Glenn Gould dans les années 1950. © Sony Masterworks.
Extrait de Glenn Gould, Le dernier des puritains (Écrits 1, réunis, traduits et présentés par Bruno Monsaingeon), Fayard, Paris 1983, p. 124-135 (Introduction à une édition du Clavier bien tempéré publiée par AMSCO Music Publishing Company en 1972)
Bach a toujours écrit des fugues. Aucune autre activité, aucune autre recherche ne convenaient mieux à son tempérament. Rien ne permet d'évaluer avec plus de précision l'évolution de son art. On l'a toujours jugé sur ses Fugues. Dans les dernières années de son existence, il continuait à en écrire alors que les préoccupations de l'avantgarde de son temps étaient orientées vers des intentions plus exclusivement mélodiques; on se débarrassait de lui comme d'une relique d'un âge ancien et moins éclairé. Et quand s'amorça ce grand mouvement de masse en sa faveur au début du XIXe siècle, ses partisans étaient des romantiques bien intentionnés qui voyaient dans les chœurs formidables et glaciaires de la Passion selon saint Matthieu ou de la messe en si mineur des énigmes insolubles et quasi injouables, mais malgré tout dignes de dévotion à cause de la foi qu'ils exsudaient avec une ferveur si manifeste. Comme des archéologues qui auraient excavé le substrat de quelque culture perdue, ils étaient impressionnés par ce qu'ils découvraient, mais encore plus satisfaits d'avoir été à l'origine de la découverte. Pour une oreille du XIXe siècle, ces chœurs farcis de modulations ambivalentes ne pouvaient en aucune manière répondre aux canons de la stratégie tonale classique ou romantique.
Même aujourd'hui, nous qui croyons saisir les implications de l'œuvre de Bach et la diversité de son élan créateur, nous reconnaissons dans la fugue le forum premier où s'exerçait son activité ; Chaque texture exploitée par lui semble destinée à un traitement fugué. Le plus innocent petit air de danse ou le thème choral le plus solennel semblent exiger une réponse, attendre une volée de contrepoint qui trouve dans la technique fuguée sa plus complète réalisation. Chaque combinaison sonore vocale ou instrumentale choisie par lui semble taillée de manière à pouvoir être greffée d'une multitude de réponses et paraît privée de quelque chose tant que ces réponses n'ont pas été fournies. Même dans les moments les plus débonnaires, dans les cantates dont le sujet est le commerce du café, ou dans les petits airs notés pour Anna Magdalena, on sent que se cache sous la surface une situation fuguée potentielle. On ressent chez lui une gêne pres que visible ou audible lorsqu'il doit réprimer à l'occasion le style fugué qui lui est habituel pour s'associer à la recherche simpliste d'un conformisme modulatoire et d'un contrôle thématique, à laquelle s'adonnait par priorité sa génération.
La fugue pourtant n'allait pas subir une éclipse avec la mort de Bach. Elle continua à représenter un défi pour la jeune généra tion de compositeurs qui étaient en train de grandir, sans le savoir encore, dans son ombre. Mais on la retirait progressivement de la circulation, car si par hasard on s'en servait encore, c'était pour obtenir une conclusion à effets à la fin d'œuvres chorales de grande envergure, à moins que des mélodistes en herbe ne l'utilisent comme thérapie pédagogique pour enrichir leurs basses d'Alberti singulièrement maigrelettes. Elle avait cessé d'être au centre de la pensée musicale, et une « overdose » de fugue pouvait coûter sa réputation et son succès public à un jeune compositeur. A l'âge de la raison, la fugue était devenue essentiellement déraisonnable.
La technique de la fugue peut être venue plus facilement à Bach qu'à d'autres; c'est néanmoins une discipline dont on n'acquiert pas la maîtrise du jour au lendemain. A preuve, les premières tentatives de Bach dans ce domaine, dont on a le témoignage avec les fugues contenues dans les Toccatas, qu'il écrivit vers l'âge de vingt ans. Interminablement répétitives, rudimentairement séquentielles, ayant désespérément besoin d'équarrissage, elles succombent fréquemment aux boursouflures harmoniques contre lesquelles le jeune Bach eut à lutter. La simple présence d'un sujet et d'une réponse semblait suffire à satisfaire ses exigences d'alors qui manquaient d'esprit critique.
