Arthur Pougin, Les femmes violonistes, dans « Le Violon, les violonistes et la musique de violon duxvie au xviiie siècle », Fischbacher, Paris 1924, p.275-295.
Concert intime (Extrait de l’Essai sur la musique ancienne et moderne, 1780)
Certains écrivains bien intentionnés, mus par le désir ou la prétention de s’occuper des choses de l’art, ne prennent malheureusement pas la peine d’étudier et de connaître son histoire, ce qui les expose à tomber parfois dans de fâcheuses erreurs. C’est ainsi que dans un petit livre d’un auteur américain, M. Otto Ebel, dont une traduction française a paru il y a quelques années sous ce titre : Les femmes compositeurs1, l’écrivain, voulant aussi parler incidemment des virtuoses, et particulièrement des femmes violonistes, n’hésite pas à s’exprimer ainsi dans sa préface : — « Il n’y a seulement dix ou quinze ans que le préjugé qui empêchait les femmes d’apprendre le violon, le violoncelle ou autres instruments à cordes, a été vaincu. Avant 1876, aucune étudiante de violon n’était admise à l’École supérieure de Londres. Pendant longtemps les femmes ne furent pas admises à concourir pour les prix dans les Écoles et Conservatoires européens. » Je ne saurais parler de ce qui touche l’Angleterre et les autres pays, mais en ce qui concerne la France, je suis bien obligé de constater que l’auteur est dans l’erreur et singulièrement en retard sur les faits, comme on va le voir.
Dès la fondation de notre Conservatoire (1794), les concours avaient été institués, et la première distribution publique des prix eut lieu avec éclat et de façon solennelle dans la salle de l’Odéon, le 3 brumaire an VI (25 octobre 1797). Et dans cette séance, où le premier prix de violon était décerné à Charles Sauvageot, âgé de quinze ans, élève de Blasius, on vit le second prix attribué à « la citoyenne » Félicité Lebrun, âgée de dix-huit ans, élève de Baillot, laquelle « citoyenne » obtint le premier prix deux ans après, en l'an VIII. Nous n’étions pas en retard de féminisme, on le voit. Et si soixante années s’écoulèrent ensuite sans qu’un nom de femme violoniste parût sur les palmarès du Conservatoire, c’est tout simplement parce qu’aucune ne se présentait pour entrer dans les classes. Il faut arriver en effet jusqu’en 1857 pour voir Mlle Kummler (une Allemande) obtenir un second prix au concours, et en 1860 pour que le premier prix fût décerné à Mlle Boulay. Et depuis lors, on sait avec quelle sorte de rage les jeunes filles se sont mises à envahir nos classes de violon, à tel point qu’aujourd’hui elles y sont à peu près aussi nombreuses que leurs camarades masculins. Il y a là un engouement irréfléchi, que l’on ne saurait critiquer sans paraître hostile aux intéressants efforts que fait la femme pour conquérir dans le monde actuel la place à laquelle elle a légitimement droit, mais où l’on ne pourra s’empêcher de reconnaître tôt ou tard que, dans l’espèce, elle fait fausse route2.
Il faut bien remarquer que, jusqu’au milieu du xixe siècle, la femme violoniste était en quelque sorte une rareté ; ce qui n’empêche que dès un siècle auparavant certaines s’étaient rendues célèbres par leur talent, talent incontestable et justement admiré. C’est surtout en Italie qu’on rencontre les plus intéressantes ; l’Allemagne ne vient qu’ensuite ; quant à la France, sa part sous ce rapport est modeste, bien que ses violonistes n’aient pas été sans habileté ; et, en tout cas, il semble qu’elles aient été des premières à se mettre sur les rangs.
C’est justement en France, au Concert spirituel, où tous les artistes intéressants, tant nationaux qu’étrangers, tenaient à honneur de se présenter pour obtenir la consécration de leur talent ou de leur renommée, qu’il faut demander les premiers renseignements sur le sujet qui nous occupe. Et c’est là précisément que nous allons faire connaissance avec la première violoniste française qui se soit produite devant le public, d’ailleurs au grand contentement de celui-ci, qui l’accueillit avec la plus grande faveur et lui fit un véritable succès. Il s’agit de Mlle Hotteterre, qui appartenait à une grande famille de musiciens réputés, famille dont les membres, pour la plupart, faisaient partie de la musique du roi et de l’orchestre de l’Opéra. Mais il se présentait ceci de singulier, qu’elle était la seule violoniste de cette famille, dont tous les membres s’étaient rendus fameux par leur talent sur la flûte, le hautbois ou le basson3.
