Chefs-d'œuvre de l'art / Grands musiciens (68) : Rimski-Korsakov (2), Hachette-Fabri, Paris 289 mars 1969.
Nikolaï Rimski-Korsakov, Capriccio espagnol, opus 34, 1. Alborada (Vivace e strepitoso), 2. II Variations (Andante con moto), 3. Alborada (Vivo e strepitoso), 4. Scène et chanson gitanes (Allegretto), 5. Fandango des Asturies, Orchestre symphonique du Festival de Londres, sous la direction de Thomas Greene. (Enregistrement MUSIDISC RC 424).L’intérêt que de nombreux compositeurs de l’école nationale russe éprouvent pour l’Espagne devient presque traditionnel après l’exemple de Glinka, qui composa, vers le milieu du xixe siècle, la Jota aragonaise et l’ouverture Nuit d’été à Madrid. Il est facile de trouver les raisons de cette prédilection : la recherche d’une nouvelle fraîcheur d’expression, qui pousse les compositeurs russes à étudier le patr¬moine musical populaire pour le transcrire sous forme de symphonies, les entraîne dans des directions qui ne sont pas exclusivement nationales. On note en effet des rencontres occasionnelles avec la musique populaire de la Finlande, de la Pologne, de la Carélie, de la Hongrie. L’Espagne surtout, totalement inexplorée encore du point de vue musical, offre un terrain idéal par l’attrait extraordinaire de ses rythmes et de ses mélodies chargées de couleur ; en outre, cette musique possède certains points communs, assez singuliers, avec la tradition musicale orientale. Enfin, les Russes s’intéressent à ce pays par un besoin naturel d’évasion et de dépaysement vers des terres inconnues.
Ce désir d’évasion, caractéristique de l’âme russe, se trouve admirablement illustré par Rimski-Korsakov dans les fantasmagories du Capriccio espagnol, et surtout dans le merveilleux poème d’aventures marines qu’est Sadko.
Mais la rencontre du compositeur avec l’Espagne ne pouvait rester à la limite du divertissement pur, sans l’approfondissement total que seule apporte une connais¬sance parfaite du milieu original.
Critique sévère de ses propres créations, Rimski-Korsakov définit le Capriccio comme un morceau « vif et brillant mais superficiel ».
Ce dernier caractère paraît indubitable, mais pour la vivacité et la splendeur des coloris, la partition du Capriccio espagnol connaît peu de rivales.
La perfection de l’écriture orchestrale du musicien ruse est célèbre ; on a souvent essayé de la juger sévèrement comme un vernis trop brillant et cherchant à masquer les défaillances de construction. Or, il arrive que ce vernis possède un tel éclat qu’il revêt une poésie profonde et vraie ; de plus, il faut souligner que l’habileté de Rimski-Korsakov ne se limite pas à l’orchestration. Une audition attentive permet de découvrir la richesse harmonique et rythmique de l’écriture, qui abonde toujours en idées parfaitement maîtrisées. Si cette musique ne plaît pas toujours, pour des raisons valables, sur le plan de l’équilibre — entre inspiration poétique et réalisation technique —, la réussite est cependant indiscutable.
Le Capriccio espagnol fut composé en 1887 sur les éléments d’une Fantaisie sur des thèmes espagnols pour violon et orchestre restée inachevée ; le Capriccio conserve d’ailleurs de larges passages pour violon seul.
L’orchestre se compose de deux flûtes et une petite flûte, deux hautbois et un cor anglais, deux clarinettes, deux bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, tuba, timbales, triangle, castagnettes, tambourin, tambour militaire, cymbales, grosse caisse, harpe et cordes.
Nikolaï Rimski-Korsakov, La Grande Pâque russe, ouverture sur des thèmes liturgiqueus, opus 36, Orchestre symphonique de Vienne, sous la direction de Heinrich Hollreiser. (Enregistrement vox, PL 11690).Revenu à des thèmes et à une atmosphère typiquement russes, Rimski-Korsakov révèle sa véritable nature de musicien ; dès lors il obtient des résultats absolument surprenants. Ici, son imagination, loin de rester superficielle explore avec une sensibilité profonde un épisode particulièrement bien choisi de la vie populaire russe.
Avec la Grande Pâque russe, il vise à tracer une fresque évoquant, sans aucun esprit religieux, les cérémonies liturgiques de Pâques. L’auteur s’attache à peindre la grandie se fête du peuple aux couleurs éclatantes, aux lumières fastueuses, tissée d’éléments chrétiens et païens, et, lorsque Rimski cite longuement des thèmes liturgiques, c’est seulement dans la mesure où ceux-ci font partie de l’atmosphère de cette journée mouvementée.