La première des deux fugues contenues dans la Toccata en ré mineur pour clavecin ne réitère pas moins de quinze fois dans un ton identique la même proposition thématique de base :
Dans de telles œuvres, les aspects inventifs de la fugue étaient nécessairement asservis à l'examen de la fonction modulatoire de la tonalité, et, malgré le penchant contrapuntique dominant de cette génération, rares étaient les fugues qui établissaient une forme correspondant aux exigences du matériau thématique.
Car tel est d'ailleurs le problème historique de la fugue: elle n'est pas une forme en soi, comme c'est le cas de la sonate, ou tout au moins du premier mouvement de la sonate classique. Elle est bien plutôt une invitation à inventer une forme en rapport avec les exigences particulières de la composition envisagée. La réussite de l'écriture fuguée dépend du degré auquel le compositeur sait renoncer àdes formules en faveur de la création d'une forme. C'est la raison pour laquelle la fugue peut être soit la plus routinière, soit la plus stimulante des entreprises tonales.
Un demi-siècle sépare les premiers essais maladroits de Bach dans le genre de ceux, tardifs et volontairement anachroniques, qui allaient donner naissance à l'Art de la Fugue. Bach mourut avant l'achèvement de l'œuvre, mais non sans s'être engagé sur la voie d'un gigantisme fugué qui, du moins pour ce qui est de la durée, n'a pas eu d'équivalent jusqu'aux essais d'exhibitionnisme néo-baroques de Fer rudo Busoni. Malgré ses proportions monumentales, un sentiment de retrait envahit cette œuvre. Bach en fait s'écartait des préoccupations pragmatiques de la création musicale pour se retirer dans un monde idéalisé d'intransigeante invention. L'un des aspects de ce retrait est le retour à une conception quasi-modale de la modulation; rares sont les occasions dans cette œuvre que Bach investit de cet instinct infaillible de retour à la tonalité qui prévalait dans ses compositions antérieures, moins vigoureusement didactiques. Le style harmonique de l'Art de la Fugue, quoique d'un chromatisme luxuriant, est en réalité moins contemporain que celui de ses essais fugués précédents. Dans sa démarche nomade, il emprunte tous les méandres de la carte tonale, et se réclame fréquemment de la descendance spirituelle de Cipriano di Rore ou de Don Carlo Gesualdo.
Bach y exploite les rapports harmoniques fondamentaux dans un dessein de continuité et de détente structurelle; certains segments d'importance majeure de l'une des fugues multithématiques s'achèvent même parfois sur une solide cadence à la dominante. Mais cette œuvre fluide et souvent modulante n'est que rarement empreinte du déterminisme harmonique résolu qui était la marque notoire de l'écriture fuguée de la maturité de Bach. Dans l'intervalle séparant l'époque tâtonnante de Weimar de celle du retranchement intensément concentré qui a donné naissance à l'Art de la Fugue, Bach a écrit des centaines de fugues, qu'elles soient ou non ainsi désignées. Il les a conçues pour toutes sortes de combinaisons instrumentales possibles, et elles révèlent une technique contrapuntique d'une aisance confondante qui se situe aux confins de la perfection. Les deux Livres du Clavier bien tempéré avec leurs quarante-huit Préludes et Fugues en constituent l'archétype. Cette œuvre prodigieusement bigarrée parvient à établir un rapport entre continuité linéaire et sécurité harmonique, qui échappait auparavant totalement au compositeur et qui ne joue qu'un rôle mineur dans l'Art de la Fugue, en raison de son partipris anachronique. Le flair tonal dont Bach fait preuve dans ces œuvres semble épouser inexorablement le matériau traité et son dispositif modulatoire est si considérable qu'illui permet de donner du relief à toutes les sinuosités thématiques de ses sujets et contre-sujets. Grâce à une telle perfection d'homogénéité conceptuelle, Bach perd non seulement toute inhibition stylistique, mais va jusqu'à se permettre de redéfinir son vocabulaire harmonique en fonction de chaque morceau.
