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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte : La musique instrumentale de Wolfgang Amadeus Mozart

Les quintettes a cordes de Wolfgang Amadeus Mozart

Mozart

Duos ; Trios avec piano ; Quatuors et quintettes avec piano ; Œuvres diverses

« Corpus incomparable dans la musique de chambre de Mozart, ces six quintettes allient une œuvre de jeunesse détendue et la transcription d'une sérénade pour vents à deux joyaux d'une ampleur de vue et d'une complexité harmonique sidérantes (K 515 et 516), avant que la série ne soit close par deux partitions typiques du dernier Mozart, où les larmes et l'angoisse se dissimulent derrière un semblant d'insouciance. »58 Incomparable, ce corpus l'est déjà historiquement, car il faudra attendre longtemps (le tout dernier Schubert, puis Brahms) pour trouver des quintettes d'un pareil niveau ; les contemporains  qui avaient ouvert la voie, les Boccherini et autre Michael Haydn, ne soutiennent pas la comparaison ; quant à Joseph Haydn, « si fécond dans le domaine du quatuor, il n'écrivit pas un seul quintette, parce qu'on ne lui en avait jamais demandé, disait-il, mais peut-être en réalité parce qu'un autre grand musicien de cette génération s'était fait de ce genre une manière de spécialité : Luigi Boccherini, qui en écrivit non moins de cent vingt-cinq. »59 Mais si ces quintettes nous sont si précieux, si on y voit si souvent le nec plus ultra de l'œuvre de chambre de Mozart, c'est que celui-ci semble avoir trouvé dans cette formation avec deux altos une sorte d'idéal lui permettant, nettement plus aisément que dans le quatuor, d'exprimer la quintessence de son génie. On sait qu'il avait une affection spéciale pour l'alto et que, lorsqu'il participait à des séances de musique de chambre, il était heureux de tenir cette partie pour se trouver immergé au sein de la polyphonie instrumentale. On sait aussi « le soin extrême qu'il apporta toujours, et dès son enfance, à la rédaction des voix intermédiaires, si négligées par la plupart de ses contemporains ».60 Dès lors, il ne pouvait qu'être à son affaire dans un genre qui faisait une place essentielle à l'alto et qui, de plus, favorisait la floraison mélodique.

Quintettes K 174 et K 406

Composé en 1773, après le dernier voyage en Italie, le K 174 en si♭majeur, tel que nous le connaissons, naquit en deux temps. Mozart en réalisa une première version, sans doute au printemps, puis la retravailla en fin d'année, s'attachant surtout au finale qu'il allait en fait profondément modifier. Dans l'intervalle, il y avait eu le choc de la découverte des opus 17 et 20 de Haydn, qui avait donné naissance aux quatuors « viennois ». Et surtout, à la fin de cette même année 1773, Michael Haydn, collègue et ami très proche des Mozart à Salzbourg, venait d'achever le troisième de ses quintettes à cordes, une œuvre très accomplie qui, très certainement,  poussa Wolfgang à « revoir sa copie ». D'où ce finale impressionnant, par ses dimensions et par l'importance donnée au travail de contrepoint et de développement thématique, un finale qui, « remanié de fond en comble, est devenu l'une des formes sonates les plus ambitieuses et élaborées du jeune Mozart… »61 D'où aussi, et corrélativement, l'aspect quelque peu hybride et déséquilibré de l'œuvre, car, malgré leur caractère très attachant et quelques passages d'une réelle densité expressive, les trois premiers mouvements se rattachent encore beaucoup à l'esprit de la sérénade. C'est notamment le cas de l'Adagio dont le caractère de rêverie nocturne est souligné par l'emploi des sourdines.

Quintette en si♭majeur K 174, IV. Allegro, par le Grumiaux Ensemble.

