Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte —— Les œuvres pour piano seul de Franz liszt
Les études ; Les rhapsodies ; Les années de Pèlerinage ; Harmonies poétiques et religieuses ; Consolations ; Apparitions.
Rhapsodies 1 à 15 ; rhapsodies 16 à 19 ; Rhapsodie espagnole.
Après l’inlassable découvreur (et souvent poète) des études, voici, tout aussi diaboliquement virtuose, le Liszt rhapsode. Un Liszt qui opére un retour vers ses souvenirs d’enfance et qui, avec ses Rhapsodies hongroises, déclare avoir « voulu donner une sorte d’épopée nationale de la musique bohémienne ». En réalité, ces rhapsodies « ne sont nullement hongroises, mais proprement tziganes, de même que les célèbres danses de Brahms. Mais cela Liszt l’ignorait. À son époque, la véritable musique magyare authentique s’était presque entièrement perdue ; du moins ne subsistait-elle que dans le fond de certaines campagnes. C’est du moins ce qu’au début du xxe siècle Bartók et Kodaly viendront nous prouver en exhumant ces mélodies et ces rythmes authentiquement hongrois, et dont les séductions sont profondément différentes de celles de la musique tzigane dont Liszt a exclusivement nourri ses Rhapsodies et le style instrumental de celles-ci ».17
« Tout hungarisme n’est certes pas banni alors de la musique tzigane, en particulier l’usage de l’échelle pentatonique. Mais ni les mélodies, ni les rythmes, ni même le style instrumental (essentiellement sobre) de la musique hongroise ne s’y retrouvent. Les rapsodies de Liszt représentent donc des évocations stylisées d’une musique à demi improvisée par ces orchestres tziganes itinérants qu’adoptèrent et fixèrent les seigneurs magyars, dont les deux protagonistes étaient un violon soliste et le zymbalier (joueur de cymbalum). C’est dans la restitution au piano de particularités de jeu et d’effets sonores empruntés à ces deux instruments types que réside une grande partie de leur intérêt, parallèlement à l’utilisation persistante de la gamme tzigane (…) et à l’alternance brusque des rythmes de Lassan (de lassu = lent) et de Friska (de friss = rapide), tous deux de mesure binaire. Le premier de caractère généralement grave, mélancolique ; le second animé d’élans fougueux. »18
Écrites dans les années 1846-1853, ces quinze premières Rhapsodies hongroises ont été diversement reçues selon les époques. « On commença, bien sûr, par les aduler, mais généralement pour de mauvaises raisons, en n’y voyant que des tours de force de bateleur, de prestidigitateur. Puis il fut de bon ton de les bouder (…) au nom d’un art moins impur, moins populaire, moins immédiat. Aujourd’hui, on aurait plutôt tendance à les redécouvrir (….). Liszt y est dans ses terres, rien ne lui va autant que l’improvisation ; ce bâtisseur qui nous a donné la sonate en si mineur(…) n’en est pas moins un rhapsode, jamais aussi heureux que lorsqu’il a pu recoudre des lambeaux. Il y met une adresse extraordinaire ; c’est ici (comme aussi dans ses paraphrases de concert, autre genre impur) qu’il faut venir admirer ses pouvoirs, le triomphe insolent de son instinct formel ; et ce don de transformer les éléments les plus hétérogènes en quelque chose que l’on reconnaît aussitôt pour du Liszt… »19 Car, derrière tous ces feux d’artifice pianistiques, il y a le plus souvent une imagination et une forme d’éloquence qui forcent l’admiration, et ces vertus ne sont pas, loin s’en faut, l’apanage des plus célèbres de ces rhapsodies (no 2 en ut dièse mineur,
Franz Liszt, Rhapsodies hongroises, no 2 par Alfred Brendel .no 6 en ré bémol majeur,
Franz Liszt, Rhapsodies hongroises, no 6, par Stanislav Ioudenitch.no 12 en ut dièse mineur,
Franz Liszt, Rhapsodies hongroises, no 12 par Murray Perahia (The Aldeburgh Recital).no 14 en fa mineur
Franz Liszt, Rhapsodies hongroises, no 14 par Michele Campanella (1974).et no 15 en la mineur « Marche de Rakocsy ».
