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Paul Valéry
1871-1945

L'invention esthétique
Dans «Cahier du Centre International de Synthèse sur l'Invention» 1938
[reproduit dans Œuvres (1) «Variété : Théorie poétique et esthétique »,
Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, Paris 1957, p. 1412-1415.

Le désordre est essentiel à la « création », en tant que celle-ci se définit par un certain « ordre ».

Cette création d'ordre tient à la fois de formations spontanées que l'on peut comparer à celles des objets naturels qui présentent des symétries ou des figures « intelligibles » par elles-mêmes ; et d'autre part, de l'acte conscient (c'est-à-dire : qui permet de distinguer et d'exprimer séparément une fin et des moyens).

En somme, dans l'œuvre d'art, deux constituants sont toujours présents : I° ceux dont nous ne concevons pas la génération, qui ne peuvent s'exprimer en actes, quoiqu'ils puissent ensuite être modifiés par actes ; 2° ceux qui sont articulés, ont pu être pensés.

Il y a dans toute œuvre une certaine proportion de ces constituants, proportion qui joue un rôle considérable dans l'art. Selon que le développement de l'un ou de l'autre est prépondérant, les époques, les écoles se distinguent. En général, les réactions successives qui marquent l'histoire d'un art ininterrompu dans le temps, se réduisent à des modifications de cette proportion, le réfléchi succédant au spontané dans le caractère principal des œuvres, et réciproquement. Mais ces deux facteurs sont toujours présents.

La composition musicale, par exemple, exige la traduction en signes d'actes (qui auront des sons pour effets) d'idées mélodiques ou rythmiques qui se détachent de l' « univers des sons » considérés comme « désordre » – ou plutôt comme ensemble virtuel de tous les ordres possibles sans que cette détermination particulière nous soit, en elle-même, concevable. Le cas de la Musique et particulièrement important, – c'est celui qui montre, à l'état le plus pur, le jeu des formations et des constructions combinées. La Musique est pourvue d'un univers de choix, – celui des sons prélevés sur l'ensemble des bruits, bien distingués de ceux-ci, et qui sont à la fois classés et repérés sur des instruments qui permettent de les produire identiquement par actes. L'univers des sons étant ainsi bien défini et organisé, l'esprit du musicien se trouve, en quelque sorte dans un seul système de possibilités : l'état musical lui est donné. S'il se produit une formation spontanée, elle pose aussitôt tout un ensemble de relations avec la totalité du monde sonore, et le travail réfléchi viendra appliquer ses actes sur ces données : il consistera à exploiter leurs divers rapports avec le domaine auquel appartiennent leurs éléments.

L'idée première se propose telle quelle. Si elle excite le besoin ou le désir de se réaliser, elle se donne une fin, qui est l'œuvre, et la conscience de cette destination appelle tout l'appareil des moyens et prend le type de l'action humaine complète. Délibérations, parti pris, tâtonnements, apparaissent dans cette phase que j'ai appelée « articulée ». Les notions de « commencement » et de « fin » qui sont étrangères à la production spontanée, n'interviennent également qu'au moment où la création esthétique doit prendre les caractères d'une fabrication.

En matière de poésie, le problème est beaucoup plus complexe. Je résume les difficultés qu'il offre :

A. La poésie et un art du langage. Le langage est une combinaison de fonctions toutes hétéroclites, coordonnées en réflexes acquis par un usage qui consiste en tâtonnements innombrables. Des éléments moteurs, auditifs, visuels, mnémoniques, forment des groupes plus ou moins stables ; et leurs conditions de production, d'émission, et les effets de leur réception sont sensiblement différents selon les personnes. La prononciation, le ton, l'allure de la voix, le choix des mots ; – d'autre part, les réactions psychiques excitées, l'état de celui à qui l'on parle... autant de variables indépendantes et de facteurs indéterminés. Tel discours ne tiendra aucun compte de l'euphonie ; tel autre, de la suite logique ; tel autre de la vraisemblance..., etc.

B. Le langage est un instrument pratique ; davantage il est attaché de si près au « moi », dont il exprime, par le plus court, tous les états à lui-même, que ses vertus esthétiques (sonorités, rythmes, résonances d'images, etc.) sont constamment négligées, et rendues imperceptibles. On arrive à les considérer comme on considère en mécanique les frottements (Disparition de la Calligraphie).

C. La poésie, art du langage, est donc contrainte de lutter contre la pratique et l'accélération moderne de la pratique. Elle mettra en valeur tout ce qui peut la différencier de la prose.

D. Donc, tout différent du musicien et moins heureux, le poète est contraint de créer, à chaque création, l'univers de la poésie, – c'est-à-dire : l'état psychique et affectif dans lequel le langage peut remplir un rôle tout autre que celui de signifier ce qui est ou fut ou va être. Et tandis que le langage pratique est détruit, résorbé, une fois le but atteint (la compréhension), le langage poétique doit tendre à la conservation de la forme.

E. Signification n'est donc pas pour le poète l'élément essentiel, et finalement le seul, du langage : il n'en est que l'un des constituants. L'opération du poète s'exerce au moyen de la valeur complexe des mots, c'est-à-dire en composant à la fois son et sens (je simplifie...) comme l'algèbre opérant sur des nombres complexes. Je m'excuse de cette image.

F. De même, la notion simple de sens des paroles ne suffit pas à la poésie : j'ai parlé de résonance, tout à l'heure, par figure. Je voulais faire allusion aux effets psychiques que produisent les groupements de mots et de physionomies de mots, indépendamment des liaisons syntaxiques, et par les influences réciproques (c'est-à-dire : non syntaxiques) de leurs voisinages.

G. Enfin, les effets poétiques sont instantanés, comme tous les effets esthétiques, comme tous les effets sensoriels.

La poésie est d'ailleurs essentiellement « in actu ». Un poème n'existe qu'au moment de sa diction, et sa vraie valeur est inséparable de cette condition d'exécution. C'est dire à quel point l'enseignement de la poésie est absurde, qui se désintéresse totalement de la prononciation et de la diction.

Il résulte de tout ceci que la création poétique est une catégorie très particulière d'entre les créations artistiques ; à cause de la nature du langage.

Cette nature complexe fait que l'état naissant des poèmes peut être très divers : tantôt un certain sujet, tantôt un groupe de mots, tantôt un simple rythme, tantôt (même) un schéma de forme prosodique, peuvent servir de germes et se développer en pièce organisée.

C'est un fait important à noter que cette équivalence des germes. J'oubliais, parmi ceux que j'ai cités, de mentionner les plus étonnants. Une feuille de papier blanc ; un temps vide ; un lapsus ; une erreur de lecture ; une plume agréable à la main.

Je n'entrerai pas dans l'examen du travail conscient, et de la question de l'analyser en actes. Je n'ai voulu que donner une idée très sommaire du domaine de l'invention poétique proprement dite qu'il ne faut pas confondre, comme on le fait constamment, avec celui de l'imagination sans conditions et sans matière.

références / musicologie.org 2003