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Wolf Biermann, postface au livre de Wladyslaw Szpilman, Le pianiste

Ce livre n'aurait eu besoin ni d'avant-propos ni de postface : il parle bien assez fort et clair de lui-même. Il se trouve seulement que Wladyslaw Szpilman m'avait prié d'apporter quelques précisions historiques alors qu'un demi-siècle s'est écoulé depuis les événements ici narrés.

L'auteur a rédigé ce récit dans sa version initiale — celle que reprend la présente édition — juste après la guerre, à Varsovie. Dans le feu de l'action, donc, ou plutôt encore sous le coup d'un profond traumatisme, et ce au contraire de la majeure partie des nombreux témoignages de rescapés de la Shoah, écrits plusieurs années, voire plusieurs décennies après les faits. J'imagine qu'un certain nombre de réponses évidentes se présenteront à l'esprit si l'on réfléchit aux raisons d'une telle période de latence.

Les lecteurs auront sans doute été frappés par le ton étonnamment distancié d'un livre pourtant composé au milieu des ruines encore fumantes de la Seconde Guerre mondiale. J'ai le sentiment que, pour décrire ses souffrances d'hier à peine, Wladyslaw Szpilman adopte un détachement qui est presque celui de la mélancolie. Comme s'il n'était pas encore revenu à lui-même après ce voyage à travers tous les cercles de l'enfer. Comme s'il racontait là le parcours d'un autre être humain, celui qu'il est devenu après l'invasion de la Pologne par les nazis.1t

Quand ce livre a été publié pour la première fois, en 1946*, il portait le titre de l'un de ses chapitres, Une ville meurt. Très vite retiré des librairies par les laquais polonais de Staline, il n'a plus été réédité jusqu'à ce jour, ni en Pologne ni ailleurs. À une époque où les pays conquis par l'armée Rouge voyaient la poigne de leurs libérateurs se refermer sur leur gorge, la nomenklatura d'Europe de l'Est ne pouvait tolérer de témoignages aussi directs, aussi sincères, aussi exigeants que celui-ci. Ils étaient trop porteurs d'amères vérités sur ces Russes, ces Polonais, ces Ukrainiens, ces Lettons, ces Juifs qui dans leur déroute en étaient venus à collaborer avec les occupants nazis.

Même en Israël, on ne voulait pas les entendre, ces tristes vérités, et aussi paradoxale qu'elle puisse paraître cette réaction est compréhensible: c'était un sujet qui restait insupportable à tous ceux qu'il concernait, victimes comme coupables, bien que pour des raisons diamétralement opposées, évidemment.

Lui qui a compté nos heures Continue à compter. Mais que compte-il, dites-moi? Il compte et recompte...

Paul Celan

Des chiffres, encore des chiffres: sur les trois millions et demi de Juifs qui vivaient jadis en Pologne, deux cent quarante mille ont survécu à l'occupation nazie. Certes, l'antisémitisme local était virulent bien avant l'invasion allemande, et cependant trois à quatre cent mille Polonais ont risqué leur vie pour sauver des Juifs. Un tiers des seize mille Aryens honorés à Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem, étaient d'origine polonaise. Pourquoi un calcul aussi précis ? Parce que si tout le monde sait que la violence antisémite a fini par devenir partie intégrante des traditions de ce pays on ignore très souvent qu'aucun autre peuple d'Europe n'a soustrait autant deJuifs à la main meurtrière des nazis. Si vous cachiez unJuif en France, vous risquiez la prison ou la déportation ; en Allemagne, cela vous coûtait la vie ; en Pologne, c'était toute votre famille qui était massacrée avec vous.

