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Michel Guiomar :
« Phénomène du vide »


Extrait de : Principes d'une esthétique de la mort. Le livre de poche, Paris 1993 (José Corti1967), pages 83-95.

Michel Guiomar. Photographie © D. R.

IV - Phénomène du vide

Envisageant les notions de Vide ou d'Absence, nous rencontrons dans l'art de nombreux phénomènes négatifs ou privatifs, des absences ou des retraits de phénomènes qui sont euxmêmes d'autres phénomènes. Remarquons qu'une idée de Mort éventuelle ne résulte pas dans les exemples suivants d'une sorte de symbole ou de l'assimilation de ces phénomènes à l'état d'absent que révèle un mort, un disparu. Le Vide conduit plutôt le témoin à une connaissance du périlleux, du léthal, à un vertige qui trouve immédiatement sa raison dans la nature (cas du précipice) mais non nécessairement dans l'art. Sans doute, en architecture, le vide peut imposer un vertige et une idée de Mort, mais l'émotion ainsi instaurée n'est pas essentiellement esthétique, car la raison d'être d'un gratte-ciel n'est évidemment pas le vertige; en d'autres termes, le vertige n'a jamais été un des éléments voulus de l'œuvre. Mais la représentation d'une telle façade, dans une perspective des lignes fuyantes, convergentes vers la terre est volontairement mortuaire; le cinéma américain s'en est souvent servi naguère, et plus récemment dans Vertige de Hitchcock. Dans certains monuments religieux, on peut cependant voir dans l'élévation vertigineuse, celle du chœur et du transept de Beauvais par exemple, un but et une fonction même de l'art sacré; symbolisme d'élévation vers le ciel peut-être mais aussi affirmation de grandeur sacrale, de défi miraculeux aux forces d'écroulement.

Plus mystérieusement, certains phénomènes privés d'un ou de plusieurs éléments essentiels possèdent un potentiel d'égarement hors des climats normaux de la vie courante, et donc parfois dans l'Au-delà. Ainsi la lumière noire, trop facile technique de certaines mises en scène fantomatiques; le négatif photographique, renversement absolu des valeurs du blanc et du noir et donc absence là où nous les attendions de ces ombres et de ces lumières et présence de l'inattendu. Autrement dit, le négatif utilisé rend visible l'invisible,. donc l'Au-delà, et fait disparaître le visible, c'est-à-dire le domaine des vivants. Un exemple célèbre est, dans le film Nosferatu le Vampire de Murnau (1922), l'irruption de la carriole du vampire dans le bois de sapins, dès que Hutter a pénétré au pays des fantômes.

