberté. On n'en est que plus sidéré par l'impressionnant sursaut de vitalité et d'énergie créatrice dont il va faire preuve au cours de sa dernière année d'existence où, entre autres chefs-d'œuvre, il écrit ses derniers quintettes à cordes, l'ultime concerto pour piano, le concerto pour clarinette, l'Ave verum, un Requiem (inachevé), La Clémence de Titus et La Flûte enchantée. Vaincu par la maladie, et peut-être tout autant par l'épuisement issu d'une activité créatrice trop fièvreuse, il aura juste le temps, sur son lit de mort, de savourer le triomphe de La Flûte enchantée dans un théâtre des faubourgs. On raconte que, dans ses derniers jours, montre en main, il en suivait chaque soir le déroulement. Sans doute s'est-il dit en ces moments-là que, s'il lui avait été donné de vivre un peu plus, ces retrouvailles tardives avec son public auraient été l'occasion d'un nouveau départ. Mais, allez savoir, peut-être avait-il aussi le sentiment d'avoir déjà tout dit…

Emile Vuillermoz le disait avant d'autres : « Il n'est pas aisé de caractériser le génie de Mozart. Il échappe à toute définition. Sa maîtrise est faite de grâce, d'aisance et d'élégance naturelles. Entre une phrase de Haydn et une phrase de Mozart, il est bien difficile de découvrir une différence essentielle de conception ou de facture et, pourtant, une sorte d'aristocratie, faite d'impondérables, ennoblit tout ce qui tombe de sa plume et lui donne une couleur inimitable. Cette spontanéité se manifeste aussi bien dans le style le plus dramatique et l'accent le plus noble que dans la volubilité souriante et la tendresse légère. Le privilège unique de Mozart est d'avoir su parler musicalement avec la même facilité et la même infaillibilité le langage de don Juan et celui de Zerline, celui de Zarastro et celui de Papageno, celui de dona Anna et celui de Chérubin. »8 Autre éclairage : ce qui distingue Mozart de ses contemporains, c'est avant tout « le miracle d'une forme parfaite exempte de contrainte, d'une riche abondance exempte d'exagération, d'une clarté apparente libre de toute convention. »9 Mais plus encore, il y a l'esprit de Mozart, cette gamme d'émotions complexes, de traits énigmatiques, parfois démoniaques, ces jeux d'ombre et de lumière, cette humanité incomparable, si profonde et si touchante, qui font de cet architecte génial un dramaturge exceptionnel, renvoyant à la jolie formule de H.C. Robbins Landon : « Mozart, c'est l'émotion, l'intelligence, le bonheur, la tristesse de la condition humaine. »

Le plus remarquable peut-être, c'est que « dans sa musique, Mozart n'a rien d'un révolutionnaire, comme Beethoven ou Schönberg, ni d'un expérimentateur comme Haydn. À l'instar de Schubert, quelques années plus tard, il se satisfait des formes et des structures établies par ses devanciers ou par ses contemporains. Mais, par la perfection de son écriture, l'originalité, le renouvellement permanent de son inspiration, l'acuité d'une sensibilité toujours en éveil, il transcende tous les schémas, toutes les organisations à l'intérieur desquels il se meut. Contrairement à Joseph Haydn, grand magicien de la musique instrumentale, il trouve dans le théâtre chanté l'expression la plus directe et la plus pure de son génie dramatique. Mais il partage aussi, avec J.S. Bach, le privilège de réussir souverainement dans tous les genres qu'il aborde, même dans la symphonie, qui n'est pas au centre de ses préoccupations. Mozart triomphe en réalité surtout là où Haydn avait plus ou moins échoué : dans les genres dramatiques de l'opéra et du concerto, où la voix individuelle se détache de la sonorité de masse. »10

Biographie de Wolfgang Amadeus Mozart

Musique pour clavier

Musique de chambre

Musique symphonique

Musique concertante

Sonates d'église

Notes

1. Massin Brigitte et Jean, Mozart. Dans « Histoire de la musique occidentale », Fayard, Paris 2003, p. 609.

2.  Ibid. p. 612-613.

3.  Ibid. p. 614.

4.  Ibid. p. 615.

5.  Hocquard Jean-Victor, Mozart, de l'ombre à la lumière. « Musique et Musiciens », Jean-Claude Lattès, Paris 1993.

6.  Massin Brigitte et Jean, op. cit., p. 616.

7. Ibid. p. 618.

8. Vuillemoz Émile, Histoire de la musique. Fayard, Paris 1960, p. 156.

9. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (223), juillet / août 1998.

10. Ibid.


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