Un aspect de la personnalité de Szpilman m'a particulièrement frappé : dans la gamme de ses émotions, le ressentiment, le désir de vengeance ne semblent pas exister. Je me souviens d'un jour où nous étions réunis à Varsovie. Ses tournées de pianiste l'avaient conduit dans le monde entier, mais il était maintenant là, épuisé, assis devant son vieux piano à queue qui avait grand besoin d'être réaccordé, et à ce moment il a eu une remarque presque puérile, à la fois ironique et d'une terrible gravité: « Dans ma jeunesse, j'ai étudié deux ans à Berlin. Je n'arrive tout simplement pas à les comprendre, les Allemands... Ils avaient un sens de la musique tellement extraordinaire ! »

Le tableau que ce livre nous donne de la vie quotidienne dans le ghetto de Varsovie est lui aussi plein d'enseignement. Grâce à la description de Wladyslaw Szpilman, nous en arrivons à mieux saisir ce dont nous nous doutions déjà: la prison, le ghetto, le camp de concentration, leurs baraquements, leurs miradors, leurs chambres à gaz, ne sont pas conçus pour anoblir l'être humain; la faim ne le rend pas plus sublime, au contraire. Ou, pour parler cru: même derrière les barbelés, une crapule restera une crapule. Mais ce genre de simplifications a aussi ses limites. Il y a eu des vauriens patentés, des escrocs notoires qui ont manifesté bien plus de courage et d'humanité dans ces lieux de souffrance que de respectables petits-bourgeois.

Parfois, quand il évoque la Shoah, la prose épurée de Szpilman atteint la densité de la poésie.je pense notamment à cette scène à l' Umschlagplatz lorsque le sort du narrateur est déjà scellé, qu'il va être emmené vers un avenir inconnu, mais que chacun pressent comme une mort certaine, et qu'à cet instant l'auteur, ses parents, ses sœurs et son frère se partagent un caramel en six, leur dernier repas pris ensemble. Et je me rappelle aussi l'indignation de ce dentiste tandis qu'ils attendent le train de la mort: «C'est une honte pour nous tous ! Nous les laissons nous conduire à la tuerie comme des moutons à l'abattoir ! Si nous attaquions les Allemands, le demi-million que nous sommes, nous pourrions nous libérer du ghetto, ou en tout cas mourir dignement, au lieu de laisser une page aussi honteuse dans l'Histoire !» Et la réplique apportée par le père de Szpilman : «Nous ne sommes pas des héros, nous, mais des gens tout ce qu'il y a d'ordinaire ! Et c'est pourquoi nous préférons prendre le risque de garder l'espoir même dans ces dix pour cent de chances que nous avons de survivre.» Ainsi que cela peut arriver dans toute authentique tragédie, ils avaient raison, l'un et l'autre.

Fallait-il résister, ou non ? Cette question à jamais ouverte, les Juifs l'ont débattue des milliers de fois, considérée sous tous ses aspects, et nul doute que leur descendance continuera à le faire. Pour ma part, je suis enclin à une approche plus pragmatique : comment ces malheureux, tous des civils, comment ces femmes, ces enfants, ces vieillards que Dieu et le reste du monde avaient abandonnés, comment ces hommes malades et affamés auraient-ils pu se défendre face à une entreprise d'extermination aussi systématique, aussi parfaite ? La résistance était impossible... et cependant elle a existé. Le soulèvement armé du ghetto de Varsovie, ainsi que les centaines d'actes de bravoure dont les partisans juifs ont été capables, prouvent qu'elle a même pu être fort efficace. Et il y a eu aussi des révoltes à Sobibor, voire à Treblinka... Je pense également à Lydia Vago et à Sarah Ehrenhalt, réfugiées en Israël après avoir survécu au travail forcé à la cartoucherie «Union» d'Auschwitz, la fabrique d'où ont été sortis les explosifs qui allaient permettre de détruire l'un des fours crématoires du camp.

Wladyslaw Szpilman a pris une part active à cette courageuse résistance. Il le mentionne rapidement dans son récit, avec une grande modestie : ce n'était pas seulement du pain ou des pommes de terre qu'il rapportait clandestinement de la partie aryenne de la ville où sa colonne de forçats était conduite chaque jour par les nazis, mais aussi des munitions.

La présente édition offre également aux lecteurs, pour la première fois, des extraits du journal de Wilm Hosenfeld, cet officier de la Wehrmacht sans lequel Szpilman, un Juif polonais, n'aurait probablement pas survécu. Enseignant de profession, Hosenfeld avait déjà servi sous les drapeaux en tant que lieutenant au cours de la Première Guerre mondiale, ce qui expliquerait qu'il ait été jugé trop âgé pour être envoyé au front en 1939, recevant une affectation plus administrative qu'opérationnelle : il était chargé de superviser toutes les installations sportives de Varsovie réquisitionnées par la Werhmacht afin que ses soldats puissent se maintenir en bonne condition physique. Dans les derniers jours du conflit, le capitaine Hosenfeld allait être fait prisonnier par l'armée soviétique. Il est mort en captivité sept ans plus tard.