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En musique plusieurs phénomènes nous sollicitent: la gamme pentatonique, donc défective, est d'un caractère nostalgique certain et le nostalgique s'intègre dans une des catégories de la Mort; la disparition des demi-tons entraîne celle de la tension qui leur est liée (de mi à fa, de si à do), et cette suppression entraîne celle du potentiel tragique ou évolutif d'un état à un autre. Cette gamme stagne, implique une absence de variabilité, de tonicité, et donc de vie organique; elle est donc non seulement une nostalgie, mais la Mort installée, permanente dans une vie inerte. On songe au domaine sans joie et sans souffrance qui dans plusieurs religions fait partie de l'Au-delà, les Limbes chrétiennes par exemple. Une correspondance dans la peinture serait l'utilisation du Gris, de la matière terne. On sait que la gamme pentatonique, fréquente dans les musiques populaires et primitives, s'est conservée dans les musiques orientales et celtiques; à titre d'hypothèse, ne remarquerait-on pas que les conceptions métaphysiques des peuples qui l'ont le plus utilisée s'accordent à cette nostalgie, à une acceptation résignée de la Mort? Cette gamme est responsable de phénomènes privatifs, d'un sentiment de vide, mais son apparition dans une musique normalement structurée donne aussi des phénomènes de déstructuration. Un exemple éloquent se trouve dans le premier Nocturne pour orchestre de Debussy, Nuages; nuages nocturnes lumineux, contre-nuit; le commentaire de Debussy lui-même ne fait aucun doute: « c'est l'aspect immuable du ciel avec la marche lente et mélancolique des nuages, finissant dans une agonie grise, doucement teintée de blanc ». Au deuxième des trois volets de ce nocturne, à la 64e mesure, préparé par une rupture mélodique et rythmique (mesure 61-63), qui est déjà une déstructuration, un thème s'élève, en discontinuité sur ce qui précède; sa beauté vient autant de l'inattendu de son dessin mélodique n'utilisant que la gamme pentatonique que de son instrumentation première (flûte, harpe) sonnant comme une musique exotique, orientale, comme un son de jade. Ce volet central apparaît comme le responsable d'une déstructuration finale qui s'accomplit dans le troisième volet. Nous sommes ainsi en présence d'un antagonisme de phénomènes, contre-nuit et gamme défective, qui assure à l'œuvre son poids métaphysique dont la traduction est d'ailleurs une pierre de touche de l'interprétation. Le tragique imminent du contre-nuit du premier volet, tragique assuré par les énoncés brefs et insistants du cor anglais, en discontinuité totale sur le fond nocturne du reste de l'orchestre, est ainsi combattu par le thème pentatonique, et la déstructuration finale se fait dans une absence totale de lutte, dans une agonie grise 1. Nous avons évoqué l'instrumentation de ce thème comme un timbre de jade; on sait que cette pierre rend un son qui ne meurt pas, qui rentre brusquement dans le silence sans s'éteindre, sans lutte dirait-on. L'intuition est géniale par laquelle gamme et timbre expriment phénoménalement la même idée, cette absence de tragique, cet au-delà atteint dans une nostalgique tranquillité.

La Quinte creuse. La quinte privée de sa tierce est au moins équivoque et donc crépusculaire, puisqu'elle supprime la reconnaissance possible d'un accord majeur ou mineur. Un exemple est l'entrée de la IXe symphonie de Beethoven, qui entretient longuement l'équivoque tonale de toute l'introduction. Nous aurons l'occasion d'en approfondir la signification. On peut citer d'autres quintes creuses dans Le Voyage d'Hiver (Winterreise) de Schubert, dont nous montrerons qu'il est, en fait, un Seuil de l'Au-delà. L'accompagnement du Lied 12, Einsamkeit (Solitude), est bâti sur le principe de la quinte creuse, au moins durant toute la première moitié de l'œuvre (ex. l, p.91).

Non pas, on le voit, que cette Quinte soit omniprésente, mais elle est directrice du principe d'accompagnement. On peut signaler à ce propos un fondement d'étude du phénoménal : quand un phénomène de signification reconnue s'impose à la base des structures d'une œuvre, ses variantes, ici l'intervalle de tierce ou de sixte et, plus loin, la persistance de la quinte sous des accords dotés de leur tierce, prolongent le caractère et le pouvoir premiers du phénomène. On citerait dans ce Voyage d'Hiver d'autres exemples, où la quinte s'impose d'abord dans son insistance privative de la tierce avant de l'admettre sans que le caractère mortuaire, au moins crépusculaire, disparaisse. Cette remarque est valable par exemple pour le phénomène de l'octave à vide que nous examinerons plus loin.

Dans le lied 24 « Der Leiermann », Le joueur de vielle, qui se révélera être un Double du musicien, cette quinte creuse hante chaque mesure sans exception jusqu'à la fin. On peut, il est vrai, entendre cette quinte comme traduction imitative de la vielle; sans doute Schubert a-t-il été trop heureux de saisir l'occasion de la coïncidence, mais l'idée première est bien la recherche du vide, d'équivoque, car on sait que, sauf chez les médiocres, l'expressif précède toujours en intention et en importance l'imitatif. Expliquerait-on sinon que sur les soixante et une mesures du lied, la tierce (ut) n'intervient que trois fois au premier temps de la mesure pour compléter l'accord ? Partout ailleurs, le reste de l'accompagnement ou la voix se posent au début de chaque mesure sur la tonique ou sur la quinte, sauf en quelques cas où l'accompagnement pose une dissonance, toujours la même, où la tierce n'apparaît pas non plus. Ce vide n'eût-il pas dû au contraire, s'il n'avait été volontaire et d'intention expressive, être comblé par l'affirmation de tierce au début des mesures ?

