Moins il y a d'idées positives dans un art, plus il se
prête à la transformation. N'étant pas destiné à reproduire par
l'imitation certaines sensations déjà connues, il est dans les conditions
les plus avantageuses s'il n'a point de modèle sur quoi il doive se régler
et à qui on puisse le comparer. Pour se former une opinion de ses
produits, on ne peut trouver qu'en lui-même la règle des jugements qu'on
en porte et c'est le méconnaître que d'en chercher ailleurs.
Telle est la musique. Bien différente de la peinture
qui, dans son essor le plus élevé, donne pour limite à l'imagination de
l'artiste l'obligation d'imiter la nature, dont les fantaisies les plus
audacieuses ne peuvent être intelligibles qu'autant qu'elles ont de
l'analogie avec certaines idées générales, qu'autant qu'elles rappellent
certaine faits, de certaines sensations éprouvées, la musique ne fait
jamais d'impression plus profonde que lorsqu'elle ne ressemble absolument
à rien de ce qu'on a entendu, lorsque'elle crée à la fois et l'idée
principale et les moyens accessoires qui servent à développer celle-ci.
A vrai dire, la musique est un art d'émotion plutôt que
de pensée ; c'est en cela qu'elle diffère des autres arts, qui ne remuent
le chœur qui ne remuent le coeur qu'après avoir frappé l'esprit. Or, les
émotions peuvent se modifier de tant de manières, elles sont si
dissemblables selon les temps, les circonstances, les peuples et les
individus, qu'on ne saurait assigner de bornes a l'art qui les éveille, et
que non-seulement les formes cet art peuvent varier à l'infini, mais que
le principe même sur lequel il repose peut se présenter sous des aspects
très différents à des époques et chez des nations diverses.
De là vient que la poésie, la peinture et l'art
statuaire ont reproduit, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, un certain
nombre d'idées principales, moins considérable qu'on ne serait tenté de la
croire, et sous des formes plus ou moins analogues. La musique, au
contraire, a varié plus de vingt fois radicalement dans sa constitution
comme dans ses effets ; elle a été soumise à des multitudes de
transformations qui semblaient en faire autant d'arts différents.
Les poèmes d'Homère, d'Hésiode de Théocrite, de Pindare
et d'Anacréon ont enfanté toute la poésie de l'antiquité latine, du
moyen-âge et des temps modernes ; onen trouve quelque chose dans les
productions du génie le plus indépendant. Homère et [?] vivent encore même
le poème de Dante : les idées créatrices de celui-ci ont développé les
idées de Milton. La tragédie d'Eschyle, d'Euripide et de Sophocle se
retrouvent en partie dans la tragédie moderne ; Skakespeare lui-même,
nonobstant l'originalité de ses conceptions, y a puisé des formes et des
idées. Les fables de l'Inde et de la Grèce ont inspiré nos fabulistes. Nos
bas-reliefs et nos statues ne diffèrent des produits du ciseau de Phidias
et de Praxitelle que par la supériorité de ceux-ci ; et même, à l'art des
peintres grecs, les peintres modernes n'ont guère ajouté que la
perspective et le perfectionnement des coloris, c'est à dire les
modifications de la forme.
Mais quels rapports entre la musique des Grecs, celle
des Hindous, des Chinois, des Arabes, la psalmodie harmonique du
moyen-âge, le contre-point des maîtres du XVIe siècle, et l'art de
Beethoven, de Weber et de Rossini ? Chez tous ces peuples, à toutes ces
époques, l'art semble n'avoir ni le même principe, ni la même destination
; l'échelle des sons, ce qu'en un mot nous appelons la gamme a été tour à
tour constitué de vingt manières diverses. L'effet de chacune de ces
gammes a été de donner à la musique une puissance particulière et de lui
faire produire des impressions qui n'auraient pu être le résultat d'aucune
autre gamme. avec l'une, l'harmonie est non seulement possible, elle est
une nécessité ; avec l'autre, il ne peut avoir que la mélodie, et cette
mélodie ne peut être que d'une certaine espèce. L'une engendre
nécessairement la musique calme et religieuse, l'autre donne naissance aux
mélodies expressives et passionnées. L'une place les sons à des distances
égales, d'une facile perception par leur étendus ; dans l'autre, ces
distances sont irrationnelles et excessivement rapprochées. Enfin, l'une
est essentiellement monotone, c'est à dire d'un seul ton ; dans l'autre,
le passage d'un ton à un autre ton s'établit facilement, et le modulation
y est inhérente. Chez certains peuples, le rythme musical est le produit
de la langue ; chez d'autres il est le fruit de la constitution de la
musique
De ce qui vient d'être dit, il faut conclure que c'est
mal connaître l'essence de la musique que d'en faire un art d'imitation,
suivant l'opinion de certains écrivains, ou de vouloir assigner des
limites à ces transformations, erreur commune à beaucoup de musiciens, ou
enfin de lui chercher en dehors d'elle-même des règles pour en juger.
De vives discussions se sont élevées, à différentes
époques, sur la prééminence des anciens et des modernes dans la musique,
sur la connaissance que les Grecs et les Latins ont pu avoir de
l'harmonie, sur les préférences à accorder aux produits des écoles
musicales de l'Allemagne, de la France et de l'Italie, et sur les
avantages ou les défauts de certains systèmes. Dans ces disputes
d'assez mauvais raisonnements ont été faits en faveur des diverses
opinions, parce qu'on a voulu comparer des choses qui n'ont point
d'analogie, et parce qu'on n'a pas vu que ce qu'on attaquait ou
défendait de part et d'autre était produit nécessairement par un principe.