Dans cette page de musique haute en couleur, l’atmosphère passe de la dévotion recueillie du début, d’une immobilité presque mystique, à une animation croissante qui éclate en une joyeuse volée de cloches, pour s’achever enfin sur les accents d’une kermesse irrésistible.
Cette partition fut achevée en 1888 et comporte : trois flûtes et une petite flûte, deux hautbois, deux clarinettes, deux bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones tuba, timbales, cloches, triangle, cymbales, grosse caisse, tam-tam, harpe et cordes.
1. Cf. M. R. Hofmann, Kimsky-Korsakow, Paris (Flammarion) 1958.
Maison natale de Rimski-Korsakov à Tikhvine, dans la province de Novgorod (gravure d’après un dessin d’Orlov) - A.I.R.C. - U.R.S.S.
Que valait la musique russe ou, plus exactement, la musique en Russie, avant que Nicolas Rimski-Korsakov et certains de ses grands contemporains — tels que Moussorgski, Borodine, Tchaïkovski — n’imposent à l’attention du monde leurs créations originales ?
Sans remonter trop en arrière, nous savons que les tsars du xviiie siècle, de Pierre le Grand à la grande Catherine, aimaient beaucoup la musique et lui réservaient une place importante dans la vie de Cour. Des compositeurs, des musiciens, des chanteurs, des maîtres de ballet provenant des pays occidentaux, en particulier de l’Italie, étaient constamment invités. La musique italienne connaissait alors une célébrité universelle et jouissait d’une suprématie incontestée dans deux domaines au moins : les œuvres pour violon et surtout l’opéra, sa plus grande gloire. Les musiciens italiens établis en Russie s’y sentaient comme chez eux : on couvrait d’honneurs et de récompenses le virtuose que la bienveillance du tsar ou de la tsarine avait choisi pour organiser la vie musicale de la Cour.
Araja, Galuppi, Paesiello, Cimarosa, Salieri, tels sont, parmi tant d’autres, les noms italiens que l’on retrouve dans les chroniques russes du temps. Pourtant, une tradition musicale authentiquement russe ne faisait pas défaut. Depuis des siècles, il existait une musique populaire bien caractérisée que les Skomoroks, bouffons et acteurs, interprétaient à l’occasion de spectacles musicaux sur les places des villages : ils chantaient, jouaient des instruments les plus divers et dansaient; on les a souvent rapprochés de nos trouvères et troubadours, ou des Meistersinger d’outre-Rhin. À côté de ces acteurs populaires, dés l’époque la plus lointaine nobles ou membres de la classe marchande firent de la musique. L’un d’eux se nommait Sadko ; Rimski-Korsakov devait immortaliser dans le poème symphonique du même nom, puis dans un opéra, les merveilleuses aventures de ce riche négociant.
Cependant, il manquait en Russie une tradition musicale « savante », formée par des écoles professionnelles et pourvue d’un public de connaisseurs.
La société russe ne comportait pas de classe moyenne comparable à celle qui commençait à se former, au même moment, dans les pays occidentaux. Lorsque les musiciens étaient issus du peuple, ils ne pouvaient faire état d’une « profession » qui, à l’époque, n’existait pas en tant que telle.
Les familles de l’aristocratie avaient néanmoins coutume d’instruire certains de leurs serfs pour composer de véritables petits orchestres privés, qui faisaient partie de leur maison au même titre que d’autres serviteurs; avec ces orchestres, on donnait parfois des concerts publics, qui s’adressaient cependant à un public restreint et choisi.
En 1748, le prince Gagarine organisa chez lui un concert ainsi annoncé : « On exécutera des concertos dans le style italien, anglais et hollandais ; on chantera en italien, en allemand, en hollandais et en anglais ; le prix d’entrée est d’un rouble. Nobles, marchands et notables sont invités à y assister. L’accès de la salle sera interdit aux ivrognes et aux femmes mal vêtues. »
Enfin, pour les familles qui n’avaient pas la possibilité d’assurer l’éducation musicale de leur entourage, il existait des professeurs chargés d’instruire à cet effet des groupes de huit ou dix musiciens. Leur tâche accomplie, ils les « repassaient » avec leurs familles aux nobles seigneurs qui le désiraient.