Dans « Der Doppelgänger », « Le Double », Schubert fait revenir constamment les étagements de quinte creuse, en si mineur; ut dièse, fa dièse, ut dièse, fa dièse, ut dièse, dans un redoublement de la quinte sans tierce des accords de dominante (ou de tonique: si, fa♯, si, fa♯, si) trop insistants pour être fortuits (mesure, 1, 4, 5, 8, 9); le principe du vide s'accentue alors de la suppression, sur d'autres accords, d'une autre note, la tierce (la dièse, fa dièse) ou la sixte (ré, fa dièse). La nécessité de l'équivoque symbolisant le Double est ici rendue dans toute sa force que confirmera un autre phénomène. La quinte creuse est un phénomène de vide, mais aussi de déstructuration par la multiplicité des équivoques qu'elle provoque: elle tend non seulement à une équivoque de mode, majeur ou mineur, mais à une équivoque de ton ; la quinte si-♯fa♯ par exemple est aussi bien l'accord incomplet de tonique de si majeur ou de si mineur que l'accord incomplet de troisième degré de sol majeur, à cause de la tension qui par le fa dièse promet le sol, mais encore l'accord incomplet de dominante, si, du ton de mi majeur où mineur.

On citera encore, bien que burlesque, la « Marche funèbre » du Songe d'une nuit d'été de Mendelssohn, qui progresse sur une succession de quintes.

L'intervalle de double octave, à vide, diffuse un climat analogue, bien que plus faiblement persuasif; mais il exagère le potentiel triste du mineur. Un tel effet provient évidemment de ce vide entre les deux notes et de l'affaiblissement harmonique. Albeniz l'emploie pour toute la copia centrale de Sevilla dans un effet à la fois nocturne et crépusculaire, après la richesse rythmique et harmonique de la première partie. Il jette un voile sur la musique, tout en laissant filtrer une sorte de clarté plate et blanche, ambiguë. Ce potentiel crépusculaire vient de la notion de vide; une seule octave creuse, trop habituel renforcement sonore au contraire, ne crée pas la même impression. Il semble que joue ici une distance optima entre les notes et qu'un écartement plus grand isolerait les deux notes de chacune dans son registre. Serait-il possible de prendre appui sur cette notion de distance optima pour envisager une esthétique du vertige en architecture ? Le parallélisme de deux parties hautes d'un monument en certaines nefs gothiques on pense à celle d'Amiens, à l'entrée du chœur de Beauvais procure à l'œil, qui d'un seul regard appréhende à la fois la hauteur vertigineuse de la voûte et l'étroitesse relative de la nef, une invitation à parcourir la distance haute en un seul bond, intérieurement conçu. Le regard se charge d'une conscience du danger et dynamise l'espace. Un vide plus large rompt l'unité du regard, comme en musique l'unité de l'audition, et le sentiment d'un danger éventuel s'éloigne; l'écartement des deux pavillons centraux du Palais de Chaillot crée un vide dont l'ampleur même, supérieure à la hauteur et dépassant les possibilités d'un seul regard, tend vers un grandiose totalement dépourvu de potentiel de vertige. On pressent ici une opposition nécessaire à faire entre le vide dynamique et le vide statique. On reconnaît surtout que l'apparition de l'idée de Mort en architecture est liée à des suggestions dynamiques sollicitant le témoin. Il faudrait analyser chaque monument selon les éléments, lignes, décorations, jeux d'ombre et de lumière, reliefs et retraits... qui obligent le regard à suivre un itinéraire de contemplation hantée.

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Certaines utilisations de la simple octave créent pourtant un vide à potentiel mortuaire: ce que nous avions dit du pouvoir directeur de la quinte creuse s'applique encore ici; l'atténuation de la pureté originelle du phénomène n'en oblitère pas les effets si le climat a précédemment été donné par des phénomènes déjà polarisants.