Au début de son épopée, Wladyslaw Szpilman est sauvé par un des membres de la police juive du ghetto, tant haïe par ses habitants; à la fin, c'est un officier allemand qui découvre le pianiste moribond dans les ruines désertées de Varsovie, et qui non seulement l'épargne mais lui apporte de la nourriture, un édredon et un manteau dans sa cachette. On se croirait dans un conte de fées hollywoodien et pourtant cette terrible histoire est bien réelle. L'un des représentants abhorrés de la « race supérieure » s'est transformé en ange gardien. Et alors qu'il est désormais évident que l'Allemagne d'Hitler a perdu la guerre le fugitif a la prévoyance de donner à son anonyme protecteur une information importante : « S'il vous arrive quoi que ce soit, si je peux vous aider d'une quelconque manière, retenez mon nom : Szpilman, à Radio Pologne. » Je tiens de l'intéressé lui-même qu'il a entrepris de rechercher son sauveur dès 1945. Sans succès : lorsqu'il s'est rendu à l'endroit où son ami violoniste avait aperçu cet homme, le camp de détention provisoire avait déjà été déplacé.

Hosenfeld est donc mort en détention, à Stalingrad, un an avant la disparition du maître de l'URSS. Pendant sa captivité, il avait subi des tortures constantes car les officiers soviétiques prenaient pour un mensonge particulièrement révoltant son insistance à affirmer qu'il avait sauvé la vie à des Juifs. Victime de plusieurs accidents cérébraux, il avait fini sa vie très diminué, un enfant battu qui ne comprend pas pourquoi on le roue de coups, tout espoir ruiné en lui. Mais il avait tout de même réussi à envoyer son journal intime en Allemagne.

Sa dernière permission remontait à la Pentecôte 1944. Il existe une belle photo de l'officier échappé un moment de la sale guerre, impeccable dans son uniforme blanc, entouré des êtres aimés, sa femme et ses enfants. Une image idyllique, empreinte d'une paix éternelle.

La famille Hosenfeld a conservé précieusement les deux calepins couverts d'une écriture serrée. La dernière annotation date du 11 août 1944, ce qui signifie que le capitaine transmettait ses commentaires les plus dévastateurs à ses proches par la poste militaire. On redoute d'imaginer ce qui lui serait arrivé si les deux carnets étaient tombés entre les mains des sinistres sbires en manteaux de cuir... Ils l'auraient massacré sur place.

Le fils de Wilm Hosenfeld m'a donné une description très vivante de la personnalité de son père : « C'était un enseignant passionné par son travail, qui prenait à cœur sa mission de pédagogue. Après la Première Guerre mondiale, à une époque où les punitions corporelles étaient encore la règle dans les établissements scolaires, il traitait ses élèves avec un respect et une patience très inhabituels. À l'école de village de Spessart, il lui arrivait souvent de prendre ceux de la petite classe sur ses genoux pour les aider à déchiffrer l'alphabet s'ils n'y arrivaient pas bien. Et il avait toujours deux mouchoirs dans sa poche, un pour lui et un autre pour ses plus jeunes élèves, dont le nez coulait tout le temps ! »

« Pendant l'hiver 39-40, l'unité de mon père, qui avait quitté Fulda pour la Pologne à l'automne, a été stationnée dans la petite ville de Wegrow, à l'est de Varsovie. Auparavant, les autorités allemandes avaient réquisitionné tout le foin destiné au départ à l'armée polonaise. Par une journée très froide, mon père a aperçu par hasard un SS qui s'était emparé d'un garçon, un écolier, qu'on venait de surprendre en train de dérober du foin réquisitionné dans une grange. À peine une brassée, sans doute, mais il était clair que l'autre s'apprêtait à l'abattre, pour le punir de son vol et pour faire un exemple. Mon père m'a raconté qu'il s'était jeté sur le SS en criant: «Vous ne pouvez pas tuer cet enfant ! » Alors le SS a sorti son pistolet, l'a braqué sur lui et lui a dit d'une voix menaçante : « Si tu ne disparais pas d'ici tout de suite, je te tue toi aussi ! » Il lui a fallu très longtemps pour surmonter le choc. Il n'en a parlé qu'une fois, deux ou trois ans plus tard, pendant une permission. J'ai été le seul de la famille à entendre cette histoire.»

