Ce texte de Jacques Handschin a été prononcé au cours du 4é Congrès de
la Société internationale de musicologie à Bâle (29 juin - 3 juillet
1949). Le compte rendu à été publié à Kassel vers 1950
Musicologie et Musique
Jacques Handschin, Bâle, ci-devant St. Pétersbourg
Mesdames et Messieurs, chers collègues!
Nous sommes rassemblés ici au service d'une dame qui
s'appelle musicologie en français, Musikwissenschaft en allemand et
Mouzykowyédényé en russe. Réfléchissons un instant au nom que porte cette
dame.
Et musicologie en français, et Mouzykowyédényé en russe
sont calqués sur le modèle de l'allemand Musikwissenschaft et signifient,
au sens exact du mot, une science qui aurait la musique pour objet. C'est
l'analogue de Naturwissenschaft en allemand: science dont l'objet est la
nature et qui recherche les 1 o i s d'après lesquelles se déroule le
processus naturel. Ainsi, le but de la musicologie serait d'étudier les
lois selon lesquelles la musique est formée.
En effet, il y a eu des musicologues qui se sont
laissés séduire par cette analogie et qui ont cru qu'il s'agissait de
dévoiler dans ce sens le secret de la musique. Mais à y réfléchir un peu,
nous voyons que l'analogie cloche. Car la musique, telle qu'elle se
présente dans la réalité, n'est pas un produit de la nature, mais une
oeuvre de l'homme; ce n'est pas un objet donné, mais un „pépoyéménon” et
un „poyéménon”, une chose faite et se faisant par l'homme. En même temps,
ce n'est pas une machine mue par un ressort. Par conséquent, l'explication
de cette chose ne se réduira jamais à des lois générales, comme le
processus naturel qui se répète, toujours identique, et qui n'est, au
fond, que l'application de la loi générale.
Nous pouvons encore opposer au fait naturel l'évènement
historique, lui aussi, toujours une action humaine. Certes, les actions
humaines sont soumises à certaines lois générales — lois physiques
d'abord, lois physiologiques ensuite et, en outre, si l'on veut, lois
psychologiques. Mais ce qui importe surtout c'est le motif qui a déterminé
l'action, et ce motif dépend de l'homme. L'action historique est donc
l'expression d'une personnalité, et nous ajouterons que la personnalité
peut être collective aussi bien qu'individuelle. Cette action est
spontanée et en même temps, elle se heurte au soi-disant destin, cette
puissance qui a frappé l'esprit des anciens et qui ne semble plus
impressionner les modernes, tandis qu'elle n'est, en vérité, que
l'intervention d'une personnalité transcendante.
Ainsi, il apparaît que le fait musical se range du côté
du fait historique. L'intervention du destin pourrait sembler moins
cruelle en musique, car la réussite de l'oeuvremusicale
est seule en jeu. Mais l'élément décisif reste toujours
le motif: c'est lui qui nous détermine à agir, dans les limites du Beau,
d'une façon ou d'une autre, et cela en correspondance exacte avec nos
inclinations personnelles.
On pourrait, il est vrai, objecter qu'il y a encore, en
art, le côté technique et que, pour autant que l'art se soumet à une
technique donnée, ses créations sont moins spontanées que telle autre
action humaine. Mais la technique elle-même, celle que nous entendons ici,
reflète des inclinations qui tiennent au bon plaisir, et la preuve en est
qu'il n'existe pas, en musique, qu'une seule technique, mais différentes
sortes de technique, celle de Palestrina étant p. e. toute différente de
celle des anciens anonymes qui ont modelé le chant liturgique, oriental ou
occidental.
La technique, en art, est donc un ensemble de procédés
communs à une époque ou une nation, c'est-à-dire à une personnalité
collective. Elle représente une tradition qui se transmet et qui, en même
temps, subit des transformations, conformément aux changements du goût.
Elle se rapproche ainsi de ce qu'on appelle le style (on pourrait dire
qu'elle est le côté extérieur du style) et le style, comme on a dit, c'est
l'homme. Cette technique constitue, précisément, l'objet de ce qu'on
appelle dans nos Conservatoires la »théorie de la musique«. Nous avons là
une discipline qui met un ordre systématique dans les notions techniques
applicables à la musique et cela lui donne une apparence scientifique;
mais il reste qu'une pareille discipline s'adapte à une technique donnée,
traditionelle, dans une certaine mesure, et ainsi elle a toujours un goût
pour fondement.
La conclusion s'impose que le véritable objet de la
musicologie n'est pas la musique en tant qu'un fait donné par lui-même,
mais l'homme, pour autant qu'il s'exprime musicalement, ou alors c'est la
musique considérée dans ses rapports avec l'homme; et les hommes différant
toujours par leur personnalité individuelle ou leur personnalité
collective, qu'on pourrait appeler espèce, il y a donc lieu de parler,
plutôt que de musique tout court, d'espèces de musique. Il y aura, à vrai
dire, toujours certains éléments constituant une idée générale de la
musique, comme il y a des éléments qui constituent une idée générale de
l'homme; mais au point de vue de l'histoire, comme à celui de l'histoire
musicale, ce sera là relativement peu de chose, en comparaison de
l'infinie variété des personnalités. L'homme en soi n'existe que dans un
domaine transcendant, à savoir comme membre de la communauté chrétienne
qui seule réalise l'égalité.