On trouve de tels exemples encore dans le Voyage d'hiver de Schubert: l'introduction du lied n° 2 Die Wetterfahne (La girouette) est une simple octave et plusieurs passage de l'accompagnement pianistique ne sont constitués que de la doublure de la ligne du chant à l'unisson et à l'octave, sans autre apport harmonique. Ce procédé se retrouve exactement dans Der stürmische Morgen (Matin de tempête). Fréquemment, dans le même cycle hanté, Schubert fait aussi appel au milieu d'un accompagnement plus riche, très dense, à une simple octave qui, se posant creuse sous le chant, crée un brusque sentiment de vide. Voici, dans Einsamkeit (Solitude), qui chante ce retrait crépusculaire du poète vis-à-vis de la collectivité que nous envisagerons plus tard, un passage très éloquent (ex. 2, p. 91).

Les successions d'octaves creuses aggravent l'équivoque plus qu'elles ne l'atténuent: si mélodiquement l'oreille peut saisir des repères de tonalités, à chaque instant de cette ligne mélodique, sur chaque octave, l'absence d'harmonie est une équivoque et un vide renouvelés. On ferait d'ailleurs une remarque: ces simples octaves créatrices de vide s'opposent peut-être à celles qui ne sont que renforcement par un détail d'écriture en apparence secondaire: elles se jouent aux deux mains au piano, chaque note d'un doigt, les autres martèlent, par le pouce ou le cinquième doigt la succession des octaves; on devine instinctivement que tous les accompagnements d'octave cités de Schubert ne peuvent se jouer d'une seule main gauche. De même, on sait quelle déstructuration s'opère et comment il faut la rendre aux deux mains, dans le Presto final de la Sonate en Si bémol mineur de Chopin, après la marche funèbre; sauf l'accord final, une seule octave vide parcourt une suite rapide et ininterrompue de croches en triolets perpétuels.

Dans le Requiem de Mozart se rencontre une formule analogue dans la cadence finale de la strophe Dies Irae, après un accompagnement mouvementé qui se vide, douze mesures avant la fin, de sa densité harmonique (ex. 3, p. 91).

Ces octaves creuses écartelées puis brusquement réduites à une seule ramenée sur elle-même sonnent à l'orchestre comme un coup de faux.

Tout compositeur connaissait le pouvoir un peu dépassé désormais, mais volontiers funèbre des accords de 7e et de 9e de fondamentale privés de cette fondamentale, c'est-à-dire des accords de quinte diminuée et de septième diminuée. Un exemple des plus flagrants est, dans le Don Giovanni de Mozart, l'accord de 7e diminuée de l'entrée du Commandeur au festin.

A partir d'un tel accord nous allons d'ailleurs montrer le jeu d'un complexe phénoménal important d'éléments privatifs, dans le Double de Schubert où nous avons déjà souligné le rôle de quintes creuses. Dans ce lied du Schwanengesang, ou chant du Cygne, Schubert insiste sur l'accompagnement de ce poème halluciné de Henri Heine ; à cinq reprises, au cœur d'un accompagnement harmonique dont on sait l'effrayante densité, il crée un brusque vide par une formule toujours identique, sauf une très légère variante à la cinquième apparition (ex. 4, p. 91).

Cette formule dépasse en effet le simple phénoménal; la répétition voulue crée ici un être musical véritable qui devient l'empreinte sonore du Double, qui est ce Double et l'équivoque même du fantasme dont le poète n'ose accepter qu'il lui soit destiné. Nous devons approfondir les démarches et l'issue phénoménale de cette lancinance. La cinquième apparition de cette octave creuse mérite une analyse. Nous avons signalé l'intérêt des tensions pour l'étude phénoménale de la Mort, mais sans pouvoir nous y arrêter, si nombreux eussent été les exemples en eux-mêmes probants. Nous voulons montrer précisément non un phénomène de tension en lui-même mais l'intérêt de son étude au moins chaque fois qu'un autre phénomène sollicite notre attention. Cette cinquième octave creuse se renforce en effet et confirme son message grâce à une tension; auparavant, il faut faire les remarques suivantes:

1. Pour la première fois Schubert change l'accord dont l'octave creuse est issue; du simple accord vide, de deux notes répétées (la, fa dièse), il passe à l'accord de quinte diminuée et sixte sensible (1er renversement de l'accord de 7e diminuée, cet accord sans fondamentale dont nous venons de parler); nous sommes donc en présence d'une densité harmonique accrue, mais toujours hantée par ce vide dû à la privation de la fondamentale.