Ainsi donc la musique populaire des Skomoroks d’une part, celle du tsar et des nobles de l’autre, représentaient les deux centres de la vie musicale du pays. Mais, dans le second cas, il s’agissait toujours d’une musique étrangère, exécutée par des virtuoses étrangers, à l’aide d’orchestres composés de serfs. Rimski-Korsakov, soutenu par ses amis — presque tous issus de vieilles familles pour lesquelles la musique constituait un agréable divertissement —, se donna pour but d’assurer, par son œuvre, le rapprochement de ces deux catégories, de transformer l’inestimable patrimoine de la musique populaire russe pour l’adapter au moule de la tradition héritée de l’Occident, de « greffer » enfin la jeune pousse de culture musicale sur le vieil arbre de la tradition classique européenne.
Rimski-Korsakov, loin d’être un précurseur, eut en cela d’illustres prédécesseurs. Dès la seconde moitié du xviiie siècle se dessine la figure d’un certain Ivan Khandochkine, que l’on peut considérer comme le premier compositeur russe. Ses œuvres obéissent le plus souvent au style italien, sans négliger pour autant quelques variations sur des thèmes folkloriques. La manière dont le public aristocratique traite Khandochkine, ainsi que les autres Russes qui, tels Fomine, Matinsky, Pachkevitch, se hasardent les premiers à la composition, nous est révélée par l’historien Stolpiansky : « On les considérait comme de simples curiosités ou des caprices de la nature, alors que ceux qui venaient de l’étranger étaient fêtés en artistes célèbres. A la fin de ses concerts, l’Italien Lolli recevait un archet incrusté de diamants, tandis qu’une maigre récompense en argent paraissait suffisante pour le brillant compositeur russe Khandochkine. »
En réalité, le premier compositeur russe est Michel Ivanovitch Glinka. Il se montre profondément sensible au charme de la musique traditionnelle de son pays, et parvient, grâce à son talent, à la porter à un niveau artistique élevé.
Vue de Moscou (gravure de 1877), Milan, collection Bertarelli.
Couvent des demoiselles, à Moscou (gravure de 1877), Milan, collection Bertarelli.
...ce qu'il faut conseiller à quiconque visite Moscou, c'est d’utiliser les voitures publiques et de se rendre, pour déjeuner, dans les restaurants de la « Colline aux Moineaux », d'où l’on a une vue magnifique sur la ville entière...
De là s’étend un panorama splendide;
l’air pur et transparent permet de détailler un à un les minarets et les coupoles des innombrables églises qui rendent Moscou si belle et si séduisante...
(Extrait de l'Emporium de Bergame, 1896).
Un « cadet » (grav. de 1893), Milan, coll. Bertarelli.
Mariage russe (gravure de 1877), Milan, collection Bertarelli.
L’Arcade de l’Hermitage, à Saint-Pétersbourg (gravure du xixe siècle), Paris, Bibliothèque nationale.
Après avoir reçu les enseignements d’un Hongrois, Joseph Boehm, pour le violon, puis de Field et de Charles Mayer, Glinka (1804-1857) voyage beaucoup en Europe. Il va notamment, pour raison de santé, en Italie, où il rencontre Bellini et Donizetti, puis à Paris, où il fait la connaissance de Berlioz. Il poursuit en Espagne son périple ; on retrouve dans ses deux ouvertures, Jota aragonese, et Nuit d’été à Madrid, des accents très évocateurs des pays ibériques. Plus tard, à Berlin, il se tourne délibérément vers la source russe.
1836, l’année de l’achèvement et de la représentation de la Vie pour le tsar au théâtre impérial de Saint- Pétersbourg, marque, en quelque sorte, la date de naissance de la vraie musique russe. On a pu dire que, dans cet opéra, Glinka aspire simplement à composer une musique dans laquelle ses chers compatriotes puissent se sentir dans leur propre élément. En réalité, il va beaucoup plus loin, et donne à la musique russe une signification encore plus profonde.
Comme l’écrit Einstein, la Vie pour le tsar faisait vibrer une note qui devait se répercuter non dans l’opéra seulement, mais dans l’opéra russe, jusqu’au milieu du xxe siècle : la note nationale, la note légendaire ; Glinka parvient à cela grâce à des éléments de style marqués par des formes typiquement populaires quant à la mélodie et au rythme.
Le transport de la glace à Saint-Pétersbourg (gravure de 1877), Milan, collection Bertarelli.
Ce qui frappe dès l’abord à Saint-Pétersbourg, c’est la taille des maisons et la largeur des avenues... Quatre ponts relient les deux rives du fleuve : le pont Nicolas, le pont de VAmirauté, le pont d’Été et celui de la Liténée.