La toute première Fugue du Premier Livre du Clavier bien tempéré par exemple ne s'autorise que les plus modestes modulations mais caractérise de manière très ingénieuse, truffée qu'elle est de strettes, le sujet de la fugue, un modèle de suavité diatonique et de correction académique :
D'autres Fugues comme celle en mi majeur du Deuxième Livre font montre d'une réticence analogue à moduler. Mais ici, Bach est d'une fidélité si tenace à son thème de six notes, et il choisit de nous le révéler selon un programme modulatoire si discret, qu'on a l'impression de voir surgir le fantôme intense et ardemment antichromatique de Heinrich Schütz :
Il existe d'autres fugues dotées de sujets plus longs et plus élaborés, dans lesquelles le démêlement du mystère thématique est inséparable d'un plan modulatoire magistral. La Fugue en si bémol mineur du Second Livre en est un bon exemple.
Ici un motif en spirale très vigoureux de quatre mesures traverse les étapes habituelles de l'exposition, mais tandis que les trois voix restantes font leur entrée, Bach minimise le dilemme de son accompagnement en retenant comme contresujet une série de demi tons alternativement ascendants et descendants :
Bach tire par la suite d'appréciables dividendes de cette voix subsidiaire sans prétention et apparemment servile, car ce qu'il a à l'esprit est d'un ordre tout différent de celui des fugues en ut majeur et mi majeur sus-mentionnées. Il dispose son matériau sous des angles et des éclairages harmoniques très variés, et met en lumière des phénomènes structurels qui lui sont latents à chacun des principaux carrefours modulatoires. Ainsi, lorsqu'à l'aide d'un fondu-enchaîné il énonce le thème pour la première fois dans une tonalité majeure (ré bémol), apparaît un duo en canon entre le thème, maintenant bien installé à la voix soprane, et son imitation à la basse, à un temps et deux octaves plus une note de distance. Pendant cet épisode, le contre-sujet chromatique quitte temporairement la scène; il est remplacé par des voix subsidiaires qui y apposent leur propre commentaire quasi canonique :
Aucune sonate et aucun concerto des générations ultérieures n'ont jamais préparé leur champ thématique secondaire à l'aide d'une série d'événements aussi judicieusement rationnés. Car pour Bach, qui pense selon un schéma rococo, il ne s'agit aucunement là d'un champ secondaire; ce n'est qu'une des nombreuses étapes du chemin continu qui lui permet d'établir un rapport absolu entre thème et modulation. Son retour à la tonique est signalé par la première d'une série d'expositions du sujet en inversion.
Ultérieurement, on aura droit à une présentation simultanée du thème original et de son inversion :
A la suite de quoi, dans un dialogue chromatique et suave des voix internes, Bach s'embarque sur une suite de modulations dont on pourrait presque dire qu'elles sont en état de promiscuité. Mais il faut bien qu'en temps voulu la rectitude tonale finisse par prévaloir, et, pour conclure, le compositeur renonce catégoriquement à toute ingérence étrangère et reste solidement campé dans la tonalité origi nale de si bémol mineur. Pour qu'il ne subsiste aucun doute quant au caractère absolument inséparable des aventures harmoniques de ce morceau et des révélations successives magnifiquement calculées de son motif original, Bach conclut sur un énoncé simultané du thème sous ses formes originale et inversée en une exhibition effrontément virtuose de doubles tierces :
On trouve souvent dans le Clavier bien tempéré une réelle communion d'intérêt et d'esprit entre les fugues et les préludes qui les précèdent. Parfois certains préludes ne sont rien d'autre qu'un préliminaire prosaïque en forme d'étude; j'aurais tendance à faire entrer les Préludes en ut majeur et ut mineur du Premier Livre dans cette catégorie. En revanche, rien ne pourrait s'identifier plus complètement au caractère méditatif et mélancolique de la Fugue à cinq voix en ut dièse mineur du Premier Livre que son prélude langoureux et rêveur. A l'occasion, les Préludes eux-mêmes ont une orientation fuguée; c'est le cas de celui en mi bémol majeur du Premier Livre; en dépit de son absence d'égards pour les propriétés expositionnelles académiques, il présente une texture fuguée très enchevêtrée qui rejette dans l'ombre la fugue plutôt spécieuse et conventionnelle qu'il préface. Parfois encore, Bach utilise le prélude pour s'essayer aux raffinements bien formulés de structures binaires équilibrées offrant l'occasion d'une altercation thématique, et qui étaient devenus la préoccupation principale de la plupart de ses collègues. (Le Prélude en fa mineur du Deuxième Livre évoque certaines des créations les moins complaisamment tactiles du Signor Scarlatti.)