Wladyslaw Szpilman a retrouvé son piano à la radio de Varsovie dès la fin de la guerre. Les programmes de la station ont repris précisément avec son interprétation de l'œuvre de Chopin qu'il était en train de jouer le jour de 1939 où un déluge de bombes allemandes avait réduit l'émetteur au silence. On pourrait dire que la retransmission de ce Nocturne en ut dièse mineur n'avait donc été que brièvement interrompue : six années, le temps que Herr Hitler puisse exécuter sa partition sur la scène mondiale...

Szpilman est resté sans aucunes nouvelles de son ange gardien pendant quatre ans. En 1950, pourtant, un témoignage inattendu allait se présenter : un certain Leon Warm, Juif polonais partant vivre à l'étranger, avait fait un détour par l'Allemagne fédérale pour rendre visite à la famille Hosenfeld. L'un des fils de Wilm devait écrire à ce sujet : « Au cours des premières années qui ont suivi la guerre, ma mère vivait avec mon frère cadet et ma sœur dans une partie de notre ancien logement de fonction de l'école de Thalau, un village du massif montagneux du Rhoen. Le 14 novembre 1950, un sympathique jeune Polonais s'est présenté chez elle. Il cherchait mon père, qu'il avait connu à Varsovie pendant la guerre. Il se trouve que cet homme avait réussi à ouvrir une des bouches d'aération condamnées par des fils barbelés dans le wagon à bestiaux où il avait été enfermé avec ses compagnons d'infortune, en route pour le camp d'extermination de Treblinka. Il avait sauté du train en marche, échappant à la mort. Mon père, qu'il avait rencontré par l'intermédiaire d'amis de Varsovie, lui avait obtenu un laissez-passer sous un faux nom et lui avait trouvé une place d'employé au complexe sportif de la capitale. Puis il avait exercé son métier de chimiste en Pologne avant de décider d'émigrer en Australie, où il se proposait de créer son laboratoire».

Grâce à cette visite, Leon Warm allait apprendre de Frau Hosenfeld que son mari était toujours en vie. Elle avait reçu quelques lettres qui le lui prouvaient. L'épouse de Wilm lui avait même montré une carte postale datée du 15 juillet 1946, sur laquelle il avait dressé une liste de Juifs et de Polonais qu'il avait personnellement sauvés, en demandant à sa femme d'entrer en contact avec ces personnes pour leur demander d'intervenir en sa faveur. En quatrième position dans la liste, ils avaient réussi à déchiffrer : « Wladislaus Spielmann, pianiste à Radio Varsovie ».

Le souvenir de Wilm Hosenfeld restait également vivace dans la mémoire d'une famille polonaise, les Cieciora. Au cours des premiers jours de la « guerre éclair », en effet, la femme de Stanislaw Cieciora avait vécu une expérience des plus étranges alors qu'elle se rendait au camp de prisonniers de Pabianice, où son mari blessé au combat devait certainement être détenu avec d'autres soldats de l'armée en déroute, lui avait-on dit. Sur la route, elle avait croisé un officier allemand en bicyclette, qui lui avait demandé où elle allait. Tétanisée par la peur, elle était cependant parvenue à bredouiller la vérité : « Mon mari... il est militaire et il est malade... au camp, là-bas... Moi je vais bientôt mettre mon enfant au monde et je crains pour sa vie. » L'Allemand avait noté le nom du prisonnier, puis il lui avait dit de retourner chez elle en lui promettant : « Votre mari sera à la maison dans trois jours. » Ce qui s'était réalisé.

Par la suite, Hosenfeld était passé les voir de temps à autre et ils s'étaient liés d'amitié. Cet Allemand hors du commun avait entrepris d'apprendre le polonais ; catholique pratiquant, il se rendait même parfois à l'église en compagnie de ses nouveaux amis, assistant à la messe ordinaire dans son uniforme de la Wehrmacht. Quel symbole, vraiment, un officier sanglé du « manteau vertde-gris des assassins » agenouillé devant un curé polonais et recevant sur sa langue aryenne l'hostie déposée par un « sous-homme de Slave » !