C’est au mois d’avril 1737 que Mlle Hotteterre, dont il a été impossible de découvrir le prénom, et que l’on croit née en 1717, se produisit pour la première fois au Concert spirituel, où, disait le Mercure, « elle a exécuté plusieurs fois différentes sonates de la composition du sieur Leclair, avec toute l’intelligence, la vivacité et la précision imaginables ». J’ai parlé trop longuement de cette jeune femme intéressante dans la notice sur Leclair, en émettant la supposition qu’elle avait pu être élève de ce maître, pour ne pas renvoyer le lecteur à ce que j’en disais alors, afin de ne pas me répéter inutilement. J’ajoute seulement que, devenue plus tard Mme Lévêque, Mlle Hotteterre ne se borna pas à être une habile virtuose, mais qu’elle se distingua aussi comme compositeur, en publiant plusieurs ouvrages dignes d’intérêt et d’attention.
À cette époque, le pardessus de viole, bien que ses jours fussent comptés, n’avait pas encore été complètement détrôné par le violon et ne craignait pas de continuer une lutte devenue bientôt impossible. C’est sur cet instrument agonisant que nous voyons, à quelques années de distance, se présenter au Concert spirituel, deux jeunes femmes, deux sœurs, Mlle Lévy et Mme Haubault, à qui le public fait encore le meilleur accueil. C’est le 2 février 1745 que Mlle Lévy, « arrivant de Rennes », dit un chroniqueur, se présente pour la première fois, en jouant un concerto fort difficile. Âgée seulement d’une vingtaine d’années, étant née vers 1715, elle faisait preuve en effet d’une grande habileté, ce dont témoignent les éloges que lui adressait le Mercure ; — « Elle tire de cet instrument des sons plus vifs et plus parfaits qu’il n’en produit ordinairement, et promène sans aigreur jusqu’au plus haut du manche. La vivacité de son jeu n’altère point les grâces tranquilles de sa contenance et n’excite point en elle ces mouvements presque convulsifs qui échappent quelquefois aux plus habiles symphonistes. » On voit, par cette réflexion du critique, que ce n’est pas d’aujourd’hui que certains violonistes se laissent aller à des écarts de tenue qu’on ne saurait trop blâmer. Le succès de Mlle Lévy fut assez vif pour qu’elle se fit entendre plusieurs fois à la suite de cet heureux début. Elle aussi se produisit comme compositeur, en publiant, entre autres, un recueil de six solos pour pardessus de viole (Paris, Leclair).
C’est cinq ans après, en 1750, que sa sœur, Mme Haubault, faisait à son tour son apparition au Concert, et de façon aussi heureuse, si nous devons nous en rapporter au témoignage d’un chroniqueur qui, à son sujet, s’emportait en un élan poétique inattendu : « Mme Haubault, dit celui-ci, a montré tout son talent sur cet instrument, la légèreté, la précision, la finesse de son coup d’archet, les sons articulés et flatteurs lui ont attiré les applaudissements du public. Les femmes à présent se distinguent dans tous les genres ; la plupart sont autant de fées qui chacune ont leur puissance et leur emploi ; voilà les véritables Muses ; celles du Parnasse ne sont que bien imaginées4. »
Le Concert spirituel nous offre ensuite, le 8 septembre de cette même année 1750, une virtuose étrangère, Mine Tosca, dont le nom indique suffisamment une origine italienne, qui se qualifie de « virtuose de l’Empereur » et qui exécute un concerto de sa composition que l’on trouve, au dire des amateurs, « dans le goût de Vivaldi ». Puis viennent, à quelques années de distance, deux enfants prodiges — il y en avait déjà. C’est d’abord une demoiselle Marchand, que l’on dit née à Caen en 1743, et qui, selon un chroniqueur, joue à l’âge de onze ans (donc en 1754) un concerto de violon au Concert spirituel et y obtint un succès prodigieux ; et c’est ensuite Mlle Lafont, avec laquelle on voit pour la dernière fois reparaître le pardessus de viole, ainsi que nous l’apprend l’almanach les Spectacles de Paris en inscrivant son nom parmi ceux des débutants au Concert spirituel : « Mlle Lafont, encore enfant, dans le pardessus de viole. »