Ainsi que je disais, le nom de musicologie, en allemand
Musikwissenschaft, peut induire en erreur, en ce sens qu'il fait penser à
l'exploration d'un objet qui nous serait donné, un et toujours le même.
Dans ce sens on devrait lui préférer l'appellation plus générale qui l'a
précédé au 19-me siècle, à savoir »science musicale«, „musikalische
Wissenschaft” en allemand. Mais le terme de Musikwissenschaft =
musicologie étant reçu, nous n'essaierons pas d'aller à l'encontre d'un
usage établi.
II.
Nous sommes d'accord, en tous les cas, qu'il s'agit
d'un traitement scientifique des questions se rapportant au phénomène
musical. Or quel est le propre de la science? On admet généralement que la
science est plus qu'un savoir. On peut avoir de la musique beaucoup de
connaissances, on peut en être un connaisseur sans pour autant être
musicologue. Ce qui distingue la science du simple savoir c'est, tout
d'abord, le fait de former un système, c'est-à-dire un ensemble coordonné
de connaissances. Ensuite, la science recherche le réel et ne se contente
pas de noms ou de notions qui ne représentent pas une réalité. Tertio,
elle cherche aux questions qu'elle pose des réponses affirmatives,
prouvables et obligatoires, c'est-à-dire indépendantes d'un quelconque
point de vue personnel. 'Nous voyons la distinction qui s'établit ainsi
entre la musicologie et la théorie musicale, au sens que nous avons donné
à cette dernière. Mais il faut aussi distinguer entre science et
esthétique musicales. L'esthétique est, comme on le sait, représentée par
deux nuances, l'une commune et l'autre recherchée; dans le premier cas,
c'est le simple fait d'exprimer, en causant ou en écrivant, un jugement
sur une oeuvre musicale selon le bon ou mauvais goût qu'on possède; dans
l'autre c'est l'application au phénomène musical du raisonnement
philosophique, ou, comme on pourrait encore dire, la tentative de faire
entrer le phénomène musical dans les vues de la philosophie. Or, par
philosophie on ne peut entendre que: u n e philosophie, car les façons
d'envisager l'essence des choses varient; et ainsi, encore une fois, ce ne
sont pas là des affirmations prouvables, qui ne supporteraient pas leur
con-traire. Nous admettons volontiers que la philosophie est, par rapport
à la science, une chose qui la surpasse, dans un certain sens; mais la
supériorité qu'elle représente dans ce sens-là est précisément
contrebalancée par son incertitude.
D'ailleurs ne devons-nous pas, à la réflexion, dire
qu'il en est ainsi de tous les départements de l'activité humaine et que
les avantages de chacun d'eux sont rachetés par des défauts? Evidemment,
la seule chose qui les surpasse tous puisqu'elle est, à la fois, et
transcendance, et certitude, est la foi. Vers elle convergent toutes les
autres activités; et comme elle les surpasse par sa nature même et non par
un acte de contrainte, il est sûr qu'en s'orientant vers elle, les autres
resteront ce qu'elles sont; ce qui ne serait pas, p. e., le cas de la
science qui voudrait dominer l'art, ou de la philosophie qui tenterait de
dominer la science.
Voilà donc une idée définie de la musicologie ou
science musicale, idée qui indique et ses propriétés et ses limites.
III.
Demandons-nous maintenant quel âge a cette dame que
nous servons. Se référant à une dame, pareille question pourrait sembler
peu galante; mais, dans le cas présent, il est certain que notre ferveur à
la servir ne diminuerait pas, si nous lui constations
un âge très avancé. Or la question que nous avons posée
admet deux réponses différentes, suivant que nous envisageons la
musicologie dans un sens plus large ou plus étroit. Au sens étroit et
précis que nous venons de lui attribuer, la musicologie date d'à peu près
un siècle; dans un sens plus large, elle date de toujours, car pour autant
que nous le sachions, le phénomène musical a, dès sa naissance, provoqué
la réflexion.
Selon la conception récente, c'est donc le caractère de
la musicologie en tant que science qui prévaut. Cela ne veut pas dire
qu'autrefois cette idée de science n'a pas existé; mais elle était alors
englobée dans un ensemble plus vaste, qui embrassait la pensée musicale
toute entière, c'est-à-dire la théorie musicale dans le sens que nous
avons défini, l'esthétique musicale, et la science musicale proprement
dite, sans que, pour autant, celle-ci fût isolée du reste. On pourrait
désigner cet ensemble par »théorie musicale au sens large«, puisqu'il
s'oppose globalement à la pratique musicale; ou, si l'on veut, par
»science musicale au sens large«. Dans les temps anciens, au moyen âge et
dans la basse antiquité, cet ensemble portait un nom qui semblera
original: il s'appelait simplement musique, en latin »musica«, tandis que
la pratique musicale devait se contenter du nom de »cantus« ce qui veut
dire chant (mais en y incluant le jeu des instruments). La »musica« ainsi
comprise était, comme on s'en souvient, considérée comme soeur de
l'arithmétique, de la géométrie et de l'astronomie, avec lesquelles elle
formait le »quadrivium«, étage supérieur de l'érudition, alors que l'étage
inférieur, le »trivium«, se composait de la grammaire, la rhétorique et la
dialectique. Nous pouvons donc, lorsque d'aimables collègues de la faculté
de philosophie nous font sentir que la musicologie n'y a été introduite
que dans la seconde moitié du 19-me siècle, répondre que la musicologie,
au sens large du mot, y a la même ancienneté que les mathématiques et la
philologie, si l'on identifie cette dernière avec la grammaire, ou que la
philosophie, si l'on identifie celle-ci avec la dialectique; en tous les
cas, elle s'y trouvait à une époque où il n'était pas encore question ni
d'histoire, ni de philologie extra-latine.