2. Or cette fondamentale surgit dans l'énoncé de cette octave creuse, sur le Fa dièse, qui ne faisait pas partie de l'accord énoncé, contrairement aux quatre irruptions précédentes. Nous traduirions en disant que cet accord funèbre vient s'enrichir d'insolite.

3. Pour la première fois le discours musical précédant l'octave creuse se charge d'une tension aux nombreux aspects : tension de la puissance sonore (crescendo, ff, fff), tension de l'accord dissonant, tension d'un rappel plus proche de cet énoncé d'octave; en effet :

4. Ces octaves creuses intervenaient dans une remarquable régularité absolue de 10 en 10 mesures (mes. 10, 20, 30) puis subitement aux mesures 39 et 42, pour ne plus jamais revenir ensuite. La perturbation finale de part et d'autre du mot Gestalt (forme, silhouette, mesure 41) est donc un symptôme.

Tout ceci, qui forme le complexe tension-vide exprimé délibérément par Schubert, affirme un moment important; alors seulement le texte littéraire doit se lire sous l'hypothèse qu'il contient la confirmation de ce que nous pressentons :

A la clarté de la lune (contre-nuit), j'ai reconnu ma propre image (et le terme de Gestalt est, on le voit, psychologiquement puissant : ma forme) ; entre ce gestalt et le " doppelgänger " du vers suivant, exprimé sur le vide d'une quinte creuse doublée d'où toute tension a disparu, il y a en une mesure l'évolution qui va, oserait-on dire, du phénomène et de la psychologie de la forme à l'hallucination psycho-pathologique, du dernier doute à la certitude de l'effroi. Ces octaves creuses consécutives sont, semble-t-il, des intersignes, des annonces de l'instant où le témoin chavire du psychologique au pathologique; elles sont véritablement le thème du fantôme dont les pas, régulièrement posés dans l'accompagnement alors que le poète allait encore à travers les rues, l'ont précédé devant la maison de celle qu'il aima autrefois.

Cette dernière apparition de l'octave illustre exactement le rôle que nous devrons assigner plus tard au phénoménal dans l'insolite: nous y reconnaîtrons que le phénoménal s'y pose sur le réique par un effet de saturation particulière; c'est exactement ce qui se trame ici, l'octave creuse se posant sur la note fondamentale de l'accord qui se prolonge pendant même qu'elle tombe, plusieurs fois, avant de venir, à la cinquième chute, s'installer au sein même de l'accord disso nant, comme dans l'insolite le phénoménal au sein du réique. Or l'étude du mode de présence réique nous obligera en effet, nous venons de l'annoncer, à considérer comme un être musical véritable tout phénomène dont la lancinance l'aura promu à une indéniable signification, ce qui est le cas ici (ex. 5, p. 100).

Nous évoquons encore un dernier phénomène sonore privatif; c'est un rythme :   et en général toute cellule rythmique pointée. Le rythme du cœur s'inscrit, à chaque battement normal, dans un temps de 8/10 de seconde ainsi décomposé: 4/10, 3/10, 1/10, où les 4/10 représentent le temps de la diastole ou repos général, les autres fractions étant celles des contractions ventriculaires et auriculaires. En musique, un tel rythme donne donc   et le rythme  serait donc celui du cœur privé de sa détente. Il est à la limite le rythme du cœur dans l'angoisse; ce rythme est souvent en musique celui de l'attente, du crépusculaire, de toute inquiétude, de l'approche insolite, de la crainte...