De fil en aiguille, la famille Cieciora lui avait confié son inquiétude au sujet du frère de Stanislaw, un prêtre passé dans la clandestinité que les Allemands recherchaient activement. Hosenfeld allait le sauver également, de même que par la suite un ami des Cieciora, qu'il était arrivé à tirer des griffes de l'occupant en le faisant descendre d'un camion militaire. C'est dans la relation des faits donnée par la fille du capitaine Hosenfeld que j'ai découvert comment ces deux hommes ont échappé à la mort : « Au printemps 1973, nous avons reçu la visite de Maciej Cieciora, venu de Posen (Poznan). Son oncle, un curé, avait dû fuir la Gestapo après l'invasion allemande de l'automne 1939. Mon père, qui avait alors la charge des complexes sportifs de Varsovie réquisitionnés par la Wehrmacht, l'avait pris sous sa protection en lui donnant un travail dans son bureau sous le nom d'emprunt de Cichocki. C'est par l'intermédiaire du père Cieciora, avec lequel il s'était rapidement lié d'amitié, qu'il avait fait la connaissance du beau-frère de celui-ci, un M. Koschel. Et il l'avait revu dans des circonstances très exceptionnelles.

« D'après ce que Maciej Cieciora nous a raconté, les résistants polonais avaient abattu des soldats allemands dans le quartier de Varsovie où habitaient les Koschel. Cela devait se passer en 1943, certainement. En conséquence, les SS avaient opéré une rafle, arrêtant plusieurs résidents de ce quartier, dont M. Koschel, et les embarquant dans un camion militaire : les malheureux, devaient être conduits hors de la ville et fusillés immédiatement, en forme de représailles.

«Un heureux hasard a voulu que mon père soit passé à pied près de ce véhicule alors que celui-ci franchissait un carrefour du centre-ville. Reconnaissant cet officier qu'il connaissait sur le trottoir, M. Koschel lui a adressé de grands signes, un appel à l'aide que mon père a aussitôt compris. Avec une remarquable présence d'esprit, il s'est jeté sur la chaussée en ordonnant d'un geste au chauffeur de s'arrêter. « Il me faut quelqu'un, c'est urgent ! », a-t-il alors lancé d'un ton impérieux au SS qui commandait l'escouade. Puis il est monté dans le camion, il a examiné ses occupants et il a montré Koschel du doigt. Les SS l'ont laissé redescendre avec lui et il a été sauvé. »

Le monde est petit, décidément. Et plein de surprises. Huit années après l'effondrement du bloc soviétique, le consul de Pologne à Hambourg n'est autre que... le fils de Stanislaw Cieciora. Lequel m'a confié un détail émouvant : même pendant la guerre, par gratitude envers le capitaine, ses parents ont tenu à envoyer des colis de vivres à la famille Hosenfeld. Des saucisses et du beurre partis de la Pologne ravagée par la famine pour l'Allemagne d'Hitler...

Par le truchement de la radio polonaise, Leon Warm allait entrer en contact avec Wladyslaw Szpilman. Il lui a transmis la liste des personnes que Wilm Hosenfeld avait sauvées, ainsi que son appel à l'aide désespéré. C'était il y a près d'un demi-siècle, aujourd'hui.

En 1957, Szpilman réalise une tournée en Allemagne de l'Ouest avec le grand violoniste Bronislav Gimpel. À cette occasion, les deux musiciens se rendent à Thalau, où ils rencontrent Annemarie Hosenfeld, la femme du courageux officier, et leurs deux fils, Helmut et Detlef. À Szpilman, la veuve confiera la photographie de son mari disparu qui est reproduite dans le présent ouvrage.