Seul le premier est en fer et en pierre, les autres sont fixés sur des pontons. Quand les premières glaces apparaissent, les câbles ne sont plus attachés que d’un côté, et cette masse énorme, suivant le courant, vient tout entière se bloquer contre l’un des parapets; quand le fleuve est définitivement gelé, de nombreuses équipes de soldats du génie viennent briser la glace et remettre les ponts à leur place primitive.
(Biancardi, la Russie.)
Frontispice de Fleur der neige, opéra de Rimski-Korsakov, Milan, Bibliothèque du Conservatoire Giusepe Verdi.
La musique a toujours été à l’honneur au Club Méditerranée où chaque jour, hiver comme été, les « G. M. » (lisez « Gentils Membres ») peuvent entendre un concert enregistré, composé et commenté dans le seul dessein de leur procurer une heure de délicat plaisir.
Au cours de la saison d’été, le responsable de ces concerts parcourt les villages du Club et présente des auditions en direct pour étudier les réactions du public et réserver à ses programmes la plus large audience. C’est ainsi qu’en tenue légère et sous les pins d’Arziv ou de Corfou, de nombreux auditeurs qui n’avaient jamais prêté attention à la musique ont pu découvrir les Concertos Brandebourgeois, les Quatre Saisons ou l’Amour sorcier.
Les statistiques sont là pour tirer la leçon d’une telle initiative et inspirer des conclusions réconfortantes.
Mais il est manifeste que plus une œuvre « parle » et plus elle a de chances d’être appréciée, qu’elle soit classique, romantique, contemporaine ou... sans âge !
C’est le cas de Schéhérazade, présentée l’été dernier à Aighione et dont bien des « G. M. » connaissaient peut-être quelques-unes des mélodies sans avoir découvert encore à quel point ce magnifique conte musical transpose dans un langage universel les séduisantes évocations des Mille et une Nuits.
Schéhérazade au pays d’Orphée!...
Dans la tiédeur d’une fin d’après-midi baignée d’une lumière magique, comme elle sonnait bien cette longue phrase de violon tour à tour rêveuse et sensuelle, capable d’accrocher l’oreille la plus rebelle par le charme de son arabesque!
Et quel relief dans le récit fantastique du prince Kalender ou l’amoureuse ballade du jeune prince et de sa sœur qui danse pour lui au fond du tombeau !
Il faut dire qu’il n’est pas au monde une salle de concert ou de théâtre capable d’apporter au calme thème de la mer où se balance le vaisseau de Sindbad un décor plus féerique que celui de la tranquille mer Ionienne avec, pour toile de fond, les collines de Delphes...
Il n’est pas un ciel plus accordé à cet éveil de l’imagination que la célèbre sultane semble avoir hérité du citharède de Thrace capable d’arrêter, par la beauté de son chant, toutes les forces hostiles.
Et cet accord, tous les auditeurs l’ont perçu à travers l’étincelante orchestration de Rimski-Korsakov et les feux d’artifice d’un soleil crépusculaire qui semblait s’attarder, lui aussi, pour attendre les derniers mots de la belle histoire...
André Gauthier
Le Bazar (peinture de A.M. Vasnezov, 1903) - Moscou, Musée historique d’Etat.
Mais au fait, le carillon de Pâques est-il autre chose qu’une musique d’église instrumentale et terriblement dansante ?
Et nos popes barbus, nos diacres tout de blanc vêtus qui chantent ( tempo allegro vivo !)
Pâques la radieuse », etc, ne font-ils pas revivre un peu notre antiquité païenne ?
C’est cet aspect légendaire et païen de la grande fête, cette transition des pénombres du Samedi saint vers l’éblouissante clarté de l’aube dominicale, que j’ai voulu traduire dans mon ouverture symphonique.
(Rimski-Korsakov, Chroniques de ma vie musicale).
Portrait de N. Rimski-Korsakov (dessin au crayon de LE. Pépin, 1X70) - New York, Bettmann Archives
C’est justement l’exemple de Glinka, ce maître qu’il aimera et vénérera toute sa vie, qui pousse Nicolas Rimski-Korsakov à entreprendre une carrière de compositeur : elle sera éclatante.