Comme l' Art de la Fugue, le Clavier bien tempéré a été, en tout ou en partie, joué au clavecin ou au piano, par des ensembles à vent ou à cordes, par des orchestres de jazz et par au moins un groupe vocal, aussi bien que sur l'instrument (le clavicorde) dont il porte le nom. Et cette magnifique indifférence à une sonorité spécifique quelconque n'est pas le moindre des attraits par lesquels se manifeste l'universalité de Bach.
La plupart des quarante-huit Préludes et Fugues du Clavier bien tempéré ont néanmoins une très réelle conscience tactile, et, en l'absence de sondage précis, on peut dire sans grande chance de se tromper que la majorité de ses exécutions sont données sur un piano moderne. On ne peut donc pas éluder complètement certaines considérations qui ont trait à la manière d'utiliser cet instrument à son égard.
Tout au long du xxe siècle, on a débattu pour savoir jusqu'à quel point le piano pouvait s'adapter aux exigences de cette partition. D'un côté, il y a ceux qui disent que « si Bach avait connu le piano, il l'aurait utilisé ». L'argumentation contraire s'appuie sur l'idée que puisque Bach n'avait pas pu tabler sur une technologie future, il avait écrit dans le cadre des sonorités qui lui étaient familières.
Il est clair que les méthodes de composition de Bach se distinguent par une évidente abstraction instrumentale. Il ne s'aide d'aucun instrument à clavier particulier pour composer. Il est extrêmement douteux que son sens de la contemporanéité eût été modifié de façon appréciable si son catalogue d'instruments domestiques avait été complété par les claviers à « mécanique accélérée » dernier cri de Monsieur Steinway. En même temps, on peut porter au crédit de l'instrument à clavier moderne le fait que son potentiel sonore sa faculté de produire un legato soyeux et flatteur puisse être aussi bien réduit qu'exploité, qu'on puisse en user comme en abuser. A part un souci d'authenticité d'archives, il n'y a en vérité rien qui empêche le piano contemporain de représenter fidèlement les implications architecturales du style baroque en général et de celui de Bach en particulier.
Une approche de ce type rend bien entendu nécessaire une attitude discriminante vis-à-vis des questions d'articulation et de registration qui sont inséparables des méthodes de composition de Bach. Elle exige au minimum qu'on se rende bien compte qu'une utilisation immodérée de la pédale amènera inévitablement le navire de « l'ambition contrapuntique » à venir se briser sur les rochers du legato romantique. Elle exige également à mon avis qu'on s'astreigne à un certain degré de simulation des registrations conventionnelles du clavecin, ne serait-ce que parce que la technique qui détermine la manière dont Bach envisage les thèmes et les phrases est fondée sur une idée de dialogue dynamique. Si on parlait en termes cinématographiques, cela reviendrait à dire que l'attitude de Bach serait celle d'un metteur en scène qui penserait en plans « cuts » plutôt qu'en enchaînés.
Il existe également des moments dans ses œuvres où la continuité linéaire est d'une telle ténacité qu'il est impossible d'y trouver la moindre cadence clairement articulée. Par conséquent, elle ne permet pas de modification convaincante du toucher qui serait l'équivalent au clavecin de la mise en œuvre d'un jeu de luth ou d'un changement de clavier.
De telles situations sont très fréquentes dans l'Art de la Fugue, et excessivement rares dans les Fugues des Toccatas; dans le Clavier bien tempéré, leur fréquence varie d'une œuvre à l'autre, car elle dépend des prémices harmoniques utilisées pour chaque morceau. (Dans une Fugue comme celle en ut majeur du Premier Livre, le continuel chevauchement des strettes rend l'affermissement de tels points pivots plus difficile que dans la Fugue en si bémol mineur du Second Livre par exemple).
Cela pose des problèmes indéniables d'adaptation lorsqu'on joue les chefs-d'œuvre du baroque sur un instrument contemporain. Mais il s'agit là de considérations essentiellement pratiques, qu'un exécutant consciencieux se doit de chercher à résoudre, quelle que soit l'idiosyncrasie de la solution proposée. Idéalement pourtant, de tels problèmes devraient jouer un rôle de catalyseur dans l'effort exubérant de communication re-créatrice qui constitue le bonheur suprême vers lequel toutes les considérations analytiques et toutes les conclusions argumentées doivent tendre.
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Vendredi 6 Juillet, 2018