Le K 406 en ut mineur est dorénavant pourvu d'une seconde numérotation (K 516b) plus en phase avec sa date de composition, voisine de celle des grands quintettes (K 515 et 516) du printemps 1787. Ce superbe quintette, qu'on croirait conçu dès l'origine pour les cordes, résulte en réalité de la transcription par Mozart de sa sérénade en ut mineur K 388 pour huit instruments à vent composée cinq ans plus tôt. On suppose que le musicien recourut à cette adaptation pour des raisons pécuniaires, et on peut se dire qu'il ne choisit pas cette œuvre par hasard. « Car cette sérénade est une œuvre dramatique, austère, tendue, intensément subjective, se situant aux antipodes de toutes les conventions musicales, expressives et sociales du genre, tant par sa tonalité tragique d'ut mineur que par la rigueur de son écriture contrapuntique. De plus, elle ne comporte que quatre mouvements (un seul menuet), et, si elle sonne admirablement aux instruments à vent, il faut convenir qu'elle en dépasse fréquemment le cadre. Toutes ces caractéristiques l'inscrivent indubitablement dans l'orbite de la pure musique de chambre, et il n'est donc pas étonnant que Mozart l'ait transcrite pour les cordes. »62 On remarque d'ailleurs que, dans ce travail d'adaptation, il est resté très proche de l'original, nous laissant là une œuvre modeste par ses proportions mais grande par sa concentration et sa force expressive. Ceux qui ont dans l'oreille la version pour octuor à vents regretteront d'y perdre une certaine ampleur et surtout la magie des timbres, mais il est indéniable que l'œuvre y gagne en netteté et en tranchant, ce qui donne parfois l'impression qu'elle a été transformée dans son esprit.

Quintette en ut mineur K 406/516b, I. Allegro, par le Grumiaux Ensemble.

Quintettes K 515 et K 516

Avril et mai 1787 : les deux quintettes de ce fabuleux diptyque se suivent de très près, et leur proximité même suscite toujours réflexions et commentaires, généralement pour les opposer l'un à l'autre. Le  K 515 en ut majeur serait d'une sereine beauté, fier et optimiste, bref, olympien et chargé de lumière, alors que le K 516 en sol mineur ne serait qu'ombre, douleur, angoisse et désespoir. À la recherche d'une explication, on est inévitablement porté à établir un lien avec la lettre que Mozart adressa à son père le 4 avril, juste après avoir appris que celui-ci était au plus mal, lettre où, dans le droit fil de son engagement maçonnique, il formule sa fameuse réflexion sur la mort :  comme la mort (à y regarder de près) est le vrai but final de notre vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable et parfaite amie de l'homme, que son image, non seulement n'a plus rien d'effrayant pour moi, mais m'est très apaisante, très consolante !  La sérénité ainsi affichée se retrouverait donc, avec une évidence frappante, dans le quintette en ut majeur, achevé quinze jours plus tard. En revanche, celui en sol mineur, avec son climat angoissé et tragique, resterait, lui, en totale contradiction avec l'esprit de cette lettre, laissant donc subsister une bonne part de l'énigme. Cela dit, vouloir marquer une opposition aussi tranchée entre la  sereine lumière de l'ut majeur et l'ombre ténébreuse du sol mineur, n'est-ce pas aller trop loin ? À bien y regarder, le premier de ces deux quintettes ne cède vraiment à une sérénité sans partage que dans son finale ; ses trois premiers mouvements, s'ils affichent une fière volonté d'optimisme, comportent leur part d'ombre et de mystère, avec des accents de mélancolie, entre sourire et larmes, typiques de l'ambiguité mozartienne. Et s'il est vrai que, dans le second en sol mineur, Mozart est en proie à l'angoisse et au désespoir, ceci se manifeste surtout dans les deux premiers mouvements (Allegro et Menuet), puis, à titre de rappel, dans la ténébreuse introduction lentedu finale, car ce dernier s'abandonne à une telle allégresse insouciante qu'on a presque reproché au musicien de basculer tout d'un coup dans la frivolité. Auparavant, dans le sublimissime Adagio en mi♭majeur (tonalité qui chez Mozart marque en général une forme d'apaisement), on aura, c'est vrai, été plongé un bon moment dans les abîmes d'une « ineffable solitude, [qui] est celle d'on ne sait quelle nuit spirituelle, au sein de laquelle vacille, frêle mais inextinguible, la pure flamme mozartienne »63, mais, insensiblement ou presque, la fin du mouvement apportera un certain apaisement, laissant entrevoir une lumière salvatrice.

L'un et l'autre de très vastes dimensions, ces deux immenses chefs-d'œuvre dominent de très haut la production instrumentale mozartienne durant cette année 1787 qui s'achèvera sur la création de Don Giovanni. Ils nous montrent Mozart au sommet de sa puissance créatrice, dans un genre auquel il n'était pas revenu depuis quatorze ans mais qu'il a vraiment fait sien désormais. Œuvres de nécessité intérieure s'il en est, ils nous donnent à entendre quelques-unes de ses confidences les plus personnelles, les plus profondes, les plus déchirantes même, et c'est bien ce supplément d'âme qui en fait des œuvres d'exception.