A la différence de tant d’autres, chez qui la passion de la musique se manifeste irrésistiblement dès l’enfance, le jeune Rimski-Korsakov ne se sent pas particulièrement attiré par l’art des sons. Il le reconnaît lui-même dans l’autobiographie précise et détaillée, presque pédante, qu’il écrit de 1876 à 1906, laissant un précieux témoignage de cette période exceptionnelle de la musique russe. « Je ne puis dire qu’à cette époque j’aimais la musique : je la supportais et j’étudiais avec une certaine application. Quelquefois, pour m’amuser, je chantais et jouais au piano ce qui me passait par la tête, mais sans ressentir d’impression profonde. C’était peut-être par manque de sensibilité, et peut-être aussi parce que je n’avais rien entendu qui pût impressionner profondément un enfant. » Et, plus loin : « J’ai déjà dit que je n’aimais pas particulièrement la musique, ou que tout au moins elle ne m’impressionnait pas vivement, pas autant en tout cas que la lecture de mes livres favoris. Cependant, pour m’amuser, par singerie, et exactement comme lorsque je jouais à l’horloger, j’essayais parfois de composer de la musique et d’écrire des notes. Grâce à mes facilités naturelles, je fus bientôt capable de transcrire, sans aide et correctement, sur le papier, un morceau joué au piano. Quelque temps après, j’arrivai à me représenter, sans le jouer au piano, ce que je voyais écrit sur mon papier. J’avais onze ans quand il me vint l’idée de composer un duo avec accompagnement de piano (probablement à l’instar du duo de Glinka). Je choisis les paroles dans un livre pour enfants. C’était, je crois, un poème intitulé le Papillon. Je parvins à composer ce duo, et je me souviens qu’il n’était pas mauvais. Je me rappelle aussi avoir commencé à composer une Ouverture pour piano à deux mains. Elle débutait par un Adagio, continuait par un Andante, un Moderato, un Allegretto, un Allegro et devait finir Presto. Je ne parvins pas à terminer cette œuvre, mais je m’amusais beaucoup à la pensée d’avoir inventé cette formule. Bien entendu, mes professeurs de piano ne s’intéressaient pas le moins du monde à mes tentatives de composition et en ignoraient l’existence. J’avais honte de parler de mes œuvres, et mes parents les considéraient comme un jeu, ce qui était effectivement le cas à cette époque. Je ne rêvais même pas de devenir musicien. J’étudiais la musique avec un zèle moyen, et ne pensais qu’à devenir marin. Du reste, mes parents me poussaient dans cette voie, car mon oncle Nikolaï Petrovitch et mon frère étaient déjà marins... »
Il semblait naturel que l’entourage du jeune Rimski, l’encourageât à étudier la musique au même titre que les autres disciplines; cependant, son avenir était fixé : il serait officier de marine, comme son oncle et son frère.
À douze ans, il quitte la ville de Tikhvine, où il est né en 1844, pour entrer à l’École navale de Saint-Pétersbourg. Il y commence comme cadet une carrière militaire qu’il ne devait pas interrompre avant 1873.
Cependant, le jeune homme, qui possède une âme raffinée et éprouve souvent le besoin de se recueillir, ne se sent pas fait pour une semblable carrière, dans un milieu ou rien ne peut encourager des aspirations artistiques. (...)
Néanmoins, il n’est pas insensible à l’attrait de la mer : « Pendant l’été, écrit-il, j’assistais aux exercices et apprenais sans trop de zèle le métier de marin. La voile me plaisait cependant beaucoup, et je grimpais hardiment et avec plaisir aux mâts et aux agrès du navire. J’aimais aussi beaucoup la nage, et je faisais avec d’autres amis jusqu’à deux fois et demie de suite le tour du bateau sans m’arrêter. Je n’éprouvais jamais le mal de mer, non plus que la peur de l’océan et de ses dangers. Mais je n’aimais pas vraiment la marine et n’en avais pas la vocation ; je n’avais pas de présence d’esprit et je n’étais pas expéditif. Dans la suite, pendant la croisière à l’étranger, je me révélai incapable de donner des commandements, de crier, d’injurier, d’exhorter, de parler sur un ton supérieur à mes subordonnés, etc. Toutes ces dispositions, indispensables dans la marine et l’armée, me manquaient entièrement. »
Si l’existence à l’école militaire de Saint-Pétersbourg ne satisfait pas le cadet, il n’en est pas de même pour la ville, qui lui offre en revanche un excellent théâtre lyrique. Nicolas le fréquente assez souvent avec son frère Voïne, son aîné de quelques années. Ses premiers enthousiasmes pour l’opéra — Donizetti, Flotow, Meyerbeer -— naissent davantage d’une curiosité à l’égard du spectacle que d’une compréhension profonde. Mais bientôt une révélation s’impose à lui : Glinka. La Vie pour le tsar le bouleverse; soudain, il se découvre. L’opéra devient un rêve qu’il ne cessera désormais de poursuivre toute sa vie.