Mais voici venir une grande artiste, Mme Lombardini de Sirmen, déjà célèbre en Italie sous son nom de jeune fille, Maddalena Lombardini, et dont les succès éclatants font époque dans les riches annales du Concert spirituel. On ne sait rien de l’origine de cette artiste remarquable, qui fut à la fois violoniste extraordinaire, claveciniste habile, cantatrice charmante et compositeur, sinon qu’elle fut élevée et reçut son éducation musicale à l'Ospedale dei Mendicanti, l’un des quatre hôpitaux ou Conservatoires de Venise spécialement réservé aux jeunes filles, pour la plupart orphelines5. Celui-ci avait pour directeur artistique le fameux compositeur Bertoni, et c’est donc sous sa surveillance et sans doute grâce à ses soins que la jeune Maddalena Lombardini fit des études qui lui furent si profitables6. Quel fut pourtant son professeur aux Mendicanti ? c’est ce que nul ne saurait dire : peut-être simplement une de ses compagnes, plus âgée et plus avancée. Toujours est-il qu’en quittant l’hôpital, la jeune Maddalena, sentant que son éducation de violoniste était encore incomplète, s’en fut droit à Padoue pour demander des leçons à Tartini qui la prit bientôt en affection, lui prodigua ses soins et c’est grâce à lui qu’elle devint la grande artiste dont la renommée fut bientôt européenne7. Elle ne tarda pas à se produire en public, et tout aussitôt ses compatriotes, charmés par un talent qui unissait la grâce à la vigueur, la délicatesse à la sûreté, la mirent en une sorte de rivalité avec Nardini, qui lui-même avait été, quinze ans auparavant, l’un des meilleurs élèves de Tartini.
G’est au cours de ses premiers succès dans les diverses villes d’Italie, que Maddalena épousa un autre violoniste, Lodovico Sirmen ou de Sirmen, artiste fort distingué qui était maître de chapelle de Sainte-Marie-Majeure à Bergame. C’est ensemble qu’ils entreprirent alors de grands voyages artistiques et qu’ils arrivèrent à Paris, dans les premiers mois de 1768, pour se faire entendre au Concert spirituel.
L’administration du Concert, dans le but de piquer la curiosité des amateurs, avait employé un moyen singulier, en exigeant que Mme Lombardini ne se fit entendre nulle part avant le jour de son début. En de telles conditions, on conçoit que ce début fût attendu avec quelque impatience. Il eut lieu le 18 août 1768, et fut un véritable triomphe pour la brillante artiste, qui se présentait en compagnie de son mari, avec qui elle jouait d’abord un concerto à deux violons de leur composition. « M. et Mme de Sirmen, disait le Mercure en rendant compte de cette soirée, ont exécuté un concerto à deux violons de leur composition. Mme de Sirmen est une élève du fameux Tartini ; elle a parfaitement saisi le jeu de cet habile maître ; elle a même, dans l’exécution, des grâces qui lui sont particulières. C’est une Muse qui touche la lyre d’Apollon, et les charmes de sa personne ajoutent encore à la supériorité de son talent. » On loua surtout, dans le jeu de la grande artiste, avec le brillant et la sûreté de l’exécution, la souplesse de l’archet, et surtout encore les qualités de charme, de tendresse et d’expression qui caractérisaient son talent et enchantaient les auditeurs. Et tandis qu’un critique, nous l’avons vu, faisait d’elle une Muse qui touche la lyre d’Apollon, un autre affirmait que « c’est la lyre d’Orphée dans les mains d’une Grâce ». Apollon et Orphée, les Muses et les Grâces, c’est tout un ; on n’est pas plus madrigalesque.
En fait, le succès de Mme Lombardini-Sirmen (car son mari semble avoir été quelque peu éclipsé par elle) fut éclatant et complet ; il se renouvela, tout aussi intense, dans les séances du Concert du 8 septembre et du 9 décembre 1768, ainsi qu’en avril 1769. Et l’excellente artiste le retrouva l’année suivante à Londres, où elle se produisit sous son quadruple aspect de violoniste, claveciniste, compositeur et cantatrice, en exécutant, entre autres, un concerto de clavecin d’elle-même, et en étant, au King’s Theatre, la Buona Figlinola de Piccini. Visitant ensuite l’Allemagne, elle fut attachée pendant quelque temps, dit-on, à Dresde, comme cantatrice de la cour. Après quoi nous la retrouvons, en 1785, à Paris, où les amateurs du Concert spirituel lui prodiguent de nouveau leurs applaudissements. — Mais je ne saurais la suivre davantage dans ses triomphales pérégrinations. Je me borne à constater ce fait singulier, touchant une telle artiste et si renommée, qu’on ignore également le lieu et la date de sa mort8.