Mais nous sommes de notre époque, et il faut donc nous
occuper de la musicologie au sens récent et étroit. Comme je disais, elle
est âgée d'un peu plus d'un siècle: elle apparaît dans la première moitié
du 19-me siècle, simultanément en Allemagne et en France. Mais parmi les
motifs qui l'ont fait surgir et progresser, il n'y eut pas que le motif
scientifique (c'est-à-dire la volonté d'explorer, avec une méthode
rigoureuse, une des branches intéressantes de l'activité humaine). Elle
plonge, en effet, ses racines dans le romantisme et c'est donc non
seulement avec curiosité, mais encore avec nostalgie qu'elle se tourne
vers le passé. C'était au temps où l'on s'aperçut de nouveau que l'art
gothique était un art et non de la barbarie (je rappellerai que les
»Annales archéologiques« de Didron ont joué un grand rôle dans ce
mouvement). Le passé dont il s'agit cette fois, n'est plus l'antiquité
classique, comme dans la seconde moitié du 18-me siècle, aux temps de
l'humanisme classiciste, mais le propre passé des nations européennes et
c'est pourquoi le nouveau mouvement rétrospectif est aussi
empreint d'esprit national. Ce mouvement veut donc non
seulement reconstituer l'image du passé, mais également retrouver, dans ce
passé, une pureté, une sainte innocence qu'on a perdue et qu'on devrait
ressusciter (ce qui ne va pas sans une certaine confusion entre pureté
morale et pureté esthétique). Evidemment si l'on fuit le présent, cette
tendance suppose une déception.
Mais il y a toujours le motif et la méthode
scientifiques. Celle-ci d'où provient-elle? Nous savons pour le moins
qu'elle était appliquée, depuis assez longtemps déjà, dans la philologie
classique, et ce ne fut pas la musicologie nouvelle seule qui l'adopta,
mais aussi la philologie germaniste ou romaniste, qui se tournaient vers
le passé littéraire des nations européennes. En outre, l'idéal de la
démonstration certaine recevait une puissante impulsion de la part des
sciences naturelles, qui commençaient alors à s'élever au niveau de la
mathématique leibnizienne.
Bien que ces deux éléments, scientifique et
sentimental, soient hétérogènes, ils peu-vent assez bien aller ensemble et
c'est même comme s'il existait entre eux une harmonie préétablie. En
effet, le respect même qu'on a du passé commande d'appliquer à son
investigation des méthodes soigneuses et exclut, ou devrait exclure, tout
arbitraire; l'amour même qu'on a pour un objet prédispose aux efforts
qu'exige son exploration; et l'amour peut prédisposer à la compréhension.
On a, en tous les cas, souvent vu des musiciens qui, s'étant tournés vers
la musique ancienne avec un but esthétique ou pratique, ont, par la suite,
découvert en eux-mêmes le mobile scientifique: la curiosité d'explorer ce
qui est inconnu et de contempler un tableau dont la majesté réside en
lui-même.
Le dédoublement dont nous parlons continue dans la
seconde moitié du 19-me siècle où le romantisme, en ce qui concerne les
arts et la littérature, est déjà mort. Je citerari comme un des meilleurs
ouvrages musicologiques de cette époque celui de Philippe Spitta sur Bach,
ouvrage qui constitue le pendant du mouvement qui, dans la musique du
19-me siècle, tendait à la réintronisation du vieux maître allemand. D'une
part, on ne peut nier que cet ouvrage s'applique à nous montrer dans l'art
de Bach une «pureté» perdue depuis et qu'il le sentimentalise, en lui
prêtant des traits que Spitta voudrait bien y voir, mais qui en sont
absents. D'autre part, néanmoins, il est remarquable du point de vue
scientifique, d'abord en tant que biographie fondée sur les recherches les
plus minutieuses, ensuite et surtout comme investigation consacrée à un
problème historique important et découvrant les attaches qui relient l'art
de Bach à celui de ses prédécesseurs. Evidemment, c'est ici le résultat
permanent de l'ouvrage (bien qu'il puisse toujours être perfectionné dans
le détail), tandis que, considéré sous son autre aspect, il nous fait
simplement voir comment certaines tendances esthétiques, existant alors en
Allemagne, se sont manifestées jusque dans une oeuvre scientifique (ce
sont les mêmes tendances qui, sur le plan de la création artistique,
apparaissent dans l'oeuvre deBrahms).Nous distinguerons donc entre
l'attraction qu'un sujetpeut exercer, et les méthodes appliquées à son
étude, et l'importance durésultatscientifique obtenu.
IV.