Franz Liszt, Rhapsodies hongroises, no 15 par Balázs Szokolay, enregistrement public.
Qu’on écoute par exemple, parmi les plus courtes, la no 8 en fa dièse mineur, parfois sous-titrée « capriccio »,
Franz Liszt, Rhapsodies hongroises, no 8, par Claudio Arrau (1951).la no 10 en mi majeur
Franz Liszt, Rhapsodies hongroises, no 10, par Nelson Freire.ou, surtout, la no 11 en la mineur, et on y trouvera bien des joyaux.
Franz Liszt, Rhapsodies hongroises, no 11, par Peter Jablonski.On accordera par ailleurs une mention spéciale à la no 13 en la mineur, assurément une des plus accomplies de toutes avec son long et beau lassan, ainsi que, pour de tout autres raisons (c’est la moins tzigane du lot),
Franz Liszt, Rhapsodies hongroises, no 13 par Arcadi Volodos.à la no 5 en mi mineur (Héroïde élégiaque) qui fait au passage un clin d’œil appuyé au Chopin de la marche funèbre.
Franz Liszt, Rhapsodies hongroises, no 5 , par Roberto Szidon.On n’en négligera pas pour autant les cinq autres : qu’elles jouent la carte d’une relative sobriété, comme les nos 1 et 3, ou au contraire versent dans l’énergie la plus débridée, comme les nos 7 et 9, elles ont aussi quelques arguments à opposer à ceux qui persistent à ne voir dans ces quinze Rhapsodies hongroises qu’une vulgaire « musique de cirque ».
Franz Liszt, Rhapsodies hongroises, par György Cziffra (1957-1958.)
nos 1 à 9
nos 10 à 15
Écrites sur le tard (1882-1885), les quatre dernières rhapsodies hongroises ne sont plus que des épures du genre. « La sonorité se raréfie, la forme se rétracte, la tonalité est minée jusqu’à la dissolution, et la monotonie de la gamme tzigane se répercute sur l’harmonie.»20 Est-ce parce qu’il s’agit plus de pièces de circonstance que de créations spontanées, ou plutôt parce qu’à ce stade de sa vie, l’exubérance du compositeur a cédé la place à « l’amertume du cœur » ? En tout cas on est bien loin de la « générosité » des quinze premières rhapsodies mais, précisément pour ce qu’elles révèlent du Liszt tardif, ces pièces méritent de n’être pas complètement oubliées.
Franz Liszt, Rhapsodies hongroises, nos 16 à 19, par Roberto Szidon.
En marge des Rhapsodies hongroises, voici une pièce isolée, datée de 1863, dans laquelle celui qui, vingt ans plus tôt, dispensait ses prodigieux talents de virtuose aux quatre coins de l’Europe, se souvient de son passage en Espagne. Il y exploite tour à tour deux thèmes des plus célèbres, celui des Folies d’Espagne et celui de la Jota aragonesa, et y met toutes les ressources de son imagination pianistique. Ce morceau est diversement apprécié, certains ne voyant là que prétexte à une virtuosité avant tout démonstrative, mais il est permis d’y trouver avec Guy Sacre « quelques-unes des pages les plus inspirées de la pyrotechnie lisztienne, avec toute la poésie qui peut accompagner, dans ses bons jours, ce déploiement virtuose ».
Franz Liszt, Rhapsodies espagnole, par Murray Perahia.17. Rostand Claude, Liszt, « Solfèges », Éditions du du Seuil, Paris 1960, p. 113.
18. Tranchefort François-René, Guide de la musique de piano et de clavecin, Fayard, Paris 1998 , p. 471.
19.Sacre Guy, La Musique de piano, Robert Laffont, Paris 1998, p. 1731-1732.
Michel Rusquet
9 décembre 2020
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Mercredi 25 Mai, 2022 17:39