Le théâtre Bolchoï, à Saint-Pétersbourg, vers 1889 (aquarelle de A. Benois, 1939) - Paris, coll. Anna Tcherkessoff
Le Groupe des Cinq (peinture de A.V. Mikhaïlov) - A.I.R.C. - U.R.S.S.
« Tu ne saurais croire, écrit-il en 1859 à sa mère, combien j’aime les opéras. Par contre, les morceaux pour piano ne me disent pas grand-chose ; je les trouve généralement secs et ennuyeux. Tandis qu’un opéra... j’aimerais en composer, il faudra que j’en compose coûte que coûte!... »1.
À Saint-Pétersbourg, Nicolas poursuit son instruction musicale. Il étudie le piano, mais ne connaît absolument rien de l’harmonie, de la théorie ni de l’orchestration. En novembre 1861, on le présente à Mili Balakirev, qui exercera une influence déterminante sur l’orientation du futur musicien. C’est par la Fantaisie sur des thèmes russes, puis par la Paraphrase de concert, pour piano, d’après la Vie pour le tsar, que Balakirev se fait connaître du grand public. Son œuvre, relativement restreinte, le situe très en avance sur son temps. Citons, par exemple, une fantaisie orientale, Islamey, parue à l’époque où Debussy avait à peine sept ans : elle pourrait être contemporaine de la maturité de « Claude de France », de Ravel, d’Albéniz et de Falla. Il se réclame souvent de Chopin ; c’est du reste à son instigation que l’on dresse à Zelazowa-Wola un monument à la mémoire du compositeur polonais.
Rimski lui-même évoque son personnage : « Balakirev, qui n’avait jamais suivi de cours systématique d’harmonie et de contrepoint, et ne s’était jamais occupé, même superficiellement, de ces problèmes, ne voyait sans doute pas la nécessité de telles études. Grâce à son talent personnel de pianiste et au milieu musical qu’il trouvait chez les Oulybychev, où un orchestre privé jouait sous sa direction les symphonies de Beethoven, il reçut d’un seul coup une formation pratique de véritable musicien. Excellent pianiste, déchiffreur admirable, brillant improvisateur, doué d’un sentiment juste de l’harmonie et des voix, il possédait une technique créatrice en partie innée et en partie acquise par l’expérience de ses propres essais. Il possédait le contrepoint, la forme, l’orchestration, en un mot tout ce qu’il faut à un compositeur. Il devait tout cela à une culture musicale immense, soutenue par une mémoire extraordinairement précise et solide, indispensable à quiconque veut être capable de juger de la production musicale. En tant que critique, et surtout en tant que critique de la technique musicale, il était réellement étonnant. Il percevait immédiatement chaque imperfection, chaque erreur technique ; il remarquait aussitôt un défaut de forme. Lorsque d’autres jeunes gens, ou moi-même, lui jouaient leurs essais de composition, il relevait sur-le-champ toutes les fautes de forme, de modulations, etc. et,s’asseyant au piano, nous montrait en improvisant comment il fallait corriger ou modifier. Avec son caractère despotique, il exigeait que l’on fasse les corrections exactement selon ses indications, si bien que des morceaux entiers devenaient finalement les siens plutôt que ceux de leur auteur. On l’écoutait sans un murmure, tant le charme de sa personnalité était grand... »
Une réunion d’amis, extrait d'« Album d’héliogravures d'après les peintres russes », Paris, Bibliothèque nationale.
L’hospitalité ne connaît pas de limites.
Dans certaines maisons, on t’invite à dîner par politesse, mais à ton arrivée tu seras sûr d’être le bienvenu. En entrant dans la maison d’un riche, tu trouves le vestibule chauffé comme le reste de l’appartement. Un grand nombre de domestiques attendent dans l’antichambre, puis on aperçoit une enfilade de pièces, grandes et petites, ornées de tout ce que le luxe le plus moderne peut inventer...(Biancardi, la Russie.)
Le Bazar de Moscou, extrait d'«Album d’héliogravures d’après les peintres russes », Paris, Bibliothèque nationale.