A la suite de ces considérations, on comprend aisément
que la musicologie nouvelle ait été d'abord exclusivement historique. Or,
si je parlais des destinées de la musico. logie comme telle, je devrais
faire ici état de l'avènement de la psychologie et di l'ethnologie
musicales vers la fin du 19-me siècle, disciplines appelées à changer s:
physionomie et à lui rendre l'universalité de l'ancienne »musica«, mais en
la mainte• nant sur le plan strictement scientifique. Cependant, puisque
nous parlons des rapport entre musicologie et musique, c'est surtout la
destinée de la branche historique qu'i nous faut suivre, car c'est là que
ces rapports entre musicologie et musique ont appan sous un aspect
significatif. Il est d'ailleurs curieux que, après l'avènement de la psy
chologie et l'ethnologie musicales, la branche historique de la
musicologie ait d'aboré continué sa marche, comme si rien ne s'était
passé, et qu'on ait même pu voir s'affin mer un certain extrémisme
historique, c'est-à-dire la tendance de subordonner ce nouvelles
disciplines à la musicologie historique.
L'harmonie préétablie entre tendances esthétiques et
scientifiques dont nous avons parlé, a pris dans notre siècle des formes
plus concrètes: elle s'est manifestée comme une communauté d'intérêts, et
cette communauté a parfois abouti à l'utilitarisme, Les musiciens faisant
entrer dans leurs préoccupations le culte de la musique ancienne et les
musicologues leur en fournissant les moyens par des éditions de cette
musique. transcrite en notation moderne, on crut ainsi faire une oeuvre
commune de re-constitution. La musicologie prenait donc le caractère d'une
science appliquée (appliquée sinon à un but matériel, à un but
esthétique), et il y a toujours nombre de gent pour qui l'importance d'une
discipline se mesure aux fruits tangibles qu'elle peul porter.
L'union dont nous parlons se resserra toujours plus.
L'étape suivante amena l'idée de la reconstitution sonore: le mot d'ordre
fut désormais „Auffiihrungspraxis”, c'est-à-dire qu'on voulut le
rétablissement non seulement des textes musicaux anciens, mait encore de
toutes les données acoustiques qui en réglaient l'exécution et, entre
autres, la remise en usage des instruments anciens.
Prenons, ici, un instant de réflexion.
Si nous donnons au terme „reconstitution” le sens de
„rétablissement d'un état de fait”, il est évident que ce ne saurait être
là le but d'une science, à laquelle il incombe seulement de montrer
comment les choses se sont passées, d'éclaircir l'enchaînement des
évènements et de les grouper d'une façon logique (peut-être trouvera-t-on
que c'est peu de chose, mais on pourra, tout aussi bien, soutenir que
c'est beaucoup). Si, d'autre part, une époque est si peu satisfaite de ce
qu'elle produit elle-même, qu'elle cherche son salut dans la
reconstitution d'une forme d'art ancienne, c'est qu'un mobile d'ordre
esthétique (ou même d'ordre moral) est entré en jeu. Il y a donc
reconstitution et reconsitution. On a été un peu trop porté à croire que
l'un ne va pas sans l'autre et qu'une musique exactement restituée doit
nécessairement nous satisfaire. Puisque nous sommes des hommes de notre
époque et non, pas du 16-me siècle, il est clair que la musique que
ceux-là entendaient, même exécutée dans des conditions acoustiques
identiques, ne peut faire sur nous l'effet qu'elle faisait sur eux. Une
musique historique donnée a été créée par des hommes et pour des hommes
d'une certaine espèce, dont la perception esthétique était orientée dans
une direction différente de la nôtre; et même la sonorité d'un instrument
donné n'était pas pour eux ce qu'elle est pour nous, car dans le monde des
couleurs sonores comme dans celui des couleurs tout court, aucune ne vaut
par elle-même, mais elles valent par rapport aux autres et surtout à
celles auxquelles on est habitué. Sans doute, dans tout cela, une certaine
adaptation est possible et, probablement, une fréquentation assidue de la
musique ancienne la favorise; mais cette faculté d'adaptation a ses
limites et peut-être même n'est-il pas bon de la développer à l'excès.
Nous distinguerons donc, dans ces essais de reconstitution, la part de la
science et celle de l'actualité et nous nous déferons de cette idée
préconçue que chaque découverte de la science, dans ce domaine, est déjà
un enrichissement de l'art.
Mais comment appellerons-nous cette tendance à
assimiler notre personnalité à un passé exploré par l'histoire? Je l'ai
dénoncée, en allemand, sous le nom d'historisme; en français, il vaudrait
mieux dire historicisme. A vrai dire, en français ce mot ne semble pas
encore agréé par les dictionnaires officiels, mais il n'en est pas moins
indispensable. Il désigne un usage abusif de l'histoire et, dans ce cas,
le fait de présenter comme modèle à l'actualité une époque musicale
reconstituée historiquement. J'ai eu depuis le plaisir devoir deux
collègues,que je considérais comme de brillants représentants de
l'historicisme, le dénoncer à leur tour, mais, tout au moins pour l'un
d'eux, je doute si c'est la chose qu'il renie ou seulement le nom; car à
ce qu'il me semble, il établit cette distinction que ce ne serait plus de
l'historicisme que de choisir à son gré, dans différentes époques de la
musique ancienne, ce qui peut nous convenir. Or, je ne vois pas en quoi un
historicisme éclectique serait plus salubre qu'un historicisme unilatéral.
