Juliette Mazerand. Photographie © Claude Finot.
La première édition des Musicales de Châteauneuf s'était achevée, il y aura bientôt un an, par un remarquable récital de Juliette Mazerand. Elle nous revient pour le premier des trois concerts programmés1. Bach pour commencer, avec la deuxième Suite anglaise, en la mineur. Le prélude, très virtuose, est pris très allant, clair, dont les polyphonies et les phrasés sont remarquables, avec une grande aisance. Le jeu est fluide, ductile, d'une articulation superbe. L'allemande, retenue, se distingue par son élégance et ce soupçon de tendresse qui convient. La courante, avec sa rythmique très juste, où les traces de la danse sont perceptibles, est rondement menée. La noblesse, la distinction de la sarabande, aux reprises ornées, évidemment, forcent l'admiration. Pour une fois prises dans le même tempo (comme l'indique Bach), les deux bourrées s'opposent à la manière du menuet et du trio des classiques. Joyeuse, enjouée, surtout dansante est la première, alors que la seconde s'attendrit, plus expressive. Quant à la gigue finale, jubilante, fluide, avec les accents qui conviennent, c'est un régal.
La sensibilité et le tempérament de la pianiste vont s'épanouir encore davantage dans deux sonates de Haydn, respectivement la no 43 (Hob. XVI : 48) en ut majeur, puis la 40e (Hob.XVI : 40)2 en sol majeur. Le thème varié qui ouvre la première permet d'illustrer tous les climats avec une rare maîtrise, l'expression en est pré-beethovénienne. Le rondo suivant, très enlevé respire une joie communicative et profonde. L'allegretto de celle en sol est une sorte de sicilienne naïve, fraîche (Haydn écrit « innocente »), y compris dans la reprise variée, encore qu'un nuage très Sturm und Drang trouble un instant ce ciel limpide. Le presto, enchaîné directement, avec esprit et vivacité, énergie et humour nous enchante : Haydn comme on l'adore. Osons le terme : l'interprétation qu'en donne Juliette Mazerand est magistrale, personnelle, d'une maîtrise musicale, technique et stylistique, admirable.
L'opus 111 de Beethoven — dédié à son seul ami des dernières années, l'archiduc Rodolphe — sa 32e et ultime sonate pour piano, en ut mineur3, est un monument. Après elle, Beethoven n'écrira plus pour son instrument que les Bagatelles et les Variations Diabelli. Une phrase de Jörg Demus résume l'ascèse de Beethoven : « il avait appris à épurer l'œuvre de tout superflu et d'aléatoire à la couler dans une forme délivrée de tout le banal, de tout le schématique »4. Si la plupart des grands interprètes s'y sont frottés, rares sont ceux qui ont respecté attentivement les notations du compositeur. Cela ne retire rien au souffle, à l'énergie de tel ou de tel — l'auditeur se laisse facilement emporter — encore que la liberté de l'interprète se doit d'être respectueuse du texte. Bien que familier de l'œuvre, j'écoute donc partition en main. Tout est joué avec un souci constant, scrupuleux de la moindre nuance, du moindre accent. L'enthousiasme est au rendez-vous. La plénitude, le brio et la maturité de Juliette Mazerand relèvent de l'évidence. La puissance est imposée dès le maestoso5. L'allegro est idéal, avec son fugato en contrepoint double comme on l'entend rarement. On oublie la prodigieuse maîtrise technique tant la clarté du jeu, le toucher semblent naturels. Le thème de l'arietta est joué avec plénitude, sans affectation, semplice e cantabile, écrit Beethoven. D'un contrepoint achevé, les fabuleuses variations, avec leur progression titanesque nous entraînent dans des paysages vertigineux, « aux profondeurs océaniques » nous dit Romain Rolland, passant de la légèreté aérienne, pianissimo, aux sforzandos, aux batteries et aux trilles proprement inouïs, pour s'achever dans l'épuisement paisible, dans l'émotion simple et pure des deux dernières mesures. Comment n'être pas bouleversé ? Le public ovationne longuement la pianiste. Ite missa est… point de bis après une telle œuvre.
Eusebius
7 août 2016
1. le 13 août, Olivier Pesenti, clavecin, et Hugues Roumy, violon, jouent Haydn et Mozart ; le 20, Les Meslanges, de Thomas van Essen, présentent des airs passionnés du XVIIe siècle, avec Eva Godard, Volny Hostiou et Jérôme Lefebvre.
2. la numérotation des sonates de Haydn est un casse-tête. Telle est la diversité des propositions – de G.Landon, comme de G.Feder dont les éditions font maintenant autorité - que l'on précise généralement le numéro attribué par Hoboken.
3. tonalité à laquelle il avait renoncé depuis la 5e symphonie.
4. Badura-Skoda Paul et Demus Jörg, Les sonates de Beethoven, Paris, Lattès, 1981, p. 230.
5. fondé sur la septième diminuée. « Ces 16 premières mesures réussissent à enserrer une éternité de l'attente et de la patience sous la plus frémissante impatience. » (Massin Jean et Brigitte, Recherche de Beethoven, p.363).
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Dimanche 18 Août, 2024