Ambronay, 18-20 septembre 2015, par Frédéric Norac ——
Parlant d'Ambronay, l'appellation de Centre culturel de rencontre n'est pas un vain mot. Plus qu'un festival, l'abbaye est un peu une maison. Un lieu où l'on revient, où l'on se rencontre et où l'on se retrouve. Cela est vrai pour les artistes, mais aussi pour le public, fidèle et en grande partie largement local — 45 % sur le département, 75 % sur la région — et qui souvent y a découvert la musique ancienne et baroque, voire la musique classique tout court. Ici les spécialistes côtoient le grand public et c'est sans doute ce qui crée cette ambiance unique, chaleureuse et familière, qui provoque chez les musiciens l'envie de donner, portés par un enthousiasme palpable à chaque fin de concert. Pour les professionnels — la critique, comme on dit — Ambronay c'est une fois par an l'occasion de faire le point sur l'évolution du paysage de la musique baroque, sur le chemin parcouru par les ensembles et les artistes connus, de découvrir des figures émergentes, de nouveaux répertoires, de nouvelles pratiques.
Sur les quatre week-ends de cette 36e édition, nous avions choisi le second, bien sûr parce que l'opéra — Cavalli, Purcell — y était largement présent mais aussi pour retrouver un an plus tard ce jeune ensemble dont la performance nous avait tant séduits en 2014 dans le cadre de l'opération Eemerging de laquelle il a été le lauréats. Son nouveau programme basé sur le répertoire des Cancioneros ibériques des XVe et XVIe siècles ne nous a pas déçus. Comme celui qu'il avait consacré en 2015 à l'Amérique du Sud, il opère une passerelle entre répertoires savant et populaire en intégrant des chansons du nord Portugal recueillies dans les années 80 par la musicologue Anne Cautriez. Mais il va cette fois un peu plus loin encore dans la volonté d'apporter une dimension supplémentaire à la musique et se propose de porter par le biais d'un travail théâtral une autre façon de partager le concert comme un rite. Rythmé par des textes anthropologiques, remarquablement intégrés et dits avec un rien de distance par le comédien Raùl Atalaia, le concert se transforme en véritable spectacle, appelant l'auditeur à y projeter sa propre expérience. Disons-le, le résultat n'est pas complètement convaincant. Ritualisation ne veut pas nécessairement dire folklore, et celui qu'a imaginé la metteure en scène Sara de Castro paraît un peu disproportionné pour les conditions de représentation de la Salle Monterverdi. Les costumes d'inspiration rustique et toute la gestuelle très sophistiquée qu'elle impose aux chanteurs auraient sans doute plus de pertinence sur une véritable scène. Du reste, l'ensemble n'a pas besoin d'autant d'apparat pour nous faire sentir ce qui distingue son approche si particulière qui est toute d'investissement, de volonté de partage et, au-delà de la diversité des personnalités de chacun, ce magnifique esprit collectif qui le rend si fascinant. C'est ce même esprit que l'on retrouve le lendemain lors de leur participation à la messe dominicale qu'ils enrichissent d'un répertoire sacré puisé aux mêmes sources que celle de leur concert profane et où se décèle la même évidente spiritualité.
« Contar, cantar », polyphonies ibériques, par l'ensemble Seconda pratica. Photographie © Bertrand Pichène.
Vendredi 18 septembre
Dans la foulée de leur disque récemment paru chez Ricercar, Leonardo Garcia Alarcon et sa Capella Mediterranea proposaient un grand concert anthologique — plus d'une 1h45 de musique — consacré aux opéras de Cavalli. Construit autour de la personnalité de la soprano Mariana Flores, le programme enchaîne sans solution de continuité, une trentaine d'airs — dont bon nombre de grands lamentos caractéristiques du compositeur — et de petits ensembles censés apporter cette diversité et ces ruptures de ton qui insufflent la vie à l'opéra baroque. Malgré quelques intermèdes réussis où la soprano est rejointe par les mezzos Anna Reynolds et Giuseppina Bridelli, l'ensemble finit par produire une certaine impression d'uniformité. Le talent des interprètes n'est pas en cause. Simplement, ces airs si beaux soient-ils ne se comprennent vraiment que dans la progression dramatique d'un opéra où ils constituent le couronnement d'un acte ou d'une scène. Voix splendide mais peu variée, la soprano parait parfois excessivement sophistiquée dans sa volonté de théâtraliser la musique qui touche à un certain maniérisme. Par contraste le lamento de Déjanire, interprété avec une authentique intériorité par Anna Reynolds possède une force expressive qui tient justement dans une approche beaucoup plus naturelle. La jeune Giuseppina Bridelli, apporte à la soirée la note corsée de sa voix aux subtiles variations de couleurs et un sens du recitar cantando qu'exalte au plus haut point le monologue d'Armonia dans l'Ormindo (un équivalent de la « Musica » dans l'Orfeo de Monteverdi). L'on regrette que le programme ne lui donne pas l'occasion de se faire entendre dans un grand air tragique. Il faut évidemment saluer la beauté plastique d'un riche continuo aux sonorités proprement hypnotiques.