Pour nous faire croire que ces essais de reconstitution peuvent être
féconds, on invoque parfois l'exemple de l'Italie du début du 17eme siècle
qui, s'imaginant ressusciter la tragédie antique, a créé l'opéra; mais la
musique antique n'était pour l'Italie d'alors qu'un mythe. Même les
envolées romantiques du 19-me siècle vers Bach, d'une part, et le style
palestrinien, de l'autre, sont plutôt fondées sur un malentendu que sur
une compréhension objective; auraient-ils vraiment été des créateurs, ces
compositeurs, s'ils s'étaient alignés sur la chose même, c'est-à-dire
s'ils avaient répété?
Ceci dit, nous admettrons volontiers qu'il y a dans la
nature humaine une tendance à la plénitude qui nous porte tout
naturellement vers l'opposé de nos habitudes, comme vers une sorte de
complément. Mais la plénitude entière n'est pas donnée à l'homme et, même
avec ce complément, on ne sera toujours que fragment, un fragmen
tnécessairement situé dans le temps et dans l'espace. Dans le domaine
musical cette tendance à la plénitude se manifeste souvent dans ce sens
que, partant d'une musique consciente consciemment cultivée, on se sent
poussé vers une musique qu'on croit être plus naturelle ou plus simple
(bien que ce ne soit là parfois qu'une illusion). C'est, p. e., le cas de
la musique vulgaire par rapport à la musique savante; c'est aussi celui de
la musique monodique par rapport à la musique polyphonique, ou celui de la
musique exotique par rapport à la musique européenne. C'est comme si
l'excès de tension que le développement de la musique européenne a
entraîné, demandait une détente, c'est comme une fatigue qui demanderait
un rafraîchissement.
Cette sorte d'attirance magnétique ne peut-elle donc
être féconde? Certes, elle peut l'être, mais à la condition de toujours
rester soi-même ou, comme on le dit en allemand, „echt”, c'est-à-dire
véritable, non falsifié, authentique; et il s'entend que je ne prends pas
ici cette notion de „Echtheit”, d'authenticité, dans le sens d'une
exactitude philologique; il s'agit de création et toute création a besoin
d'être touchée de la grâce. Au fond, un besoin analogue s'est même fait
sentir à des époques très productives, nullement teintes d'historicisme.
Les grands maîtres de la musique n'ont-ils pas toujours gardé un certain
contact avec le chant vulgaire ou la vieille mélodie ecclésiastique? Même
dans la vie quotidienne il est bon que le travailleur intellectuel reste
en liaison avec des hommes à la fois moins raffinés et plus fermes que lui
et que la classe intellectuelle ne s'isole pas. A ce point de vue
peut-être aussi la musique moderne est-elle un peu trop une musique
d'intellectuels.
Mais revenons à cette sorte d'interpénétration de la
musique et de la musicologie telle qu'elle s'est établie au 20-me siècle.
Nous estimons que toute collaboration est souhaitable, à condition que
subsiste une distinction, sans laquelle il y a risque d'empiétement; et,
dans notre cas, c'est plutôt la musicologie qui a empiété sur la musique.
Nous avons vu que parfois elle se faisait fort de la servir, en la
renseignant sur l'art ancien. Or il arrive que le serviteur qui prétend,
d'abord, être utile, ensuite, indispensable, finisse par prendre figure de
dominateur. On a vu en effet des musicologues exiger des musiciens de se
conformer rigoureusement, dans l'exécution de la musique ancienne, aux
données historiques, sous peine d'être accusés d'improbité; et, dans le
même ordre d'idées, la transcription a été bannie comme une falsification.
Je pense que le musicologue devrait plutôt dire à l'artiste: „mon cher
confrère, il ne serait pas du tout mauvais que tu te renseignes sur ce que
nous pouvons te dire de la façon dont ces oeuvres se présentaient à leur
époque; nous verrons ensuite si tu t'en tires avec goût; mais même si tu
manquais de t'instruire, je pense que, si tu as bon goût, tu auras
nécessairement aussi l'intuition de l'essentiel, à condition de ne pas
choisir une oeuvre trop éloignée de ta manière de sentir; et quant à
celle-là, je te conseille de l'éviter même si tu es armé de toute
l'érudition possible”. A ce propos, je me rappelle ce qui m'a été relaté
par des personnes qui avaient encore entendu jouer le pianiste russe
Antoine Rubinstein: il aurait interprété le premier prélude du Clavecin
bien tempéré de Bach dans un style monumental, c'est-à-dire probablement
selon l'idée de Bach même, et ceci à la même époque où Spitta en faisait
une scène sentimentale de clair de lune (et où Gounod, lui aussi, le
sentimentalisait à sa façon).