Balakirev devint l’ami de César Cui et de Modeste Moussorgski. Ceux-ci n’étaient encore à l’époque que de jeunes amateurs ; le caractère agressif et la préparation musicale de Balakirev les attiraient et ils lui obéissaient comme à un chef incontesté. Rimski fréquente bientôt assidûment la maison de Balakirev, et devient son élève. Mais la formation autodidacte et peu méthodique du « maître » ne lui permet pas d’enseigner ce que lui-même n’a pas vraiment appris. On ne parle jamais de théorie ni de contrepoint ; en revanche, on aborde nombre d’autres domaines : « Je me souviens, écrit Nicolas, qu’à cette époque il harmonisait des chansons russes qu’il avait recueillies. En suivant ses travaux, je me familiarisai bientôt avec ces chansons et avec les procédés de l’harmonisation. Balakirev avait alors une grande réserve de mélodies et de danses orientales, qu’il avait entendues au cours de son voyage au Caucase. Il me les jouait souvent avec les accompagnements et les arrangements les plus charmants. La connaissance que je fis à ce moment des chansons russes et orientales fut à l’origine de mon amour pour la musique populaire. »
Balakirev met aussitôt son nouvel élève à l’épreuve ; il ne lui demande rien moins que de composer... une symphonie. Rimski travaille avec enthousiasme ; il écrit presque entièrement la première et les deux dernières parties de l’œuvre (sans l’orchestration), lorsqu’il reçoit l’ordre brutal, et plus malvenu que jamais, de partir pour une longue croisière autour du monde à bord d’un navire-école, le clipper Almaz. Le cadet se résigne de mauvaise grâce à ce qu’il appellera par la suite « l’épreuve par l’eau », qui aurait dû lui ôter à jamais le « caprice » de composer de la musique. Toutes les conditions se trouvent ainsi réunies pour que sa volonté de se consacrer à l’art des sons disparaisse définitivement
À bord, le niveau intellectuel de l’équipage n’est guère accordé à celui de Rimski. Cependant, la sérénité morale du musicien et sa vocation artistique, loin d’en être détruites, se trouvent au contraire renforcées : « Je n’en puis plus! Quelle racaille ! Les uns s’enivrent et... les autres sont des marionnettes, des machines, des automates. D’autres encore se contentent d’être de parfaits crétins. Beaucoup
enfin sont tout bonnement des chipies !... Ah ! oui, ils sont beaux nos officiers de marine !... Pourquoi faut-il que je m’en rende compte ? Pourquoi ne suis-je pas fait comme eux tous?... Pourquoi sont-ils heureux dans leur crasse et moi pas ?... Pourtant je n’ai pas à me plaindre, en apparence je m’entends avec eux; ils me considèrent comme un bon camarade, et c’est ce que je m’efforce d’être... Pourquoi diable suis-je né avec des dispositions pour la musique ? ».Le Domestique, extrait d'« Album d’héliogravures d’après les peintres russes », Paris, Bibliothèque nationale.
...Le dimanche de Pâques, dans l'ancienne Russie, était une grande fête populaire, une véritable kermesse, un débordement d’allégresse : toutes les cloches de toutes les églises sonnaient à pleine volée du matin au soir ; dans la rue, des inconnus même s’abordaient, s’apostrophaient, se congratulaient, s’embrassaient : — Christ est ressuscité !
— En vérité, Christ est ressuscité ! Rimski-Korsakov avait observé tout cela.
Michel Hofmann.
Danses espagnoles : Majos et Majas revenant de la fête du Rocio (gravure, d’après un dessin de Gustave Doré, 1855), Milan, collection Bertarelli.
Le voyage en mer dure trois ans. Rimski est particulièrement frappé par la beauté des paysages de la côte sud-américaine, qu’il aborde après une escale aux États-Unis. Ce sont les mers de ses légendes, les vastes étendues bleues de Sadko, de Tsar Saltan... « Imaginez un temps splendide, une brise légère, une mer à peine agitée, un ciel intensément bleu... Des journées radieuses et des nuits encore plus belles... Mais non, il faut avoir vu cela de ses propres yeux pour s’en faire une idée ! »
Enfin, au mois de septembre 1865, le bateau rentre à son port d’attache, Cronstadt, où il est désarmé. Bien entendu, l’unique désir de Rimski est de se retrouver avec ses amis musiciens et de se remettre sérieusement à la composition musicale. Une agréable surprise l’attend : un nouveau personnage s’est associé au petit groupe formé par Balakirev, Cui et Moussorgski ; il s’agit du médecin-musicien Alexandre Borodine, futur auteur du Prince Igor, avec lequel Rimski devait se lier d’une profonde amitié. De plus, Balakirev a fondé avec Gabriel Lomakine une école musicale gratuite à laquelle est annexée une société de concerts. Cette école a pour but de révéler la musique à tous, d’offrir la possibilité d’une instruction musicale aux jeunes gens doués de talent mais pauvres, enfin d’exister à côté du Conservatoire de Moscou, qui vient d’être fondé, et de la Société musicale russe, deux écoles inspirées par la tradition italienne et allemande. Dans ces enseignements officiels, on ne s’attache guère à la création d’un art national, celui que Glinka, Balakirev et ses amis se proposent de découvrir.