Quintette en ut majeur K 515, Allegro, par le Fine Arts Quartet et Jean Dupouy.
Quintette en sol mineur K 516, III. Adagio ma non troppo, par le Fine Arts Quartet et Jean Dupouy.

Quintettes K 593 et K 614

Décembre 1790 et avril 1791 : ces deux ultimes quintettes sont en même temps, avec l'Adagio et Rondo pour Glasharmonica (K 617), les toutes dernières compositions de musique de chambre de Mozart. Ils sont donc proches l'un de l'autre. «  Ils ont également en commun une concision qui les oppose aux dimensions monumentales des K 515 et 516. Mais, pour le reste, ce sont deux œuvres fort différentes, la première d'une exceptionnelle tension polyphonique, s'opposant à la seconde, d'une simplicité presque populaire, au moins en apparence. »64

Ecrit au sortir du trou noir que le musicien avait connu pendant l'année 1790, fruit d'une véritable résurrection créatrice, le K 593 en majeur est une œuvre « capitale, non seulement pour sa beauté, insondable et bouleversante, mais pour sa signification. Mozart se laisse happer par une descente vertigineuse dans le vide et, après le gouffre, il essaie d'émerger puis d'exprimer une joie pure, parcourant en quatre mouvements un immense périple spirituel. »65 Le caractère dramatique de l'œuvre est affirmé d'entrée, avec cette introduction lente, lourde d'interrogations, qui, de façon totalement inattendue, réapparaîtra en fin de premier mouvement, après les tumultueuses amplifications contrapuntiques de l'Allegro. Mais c'est l'admirable Adagio qui, dans un parcours harmonique d'une imagination et d'une audace insensées, va nous replonger momentanément dans un climat comparable à celui du K 516. Puis, après un Menuetto tonique et optimiste, ce sera, dans un élan de liesse communicative et de folle liberté, l'éblouissant finale, où nous « avons affaire à une impétueuse tarentelle, d'une verve contrapuntique irrésistible en sa hardiesse d'une aisance toujours parfaite, s'inscrivant dans le cadre d'une forme sonate pratiquement monothématique. »66

Quintette en majeur K 593, II. Adagio, par le Grumiaux Ensemble.
Quintette en majeur K 593, IV. Allegro, par le Grumiaux Ensemble.

Tout aussi remarquable, le K 614 en mi♭majeur n'a cependant pas le même impact. « Son sourire de sphinx ouvert sur un monde invisible où l'allégresse se mèle au détachement l'a confiné dans une réputation aussi discrète que trompeuse. »67 D'une étonnante vitalité printanière, il évoque nettement Haydn dans ses deux derniers mouvements, et l'Allegro final, aux allures de rondo, passerait facilement pour un ultime hommage au maître d'Esterhaza. Mais cette œuvre sans histoire, qui témoigne d'une perfection de métier extrême, est du plus pur Mozart, celui de la décantation spirituelle de sa dernière année, où sa musique n'est plus que simplicité, transparence et joie teintée de renoncement. On en trouvera la quintessence dans la sérénité « seconde » du merveilleux Andante qui  se livre à de libres variations à partir d'un thème au caractère de romance française. Ce thème, a priori bien banal, reste présent en permanence dans l'une ou l'autre des parties, mais la variété inépuisable de l'harmonisation et la richesse des ornements font qu'il change constamment de visage et de signification. Loin de toute passion, par la magie de son imagination créatrice et par une facture d'une pureté incomparable, Mozart subjugue ici par un étonnant « pouvoir d'émotion, indicible en sa souriante transparence. »68

Quintette en mi♭majeur K 614, II. Andante, par le Tatrai Quartet et Anna Mauthner.

Notes

58. Macia Jean-Luc, dans « Diapason » (498), décembre 2002.

59. Halbreich Harry, dans François-René Tranchefort (dir.), « Guide de la Musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p.634 op. cit., p. 654.

60. Ibid. p. 654.

61. Ibid., p. 656.

62. Ibid., p. 661.

63. Ibid., p. 660.

64. Ibid., p. 662.

65. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (196), février 1996.

66. Halbreich Harry, op. cit., p. 663.

67. Belvire Gérard, dans « Répertoire » (133), mars 2000.

68. Halbreich Harry, op. cit., p. 664.


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Vendredi 17 Novembre, 2023

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