J'ai, en conséquence, proclamé une fois que la
musicologie n'est pas là pour donner des préceptes à la musique; mais cela
a été assez mal accueilli. On a retorqué que je me contredisais, puisque
je prescrivais à la musique de ne rien se laisser préscrire. Ou on a
trouvé que je me contredisais, puisque je manifestais en même temps, sur
le plan esthétique, des affinités qui ne sont pas celles de tout le monde
(d'ailleurs tout le monde est-il vraiment d'accord sur ce plan? c'est
précisément parce que je distingue entre ces deux sortes d'attitude, que
je n'admettrai jamais qu'une hiérarchie des valeurs musicales puisse être
démontrée scientifiquement). Mais ne discutons pas. J'avouerai tout
simplement que j'ai également enfreint la défense de perpétrer des
transcriptions. Admettons que ces essais soient mauvais au point de vue
qui m'importe, celui du goût; néanmoins le principe même n'en sera pas
encore con-damné pour autant, car il y a, pour le soutenir, les
transcriptions de Bach et de Liszt. Transcription signifie, d'une part,
transposition d'une substance musicale d'un milieu sonore à un autre et
ici, nous nous rappellerons que souvent les compositeurs eux-mêmes ont
hésité entre différentes réalisations sonores d'une même idée et que, dans
les temps anciens, ils ont même généralement destiné leurs oeuvres à être
arrangées. Transcrire signifie encore greffer une personnalité sur une
autre ce qui n'est pas non plus absurde a priori, la personnalité humaine
n'étant jamais absolument fermée.
V.
Mais dans l'état actuel des choses il ne s'agit pas
seulement de préceptes administrés par la musicologie à la musique. Nous
constatons, de la part de la musique, un certain abandon; il nous semble
qu'elle se laisse un peu trop facilement fléchir sous cette pression
musicologique. Il y a là peut-être aussi une réaction contre un idéal
esthétique trop échevelé, trop bohémien, tel qu'il s'est manifesté à la
„fin de siècle”. Mais ce n'est pas une raison d'aller jusqu'aux extrêmes,
où l'art risque de perdre sa personnalité. Un peu de caprice, un peu de
fantaisie est nécessaire à la musique et si on le lui enlève, elle cessera
à la longue de nous captiver (et si elle cesse de nous passionner,
peut-être la musicologie elle-même s'en ressentira-t-elle un jour ou
l'autre). Je me rappelle ici une petite histoire. Dans un certain état, où
tout doit suivre les lignes rationnelles de l'économie publique, un
fonctionnaire, qui prêchait ces principes à sa femme, la vit docilement
renoncer à toutes les fantaisies féminines et se modeler, extérieurement
et intérieurement, sur l'idéal gris du fonctionnaire; il en fut d'abord
émerveillé, mais à la longue il s'en lassa et finit par chercher une autre
épouse, non encore asservie à cet idéal.
Il est vrai qu'entre musicologie et musique les choses
n'allèrent pas exactement de cette façon. L'imprévu et le caprice dont on
voulut dépouiller la musique, on les fit, comme par une sorte de
compensation, entrer dans la musicologie. L'originalité fut recherchée ici
comme elle l'est en musique; on adopta des méthodes plutôt propres au
journalisme; on s'adonna à ces jeux de l'esprit qui permettent les
solutions les plus différentes, comme p. e. ces comparaisons bien connues
entre la musique et les arts plastiques; on crut pouvoir saisir l'essence
des choses et l'enfermer dans de beaux noms. (Je ne dirai pas que la
musicologie toute entière suivit cette mode, mais plus d'un musicologue
très en vue y sacrifia,. et les autres furent volontiers considérés comme
manquant d'esprit.) Nous avons vu, par l'exemple de Spitta, que le
musicologue est toujours homme, et homme d'une certaine époque; et
puisqu'il se trouve devant un objet qui rentre dans la catégorie de
l'Esthétique, on verra toujours transparaître chez lui certaines affinités
personnelles, ne fût-ce que dans le choix de ses sujets. Or,il est dans
les tendances que nous avons relevées d'exagérer cet aspect de la chose,
et l'on a même vu des collègues s'attacher exclusivement, dans le compte
rendu d'un ouvrage musicologique, à ces sympathies esthétiques qu'ils
croyaient constater chez son auteur, ce qui rappelle un peu les procédés
du reportage. On a eu peur d'un vide imaginaire et, logiquement, le
travail régulier, normal de la musicologie qui s'est poursuivi toujours,
n'a pas été assez estimé.
En résumé, nous admettrons volontiers que semblables
tendances peuvent avoir contribué à vivifier la musicologie; mais c'est
une vie un peu trop remuante qu'elles lui insufflèrent, et la personnalité
de la musicologie s'en trouve, au fond, effacée, danger qui menace,
d'autre part, aussi la musique.
VI.
Vous voyez, Mesdames et Messieurs, qu'en mettant toute
chose à sa place, la musique nous apparaît comme un être plutôt féminin et
la musicologie comme un être masculin; ce qui signifie que, des deux, la
musique est plus proche du coeur. Là encore, on pourra m'accuser de
contradiction: n'avais-je pas dit que la musicologie n'est pas faite pour
donner des préceptes à la musique et n'est-ce pas le sexe masculin qui est
censé guider le féminin, dans le mariage? Mais je me défendrai de nouveau
en objectant: 1°, qu'une comparaison ne doit pas nécessairement valoir
dans tous ses détails — „jeder Vergleich hinkt” — et 2°, qu'il est douteux
si cette image du mariage est toujours conforme à la réalité.