Mariana Flores, Giuseppina Bridelli, Anna Reynolds. Photographie © Bertrand Pichène.
Samedi 19 septembre
L'optique dans laquelle Jean Tubery aborde ce petit chef-d'œuvre du semi-opéra qu'est le King Arthur de Purcell est toute de légèreté et de dynamisme. Direction fluide, rythme soutenu, accentuation des aspects pittoresques d'une musique qui est au final essentiellement de divertissement. Pas un moment l'intérêt ne retombe. Si les solistes, tous issus d'un chœur d'une merveilleuse homogénéité, l'excellent Vox Luminis, ne sont pas tous tout à fait au même niveau, on retiendra le ténor corsé et expressif de Robert Buckland (British Warrior), l'excellent Génie du froid du baryton Sebastian Myrus et son duo particulièrement savoureux avec le Cupidon de la soprano Stefanie True ainsi que les interventions du chef de chœur Lionel Meunier aussi musical dans les parties de basse solistes que lorsqu'il dialogue comme flûtiste avec le chef d'orchestre. Un moment d'intense jubilation et de pur plaisir.
Jean Tubery dirigeant le Roi Arthur de Purcell, à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.
Samedi 19 septembre
Les concerts de 22 h 30 font un peu figure de sacrifiés dans ce dense paysage. Au bout d'une longue journée et au sortir d'un concert aussi euphorisant que King Arthur, la disponibilité de l'auditeur s'amenuise quelque peu dans l'atmosphère nocturne de l'abbatiale plongée dans la pénombre. On le regrette d'autant plus que le programme de l'ensemble Les Surprises, consacré aux cantates et sonates du premier XVIIe siècle allemand — Biber, Bruhns, Buxtehude, Pachelbel, Bernhard — promet de belles découvertes comme ce De Profundis de Nicolas Bruhns très virtuose, remarquablement défendu par Etienne Bazola ou ce « concerto vocal » de Buxtehude où brille la voix d'une grande pureté de la soprano Maylis de Villoutreys. Si la pièce virtuose contemporaine de Friedemann Brenecke (en création mondiale), au-delà d'une écriture complexe et exigeante, ne laisse guère de traces chez l'auditeur, elle confirme l'extraordinaire talent et la splendide sonorité du violon de Marie Rouquié qui ouvrait brillamment ce riche programme dans une des célèbres Sonates du Rosaire d'Heinrich Biber.
L'ensemble Les Surprises à Ambronay. Photographie © Bertrand Pichène.
Dimanche 20 septembre
Il revenait à Damien Guillon et à son ensemble le banquet Céleste de conclure ce week-end plein de trouvailles. L'ensemble instrumental qu'il dirige souvent de dos, ayant à assumer également les parties solistes d'alto des cantates, lui répond sans faillir. Transparence de la texture orchestrale, finesses des coloris en sont les principaux atouts. Le programme réunit quatre cantates dont l'une, la célèbre Christ lag in Todesbanden (BWV 4), date de Weimar (1707-1708) tandis que les trois autres plus tardives (BWV 153, 156 et 159) relèvent d'un style plus théâtral. Elles offrent de magnifiques airs solistes où s'illustre une fois de plus Maïlys de Villoutreys. Le ténor anglais Samuel Boden, un peu tendu en début de concert, et le jeune baryton Benoît Arnould au timbre chaleureux et à l'allemand impeccable, s'y révèlent de remarquables interprètes. Modeste le chef ne fait entendre son superbe timbre pénétrant et suave de contre-ténor qu'avec parcimonie mais il prend un singulier relief dans cet étonnant duo de la cantate BWV 159, Sehet wir geh'n hinauf nach Jerusalem qui associe air et récitatif — alto et basse — en un seul numéro et n'est pas sans évoquer dans son inspiration la Passion selon Saint Matthieu. Pour une fois le chœur de l'abbatiale échappe aux ambiances colorées et apparaît dans sa lumineuse nudité comme un cadre idéal pour la beauté dépouillée de la musique de Bach dont d'évidence Damien Guillon et son ensemble sont parmi les meilleurs interprètes français actuellement.
Le banquet céleste & Damien Guillon. Photographie © Bertrand Pichène.
Concerts enregistrés et diffusés par France Musique ; Grands airs de Cavalli, 6 octobre à 20h ; Mysterien Kantaten, 15 octobre à 14h ; Cantates de Bach, 16 octobre à 14h ; King Arthur, 20 octobre à 19h.
Frédéric Norac
26 septembre 2015
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