C'est enfin parmi les phénomènes, ou plutôt parmi les antagonismes révélateurs de Vide que se rangent les chutes de puissance et de lumière orchestrales; un exemple exact s'entend dans Fêtes, deuxième des Nocturnes pour orchestre de Debussy, de la 115e à la 11l6e mesure: ce moment est une véritable extinction de la lumière précédente; tout y concourt, car la présence occulte qui assombrit le paysage musical, qui vide l'orchestre de sa sonorité joyeuse, agit aussi sur le rythme, sur la tonalité, sur le parti instrumental; d'un La majeur (théorique), Debussy passe à un Ré bémol (illusoire), d'un 9/8 au 2/4, du fortissimo au plus grand pianissimo, des sonorités claires des registres riches de tout l'orchestre à quelques timbres sourds de cordes et de timbales. Cette chute de tension, ce vide est donc aussi une déstructuration totale analogue, en plus affirmé, à celle du Double de Schubert, qui provoque le fantomatique. Ici encore il faut oublier l'anecdote, le défilé crépusculaire et ne retenir que le phénoménal, un phénoménal riche d'irréel et de fantomatique; ce qui va apparaître n'est plus exactement de ce monde.

D'une autre manière, le resserrement des notes d'un accord dans le bas des registres qui donne une impression de lourdeur, déconseillée, on le sait, aux élèves d'harmonie, provoque éventuellement une pesanteur mortuaire; on imagine mal la joie (sinon sarcastique, mais le sarcastique est loin d'être la joie) évoquée dans le grave du piano, par exemple.

C'est à une analogue formule que l'on doit le sentiment déroutant, macabre du début du Dies irae de Cherubini (ex. 6, p. 100).

Dans cet exemple, on reconnaît aussi les trois groupes de phénomènes: l'énoncé des cuivres sur une seule note supprime les références possibles au ton principal et livre un vide musical; l'irruption du tam-tam, son épais, indéterminé, est non seulement une équivoque, mais, après les timbres clairs, apocalyptiques des cuivres, elle est une destructuration et un vide nouveau; l'antagonisme entre les deux moments de l'énoncé est aussi une tension. Peu d'exemples musicaux sont aussi brièvement et aussi directement éloquents, au seul plan du phénoménal, que cette entrée certaine de la Mort; aucune déduction, aucun appel à la transcendance ne sont ici utiles: la Mort surgit de la matière musicale elle-même.

En dehors de la musique, d'autres phénomènes participent à la fois du Vide et de la tension. Si nous pouvons découvrir une certaine impression mortuaire dans le vide architectural, nous le devrons, semble-t-il, non seulement à l'effet primaire du vertige vertical déjà évoqué à propos de la hauteur étroite des nefs, mais aussi à certaines tensions venues de la création du vide: l'envers intérieur d'une coupole, d'une tour lanterne, certaines nefs si larges que l'effort portant la voûte se ressent intimement, comme à la cathédrale d'Angers où l'absence de bas-côtés et les murs pleins de la nef en augmentent l'effet, peuvent suggérer un malaise, une appréhension, de source esthétique. Il y aurait là des problèmes concernant certaines évolutions historiques. Il est clair que l'art roman est beaucoup plus statique que le gothique; à l'œil le moins averti des forces d'écroulement agissant sur un édifice, il apparaît que les renforts puissants apportés par la largeur des murs, par la massivité des piliers, assurent une stabilité, une sécurité évidentes. Au contraire, le gothique jouant sur la réciprocité des forces, les repoussant vers l'extérieur du monument sur les grands contreforts et en dehors même de ce monument sur l'ampleur aérienne des arcs-boutants, rend visible à l'extérieur le travail des forces, occulte dans l'art roman, tout en donnant au monument intérieur une puissante apparence de grandiose fragilité.

Plan physique de l'œuvre et plan phénoménal se superposent car le matériau employé écrit dans le ciel et dans l'espace des ,lignes de forces, rendant visibles tension et dynamisme. Nous sommes donc invités à nous demander si l'art gothique ne serait pas, en dépit de quelques apparences (intérieur plus sombre et plus secret du roman, etc.), d'un potentiel mortuaire plus imminent que l'art roman, par les jeux d'insécurité qu'il trahit.

Notes

1. Cf. notre étude, Les Nocturnes pour orchestre de Debussy, l'Éducation musicale, 1962, XVII, n° 8, pp. 247-251

 

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