Retenons du moins cette idée que la musique est plus
rapprochée du coeur humain que la musicologie. Je rappellerai, à ce
propos, cette pensée du philosophe chrétien Ivan Ilyine, qu'une culture
non fondée sur le coeur est dépourvue de valeur intérieure. Dans ce sens,
l'art aurait plus de chances que la science de représenter les véritables
valeurs culturelles. Cependant, dans la réalité l'art lui-même s'éloigne
souvent des choses du coeur; et d'autre part, comme dit le même
philosophe, même l'oeuvre scientifique n'atteint à la valeur intérieure
que si elle est faite avec le coeur. Evidemment, il faut ici parler avec
prudence car, lorsqu'il s'agit des choses du coeur, cela peut s'entendre,
d'une part, dans un sens psychologique et, de l'autre, dans un sens
transcendant. Modestement, nous ne constaterons qu'une chose. C'est un
fait que, dans leur destinée, l'art et la science font preuve d'une
certaine indépendance et que la floraison de l'une ne coïncide pas
toujours avec celle de l'autre. Cela semble se vérifier précisément dans
le cas de la musique et la musicologie. Il n'y a, en vérité, aucune raison
pour qu'une déchéance musicale ne soit pas contemporaine d'un état
florissant de la musicologie.
VII.
Encore une fois, réfléchissons un instant. Il est
difficile de parler objectivement de l'époque dans laquelle on vit et à
laquelle vous lient trop de plaisir, d'une part, et trop de déplaisir, de
l'autre. Toutefois, nous pouvons constater qu'un certain malaise culturel
existe de nos jours et il est même objectif de dire que ce malaise est
assez répandu. Je parle, bien entendu, de la culture européenne et, par
Europe, j'entends toujours l'Europe composée de ses deux moitiés, l'une
occidentale, l'autre orientale. On a souvent déjà diagnostiqué la crise,
cause de ce malaise, et on a proposé différents remèdes (dont,
précisément, cet historicisme qui nous a occupés). Je me permettrai
d'ajouter ici deux observations.
1° Pour autant qu'il y a, réellement, aujourd'hui crise
de fécondité, l'art est le premier à en souffrir, avant la science (ce qui
se conçoit aisément, après ce qui a été dit); et un domaine limitrophe de
la science, la technique, semble même atteindre à des hauteurs
insoupçonnées auparavant; or la technique se trouve déjà en marge de la
culture.
2° Une des causes — je dis expressément: u n e des
causes — de cette stérilité ou, disons plus prudemment, de ce malaise, ne
résiderait-elle pas en ce que l'Europe est depuis plus de trente ans déjà
scindée et que les échanges culturels entre ses deux moitiés ont
pratiquement cessé?
Nous ne ferons pas ici l'historique de ces rapports,
mais nous en noterons seulement l'état initial et l'état final. Au moyen
âge, l'Occident et l'Orient européen, ce dernier représenté alors par
Byzance, formaient une harmonie; tout différents qu'ils étaient, leurs
échanges étaient des plus fructueux et, d'ailleurs, une foi commune
présidait à cette harmonie. Ensuite, il y eut une période de séparation,
où l'Occident développa le type de culture qu'on connaît — qu'on pourrait
caractériser comme humaniste, pro-fane, individualiste, supra-conscient et
où la science et la technique modernes apparaissaient déjà —, tandis que
l'Orient continuait sa vie médiévale. Plus tard, nouveau rapprochement: au
18-me siècle, la Russie commence à s'assimiler le nouveau type de culture
et au 19-me elle l'a assimilé, mais en conservant à côté, ou plutôt en y
faisant entrer des éléments anonymes, contemplatifs, médiévaux; on
pourrait aussi dire que, dans ce cas, le raffinement était mieux resté lié
à la simplicité, dans le sens que nous avons relevé. Dans cette position
plutôt enviable la Russie commençait déjà d'agir à son tour sur
l'Occident.
J'intercalerai ici une constatation qui vous semblera
sans importance mais qui a pour-tant sa signification (elle l'a du moins
pour moi qui ai été mêlé à l'évènement): c'est que vers l'époque de la
guerre mondiale la musique russe conquérait le dernier des domaines où
elle avait été devancée par la musique occidentale, à savoir celui de la
musique d'orgue, après avoir commencé par l'opéra, au 18-me siècle, et la
symphonie, au 19-me.
Mais à ce moment la catastrophe intervint et ce fut le
bouleversement russe de 1917: une coalition d'ennemis unique dans
l'histoire — ennemis intérieurs et extérieurs, ces derniers en partie
déguisés en amis — provoqua la chute de la Russie; ainsi fut inter-rompu
ce qui avait déjà commencé et fut frustré l'espoir qu'on avait pu former
quant au retour de cet ancien équilibre culturel entre l'Orient et
l'Occident européens.
Tel est l'état actuel des choses; l'unité étant
désormais rompue, il n'y a plus qu'à con-sidérer chacun des fragments en
lui-même.
Ce qui nous frappe avant tout, c'est que, le
bouleversement matériel étant survenu en Russie et l'Occident s'étant
prudemment gardé de trop glisser sur cette pente, le bouleversement dans
le domaine de l'art fut, en retour, beaucoup plus radical en Occident.
Evidemment, au point de vue du bien-être matériel, on peut se permettre
plutôt les bouleversements artistiques que les autres. Nous constatons
donc que, bien qu'il ait également subi des remous en Russie, l'art ne s'y
est, néanmoins, pas détaché dans la même mesure de ses voies historiques;
et nous rappellerons ici ce que toute l'histoire de l'art et l'histoire de
la musique confirment, à savoir qu'aucun art, même soi-disant
révolutionnaire, n'a jamais été fécond que rattaché à une tradition.
