Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 24 janvier 2014, par Frédéric Norac —
Paul O'Dette. Photographie © DR.
Rares sont les résurrections qui laissent une si forte impression de véritable redécouverte. Agostino Steffani (1654-1728) n'était jusque là connu que des spécialistes du second baroque. Certes, Cecilia Bartoli s'était attelée avec son album Mission à faire entendre les richesses de son œuvre à travers une anthologie d'airs mais il manquait encore une intégrale de bon niveau d'un de ses opéras1 pour se faire une idée juste du compositeur. C'est désormais chose faite avec cette Niobé dont Warner vient de publier, sous label Erato, un enregistrement et que l'orchestre du Boston Early Music Festival donnait ce samedi en version de concert, avec la même distribution, dans le cours d'une tournée qui devrait l'emmener en Allemagne, en Espagne et aux Pays-Bas.
D'évidence, cette initiative devrait replacer définitivement le compositeur à sa juste place dans l'histoire de la musique. À cheval sur deux époques — premier et second baroque — à la convergence de plusieurs courants stylistiques, l'œuvre de Steffani semble bien constituer le chaînon manquant entre Cavalli et autres successeurs de Monteverdi et les compositeurs du début du XVIIIe siècle comme Scarlatti le père, Caldara, Vivaldi et Haendel auquel de nombreux épisodes singulièrement expressifs de cette Niobé ne manquent pas de faire penser ou plutôt qu'ils annoncent avec plus de vingt ans d'avance.
Stephen Stubbs. Photographie © Miranda Loud.
L'originalité du compositeur tient dans sa capacité à utiliser un matériau de formes variées tout en le fondant dans un langage qui lui est propre et où l'orchestre tient une place majeure. À écouter la partition « en aveugle », on jurerait reconnaître les grandes scènes, les ariosos spianati et les airs virtuoses des années 1720, mais des ariettes brèves à ritournelles, des récitatifs à l'ancienne et des séquences orchestrales rappellent le XVIIe siècle vénitien ou romain, voire, comme la passacaille qui conclut l'opéra ou les suites de danses qui l'ornementent, l'influence de Lully et de la tragédie lyrique à la française avec laquelle Steffani fut en contact vers 1679.
L'auditeur va de découverte en découverte car le sens mélodique et les recherches harmoniques sont à la hauteur de l'invention instrumentale. La richesse inouïe de la partition appelle la réécoute mais on se souviendra longtemps de la grande prière d'Amphion à l'acte I ou de sa scène de mort toute en arioso à la fin de l'acte 3, immédiatement suivie du désespoir et de la métamorphose en rocher de Niobé.
Karina Gauvin. Photographie © Michael Slobodian.
Il ne manque au fond à cet opéra qu'un élément pour convaincre tout à fait et c'est une véritable unité dramatique, du moins au sens où nous la concevons aujourd'hui. Car le livret n'a pas vraiment de pôle central. L'histoire de la Reine Niobé et du roi Amphion, les orgueilleux souverains de Thèbes, punis par le massacre de leurs enfants pour avoir défié les dieux, ne fait finalement figure que de fil conducteur d'une action qui se disperse en une multitude d'épisodes secondaires, à la manière d'un feuilleton à l'américaine. Entre l'histoire des amours de la naïve Manto, fille de Tirésias, avec Tiberino ou celle du roi Creonte, envoûté par le magicien Poliferno et rendu amoureux de Niobé qu'il réussit à séduire et auprès duquel il se fait passer pour le dieu Mars, tout cela mêlé à son désir de conquête, les enjeux du livret ne sont pas très clairs mais, peut-être, une mise en scène serait-elle capable de les actualiser.
En tout ce sont pas moins de neuf personnages dont trois seulement peuvent être dits secondaires ou adjuvants de l'action qui se partagent le plateau sur un niveau de quasi-égalité. Il n'y manque pas même une nourrice en travesti à la manière de l'Arnalta du Couronnement de Poppée où José Lemos, en kimono noir pour renforcer l'ambigüité, s'en donne à cœur joie dans le registre comique. C'est finalement cet éclectisme, garant de la variété et d'une invention musicale sans cesse renouvelée qui porte l'intérêt sans faillir pendant les deux heures quarante que dure la partition.
Jaroussky Philippe. Photoraphie © SimonFowler.
Le plateau, il va sans dire, est exceptionnel. Si Philippe Jaroussky paraît un peu taxé par certains passages très centraux de la vocalité d'Amphion, il le rattrape sans peine par une subtilité et un raffinement sans égal dans les cantabile où sa voix s'élève jusqu'à un niveau proprement céleste. En Niobé, Karina Gauvin trouve son répertoire d'élection, plus sans doute encore que dans Händel ou Mozart qui réclament une voix plus ample. Superbe de timbre et de style, le Tiberino de Colin Balzer enchante à chacune de ses interventions. Teresa Watkin est une délicieuse Manto et si le contre-ténor Maarten Engletjes en Creonte peine un peu à unifier ses registres, il surprend et captive par la beauté du timbre et des passages à l'aigu d'une grande facilité. Remarquable enfin, l'ensemble orchestral dirigé du luth par Paul O'Dette et Stephen Stubbs et dont chaque pupitre se révèle d'une justesse — rare chez les cuivres anciens — et d'un raffinement de coloris total. À découvrir de toute urgence.
Concert enregistré et diffusé par France-Musique le 7 février à 19h
Frédéric Norac
24 janvier 2015
1. Plusieurs labels ont déjà enregistré des opéras de Steffani, notamment Calig en 1995 (Enrico Leone) et plus récemment Orlando generoso (MDG 2003) mais aucune de ces intégrales n'atteint le niveau artistique de cette nouvelle réalisation.
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