Au Conservatoire de Moscou, l’école gratuite de Saint-Pétersbourg ne peut opposer que l’enthousiasme de ses membres. Ces jeunes gens se réunissent pour former ce qu’ils appellent « le Groupe des Cinq » ; ils se fixent un programme qui n’est pas particulièrement rigoureux, mais fort significatif. César Cui le formule, d’après les déclarations de Glinka et de Dargomizski, membres du « Groupe des Cinq » :
« I. — La nouvelle école russe veut que l’opéra, et non pas seulement la symphonie, soit absolument musical. Un des traits caractéristiques de cette école est de fuir la banalité et la vulgarité.
« II — La musique vocale au théâtre doit correspondre exactement aux intentions du texte.
« III. — Les formes de la musique d’opéra ne doivent pas dépendre des moules traditionnels accrédités par la routine ; elles doivent naître librement de la situation dramatique et des exigences du texte.
« IV. — Il importe de traduire en musique, avec le maximum de relief, le caractère et le type des divers personnages; de ne point commettre d’anachronisme dans les œuvres d’inspiration historique; de restituer fidèlement la couleur locale. »
Au retour de sa croisière, Rimski reprend avec joie le travail interrompu. Il obtient un poste de fonctionnaire, comportant peu d’heures de travail par jour et de nombreux loisirs dont il dispose librement : il les consacre à la musique. Il s’occupe de sa Symphonie, qui sera exécutée la même année (31 décembre) avec succès lors d’un concert de la Société musicale gratuite.
Par ailleurs, le jeune homme commence à trouver très insuffisant l’enseignement de Balakirev; ce dernier, de son côté, semble ne pas apprécier les connaissances techniques que Rimski a su acquérir : « J’étudiais le piano en cachette de Balakirev, car il ne m’y avait jamais encouragé ; au point de vue de l’exécution au piano, il m’avait toujours considéré comme nul. La plupart du temps c’est lui qui jouait mes œuvres. De temps à autre il s’installait à mes côtés pour jouer à quatre mains, mais à la première difficulté que nous rencontrions il s’arrêtait en disant qu’il ferait mieux d’exécuter ce morceau plus tard avec Moussorgski. Je sentais qu’au fond je m’améliorais en travaillant beaucoup chez moi, mais je redoutais de jouer en présence de Balakirev, si bien qu’il ne pouvait se rendre compte de mes progrès. En outre, les autres, et surtout Cui, me considéraient comme « incapable de jouer ». Oh, quelle triste période ! Borodine et moi-même étions toujours en butte aux railleries des autres à cause de nos faibles capacités d’exécution ; nous avions perdu toute confiance en nous-mêmes. Mais je ne me sentais pas encore tout à fait découragé et continuais à travailler en secret. Chez mon frère et chez mes amis, on me considérait comme un bon pianiste, et on me demandait de jouer pour les dames et les invités. J’obéissais. Par ignorance, beaucoup s’extasiaient devant mon jeu. Tout cela était assez bête. »
Il semblait inévitable que tôt ou tard Rimski brise les liens avec son maître pour s’engager sur sa propre voie. « Ce fut au printemps 1868, alors que je composais Anfar, que je remarquai les premiers signes d’une brisure entre Balakirev et moi. Mon indépendance s’éveillait (j’étais dans ma vingt-cinquième année) et réclamait ses droits ; le despotisme patriarcal de Balakirev commençait à me peser. Il est difficile d’établir en quoi consistaient ces signes de rupture, mais ma sincérité vis-à-vis de Mili Aléxéievitch s’altérait rapidement, et j’éprouvais moins souvent le besoin de le voir. Certes, cela me faisait toujours plaisir de passer une soirée avec lui, mais sans doute mon plaisir était-il plus grand si je la passais sans lui. Je pense que les autres membres du groupe éprouvaient le même sentiment que moi, mais nous n’en parlions jamais, et ne critiquions jamais non plus notre ami qui méritait notre respect par sa situation et son expérience, sans parler de son âge.»
Sujets populaires de Russie, la Danse russe (gravure de 1857), Paris, Bibliothèque nationale.
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Dimanche 8 Juin, 2025