À l'été 1997, alors que la publication en allemand de ce livre pratiquement tombé dans l'oubli venait d'être décidée et que j'interrogeais le vieil homme au sujet de Wilm Hosenfeld, il m'a répondu en ces termes : « ]e n'aime pas parler de cela, vous savez... Je n'en ai jamais dit un mot à quiconque, pas même à ma femme ni à mes deux fils. Pourquoi, me demanderez-vous ? Parce que j'avais honte, voilà... Voyez-vous, quand j'ai fini par apprendre le nom de cet officier allemand dans les derniers mois de 1950, j'ai lutté contre l'appréhension et j'ai surmonté mon dégoût pour accomplir une démarche qui m'était très pénible. Je suis allé me présenter humblement devant un criminel auquel aucun homme de bien en Pologne n'aurait voulu adresser la parole : Jakub Berman.

« C'était le chef du NKVD polonais. La personne la plus puissante du pays, à l'époque, encore plus influente que le ministre de l'Intérieur. Et un salaud fini, ce que tout le monde savait pertinemment. Mais je voulais essayer quand même, et donc je suis allé le voir et je lui ai tout raconté, tout en ajoutant que je n'étais pas le seul à avoir été sauvé par Hosenfeld. Qu'il avait protégé des enfants juifs, également, et que dès le début de la guerre il achetait des chaussures à de petits Polonais, leur donnait à manger... Je lui ai aussi parlé de Leon Warm, et de la famille Cieciora. Beaucoup, beaucoup de gens doivent la vie à cet Allemand, ai-je insisté. Berman m'a écouté attentivement. Il m'a promis de faire ce qui était en son pouvoir. Au bout de quelques jours, il a même téléphoné chez nous, personnellement. Pour dire qu'il était désolé mais qu'il ne pouvait rien pour lui. « Si votre Allemand était encore en Pologne, on aurait été en mesure de le sortir de là, m' a-t-il déclaré, mais nos camarades soviétiques, eux, ne le lâcheront pas. D'après eux, votre capitaine appartenait à une unité qui menait des activités d'espionnage. Donc nous autres, Polonais, nous n'avons aucun moyen d'intervention. Je suis impuissant, à ce niveau. » Lui, un homme qui faisait la pluie et le beau temps grâce à Staline ! Résultat, je me suis adressé au pire gredin de la bande et cela n'a servi à rien...»

Dans la Pologne de l'immédiat après-guerre, il aurait été impossible de publier un livre dépeignant le courage et l'abnégation d'un officier allemand. Les lecteurs d'aujourd'hui apprendront sans doute avec intérêt que dans la version initiale de son récit Wladyslaw Szpilman avait été contraint de transformer Wilm Hosenfeld en... Autrichien. Aussi absurde que cela puisse paraître, un ange gardien venu d'Autriche et non d'Allemagne était donc un « moindre mal », en ce temps-là. C'est qu'en pleine guerre froide l'Autriche et l'Allemagne de l'Est avaient un argument hypocrite en commun : l'une et l'autre prétendaient avoir subi à leur corps défendant l'occupation des troupes du Reich.

Au musée Yad Vashem de Jérusalem, l'Allée des Justes est formée de jeunes arbres plantés en souvenir de tous les Gentils qui ont sauvé des Juifs de l'Holocauste. Un arbre pour une femme ou un homme de bonne volonté, dont les noms sont inscrits sur de petites plaques à côté des troncs jaillissant du sol rocailleux. Qui entre dans ce lieu de mémoire passe donc devant ces milliers de noms, à jamais préservés de l'oubli. Pour ma part, j'œuvre à ce qu'il y ait bientôt, quelque part dans l'Allée des Justes, un arbre nourri de l'eau du Jourdain qui porte celui du capitaine Wilm Hosenfeld. Wladyslaw Szpilman, disparu à l'été 2000, n'est plus là pour le planter. Espérons que cet honneur revienne bientôt à son fils Andrzej.

Wolf  Biermann

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*. C'est-à-dire la même année que paraissait dans un journal juif de Buenos Aires le court et fascinant texte de Zvi Kolitz, Yossel Rakover s'adresseà Dieu, dont le personnage écritpeuavantsamort:" LesJuifsne crient pas. Ils accueillent la mort comme une délivrance. Le ghetto de Varsovie meurt en combattant. Il tire, il lutte, il brûle et il meurt, mais sans un cri ", in Yossel Rakover s'adresse à Dieu, trad. Léa Marcou, MarenSell-Calmann-Lévy, Paris, 1998, p. 24. (N.d.T.)

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Jeudi 16 Mars, 2023