Mais nous pouvons aussi bien éviter ce mot de
tradition, désagréable à certaines oreilles, et dire avec les expressions
du philosophe Ilyine, déjà cité, qu'en Russie la culture artistique,
malgré les efforts désespérés d'un système voulant tout ramener à la
technique, est mieux restée rattachée au choses du coeur qu'en Occident;
ce qui revient à dire qu'elle y a gardé plus de vitalité. En conséquence
il semblera Iogique que, dans ce champ de ruines que présente l'Europe
actuelle, la Russie, pour autant qu'elle vit, vive plutôt d'art et
l'Occident, plutôt de science.
Dans le même ordre d'idées nous comprendrons aussi que
certains phénomènes qui peuvent être interprétés comme une abdication de
l'art n'ont pas paru en Orient, ou y ont moins paru qu'en Occident. Je
pense d'abord à cet historicisme, dont nous avons parlé et qui amène
souvent le musicien désorienté à demander conseil, avis et guide à la
science musicale historique. Mais il y a autre chose encore, et je le
sousentendais en jugeant plus profond le bouleversement artistique survenu
en Occident. Ce n'est pas seulement la science historique qui a, en
Occident, empiété sur la musique. On a d'autre part — et là on rompait
tous les liens qui nous rattachent à l'histoire — soumis la musique à
l'idée d'une technique pure; et nous prenons cette fois le mot de
technique non pour un ensemble de procédés artisanaux appartenant à un
certain style musical, mais pour une technique toute nue. Car on a cru
pouvoir déloger l'art de ses bases psychologiques ou naturelles, qui
résident dans l'organisation de notre perception, et leur substituer
d'autres, arbitrairement établies sur le principe de la permutation, comme
si les sons musicaux pouvaient être traîtés à la manière des pièces de
métal qui composent une machine et comme si la différence entre les sons
ne consistait plus que dans le fait que tels d'entre eux sont distants de
200 Cents, tels autres de 300. Evidemment les lois arbitraires qui
remplacent alors les lois naturelles sont beaucoup plus rigides. Là
encore, l'Orient européen s'est montré plus timide que l'Occident; c'est
comme si, dans tous les malheurs qu'il a subis, il avait du moins voulu
garder la consolation de l'art.
Nous constatons un autre paradoxe encore: c'est que
l'Occident connaît, à côté de cet extrémisme négatif, un extrémisme
positif; j'entends cette attitude figée, qui fait des grands maîtres du
passé une sorte d'absolu intangible, n'admettant des appréciations variées
ni dans différents pays ni à différentes époques; on érige à ces maîtres
des temples, temples qui peuvent d'ailleurs se déplacer et former des
centres de tourisme. A ce propos j'intercalerai encore une petite
réflexion.
Conférer ainsi une valeur d'absolu à ce qui ne
représente tout au plus qu'un symbole, n'est-ce pas la preuve qu'on a
perdu de vue l'Absolu véritable? Et cette perte ne date-t-elle pas déjà
d'assez longtemps?
Je rappellerai ici cette expression de Beethoven,
souvent citée bien que pas entièrement authentique, selon laquelle la
musique serait «une révélation supérieure à toute sagesse et philosophie»,
avec cette autre, authentique, que «seuls, l'art et la science élèvent
l'homme jusqu'à la divinité»; et cela correspondait aux idées des «esprits
forts» de l'époque, car Goethe, à son tour, a dit que «celui qui possède
la science et l'art, possède, par là-même, la religion». Il est vrai que
d'autres, à la même époque, se gardaient encore de cette idôlatrie
intellectualiste, tel Pestalozzi qui disait: «La foi et l'amour sont
primordiaux lorsqu'il s'agit de réaliser l'éducation humaine d'une façon
naturelle, c'est-à-dire élémentaire; par rapport à ceci, l'éducation de
l'esprit et du goût artistique ne peut représenter qu'une méthode
subordonnée; ces derniers ne contribueront à l'harmonie et à l'équilibre
de nos facultés que si leur collaboration reste ainsi subordonnée».
Ici, on pourrait nous accuser de nous éloigner de notre
sujet qui est formé par les rap-ports de la musique et la musicologie.
Mais en dernier lieu on revient toujours à constater que les choses
humaines ne trouvent leur proportion réciproque, que si on garde en vue la
seule chose qui les dépasse. Ainsi, et les rapports de l'art et la
science, et ceux de la musique et la musicologie, et enfin ceux de
l'Orient et l'Occident européens se trouvent équilibrés. C'est ici le
véritable réalisme, c'est-à-dire l'attitude adéquate aux choses. Nous
n'avons, pour finir, qu'à rappeler les paroles de St. Paul: «Comme nous
avons plusieurs membres en un seul corps, et que tous les membres n'ont
pas une même fonction, ainsi nous qui sommes plusieurs, sommes un seul
corps en Christ, et chacun réciproquement les membres l'un de l'autre. Or
ayant des dons différents, selon la grâce qui nous est donnée, soit de
..., soit de ..., soit que quelqu'un ...: qu'il le fasse en simplicité
..., qu'il le fasse soigneusement, qu'il le fasse joyeusement» (Epître aux
Romains XII 4—8)
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