Or, c'est ce principe qu'il fallait découvrir, ou dans la constitution
primitive de la gamme, ou dans les modifications qui y ont été
successivement introduites et qui ont fini par en changer la nature. Avant
tout, il fallait chercher quelles doivent être les conséquences de telle
ou telle autre échelle mélodique, quelles sont les affinités des sons qui
les composent; enfin, à quelles limites les combinaisons de ces sons
s'arrêtent. Alors seulement on aurait pu se faire une idée .nette de
l'art, particulier appartenant chacune de ces échelles, et des
circonstances qui ont dirigé les artistes dans leurs travaux ; mais
personne n'y a songé. De là vient qu'en général on n'a que des notions
fausses de la musique et de son histoire.
Rien de plus difficile que de se former des notions
justes d'une musique dont les éléments sont absolument différends de ceux
qui servent de base à celle qu'on a toujours entendue. Les musiciens les
plus instruits ont beaucoup de peine à se défendre en pareil cas des
préjugés de leur oreille. Un exemple prouvera cela.
M. Villoteau, ancien artiste de l'Opéra, était du
nombre des savants qui suivirent le général Bonaparte dans l'expédition
d'Égypte. Sa destination était de recueillir des renseignements sur la
musique des divers peuples de l'Orient qui habitent cette contrée. Ses
travaux, insérés dans la «Description de l'Egypte» prouvent qu'il s'est
dignement acquitté de sa mission. Dès son arrivée au Caire, il prit un
maître de musique arabe qui, suivant la coutume du pays, faisait consister
ses leçons à chanter des airs que son élève devait fixer dans sa mémoire ;
car, dans tout l'Orient, l'artiste le plus le plus habile est celui qui
sait de routine le plus grand nombre de ces airs.
M. Villoteau, qui se proposait de rassembler beaucoup
de mélodies originales du pays où il se trouvait, se mit à écrire sous la
dictée de son maître et remarquant, pendant qu'il notait sa musique, que
l'instituteur détonnait de temps en temps, il eut soin de corriger toutes
les fautes qui lui semblaient être faites par celui-ci. Son travail
terminé, il voulut chanter l'air qu'on venait de lui enseigner, mais
l'Arabe l'arrêta dès les premières phrases, en lui disant qu'il chantait
faux. Là-dessus, grande discussion entre le disciple et le maître, chacun
assurant que ses intonations sont inattaquables et ne pouvant entendre
l'autre sans se boucher les oreilles. A la fin, M. Villotau imagina qu'il
pouvait y avoir dans cette dispute quelque cause singulière qui méritait
d'être examinée ; il se fit apporter un oud, espèce de luth dont le manche
est divisé suivant les règles de l'échelle musicale des Arabes ;
l'inspection de cet instrument lui fit découvrir, à sa grande surprise,
que les éléments de la musique qu'il savait et de celle qu'il voulait
apprendre étaient absolument différents. Les intervalles des sons ne se
ressemblaient pas et l'éducation du musicien français le rendait aussi
inhabile à saisir ceux des chants de l'Arabie qu'à les exécuter. Le temps,
une patience à toute épreuve et des exercices multipliés finirent par
modifier les dispositions de son organe musical, et par le rendre apte à
comprendre ces gammes étranges qui avaient d'abord blessé son oreille.
Les différences de systèmes ne sont pas toujours aussi
radicales qu'elles l'étaient en cette circonstance ; mais on peut affirmer
d'avance que, lorsque notre oreille est affectée de quelque nouveauté
importante dans la musique, celle-ci est le produit d'une modification
quelconque d'un des principes constitutifs de l'art, et que la nouveauté
qui nous frappe est une conséquence inévitable de cette modification. Les
causes réelles de semblables nouveautés sont presque toujours inaperçues ;
de là vient que la plupart des hommes sont inhabiles à juger au premier
abord de leurs qualités ou de leur défauts, inhabiles même à être émus,
jusqu'à ce qu'une nouvelle éducation de l'oreille soit faite.
Ici se présente une apparente contradiction avec ce que
j'ai dit d'abord, savoir : que la source des impressions de la musique est
d'autant moins inépuisable que la nature de ces impressions est
essentiellement vague, et que l'art agit avec d'autant plus de force que
son action est plus inattendue. Mais il faut remarquer que les émotions
produites par la musique sont toujours complexes. D'une part, le sens
musical perçoit les sons ; de l'autre, il en compare les rapports.
Lorsqu'il y a transformation de l'une des parties constitutives de la
musique, les éléments de la comparaison ne sont pas toujours saisis à la
première audition. Alors il y a bien conscience d'un état de choses
inaccoutumé, d'une production de nouveauté, mais il y a incapacité d'en
apprécier le charme ou d'en constater les défauts.
La réflexion devient nécessaire pour saisir, au moins
par instinct, la loi fondamentale de la nouveauté, mais une fois cette loi
comprise, toutes les conséquences, bien qu'inattendues, arrivent sans
peine aux sens de perception et d'analyse, et si le principe de la
transformation est bon, il n'y plus que jouissance pour lui. C'est
ainsi qu'on voit souvent un homme de génie déplaire dans la première
audition de ses ouvrages et faire naître ensuite une admiration poussée
jusqu'au fanatisme. L'inattendu est donc une source de jouissance, mais
autant qu'il est logique ; s'il ne l'est point, il y a perception sans
plaisir, parce qu'il n'y a pas de conscience de rapports, et cet état de
choses dure jusqu'à ce que le nouveau principe soit compris.
Dans un autre article, je dirai où m'a conduit cette
théorie, et comment j'en ai développé les conséquences dans un ouvrage que
je ferai paraître sous peu de jours.
Fétis
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