Et nous avons encore à signaler la présence au Concert spirituel d’une autre femme violoniste, Française celle-là, Mlle Deschamps, plus tard Mme Gautherot, qui semble avoir été une artiste non seulement fort distinguée, mais tout à fait remarquable. Elle était élève de Capron, qui lui-même était élève de Gaviniés, et fit certainement honneur à son maître. C’est à partir de 1775, et pendant plusieurs années, qu’elle se produisit avec succès au Concert, en exécutant des concertos de Capron lui-même, de Jarnowick, et même, dit-on, de Bach. Et comme, à cette époque, on entendait au Concert des violonistes tels que les deux Stamitz, Jarnowick, Guénin, Paisible, etc., et qu’elle se faisait applaudir en même temps qu’eux en supportant victorieusement toute comparaison, la supériorité de son talent ne saurait être mise en doute. Le Mercure de janvier 1785, en rendant compte d’un concert récent, parlait d’elle en ces termes : « Mlle Deschamps, aujourd’hui Mme Gautherot, a joué un concerto de violon avec toute la justesse, toute la précision, tout le talent imaginables ; son succès est d’autant plus flatteur qu’il est très rare de voir des femmes réussir sur cet instrument qui ne paraît pas fait pour elles ; et depuis Mme Sirmen, aucune peut-être ne l’a porté si loin que Mme Gautherot. »
Mais justement en cette année 1785, où nous retrouvons Mme Lombardini au Concert spirituel, Mme Deschamps-Gautherot ne cessa de se faire entendre, et toujours avec succès, ce qui prouve suffisamment en sa faveur. Comment donc se fait-il que nul ne se soit avisé de nous faire connaître une artiste si intéressante et à qui, durant plusieurs années, le public avait toujours prodigué ses bravos ? Fétis n’a pas même jugé à propos de la nommer ; quant à Choron et Fayolle, ils lui accordent presque en rechignant cette simple notice en deux lignes : « Mme Gautherot, née Deschamps, était comptée en 1790 parmi les virtuoses les plus distingués sur le violon » ; et plus récemment Michel Brenet, dans son livre pourtant fait avec soin sur les Concerts en France, se borne à citer simplement son nom. Il y a, dans un pareil oubli, une véritable injustice du sort.
Autre femme, autre Française, qui vivait dans le même temps et qui est restée aussi complètement inconnue que Mme Gautherot, malgré le témoignage que lui accordent Choron et Fayolle, c’est Mme Larcher, que ceux-ci nous présentent eh ces termes : — « Mme Larcher, célèbre amateur (!) de violon, a joué avec succès des concertos et des airs variés dans plusieurs concerts publics. M. Barni lui a dédié la première œuvre des quatuors qu’il a fait graver à Paris. » Il semble qu’une violoniste qui se fait entendre publiquement avec succès, et à qui un compositeur distingué dédie une œuvre importante9, doit être quelque chose de plus qu’un « amateur », comme la qualifient ses biographes. Quoi qu’il en soit, amateur ou artiste, Mme Larcher n’était pas la première venue, ce qui ne l’a pas empêchée de rester complètement oubliée.
Il faut signaler maintenant une autre violoniste italienne, Mme Parravicini, qui brilla à Paris à peu près dans le même temps que Mme Lombardini-Sirmen, et qui se fit connaître non pas au Concert spirituel, qui n’existait plus alors, mais aux concerts du théâtre Louvois et à ceux de la Société Olympique en 1798. Née à Turin en 1769, cette artiste distinguée était là fille d’une cantatrice charmante, Isabella Gandini, qui appartenait alors au théâtre de cette ville. Fétis, dans la notice qu’il lui a consacrée, la dit élève de Viotti, mais il y a beaucoup de raisons de tenir cette assertion pour inexacte10. Cependant, on ignore quel fut réellement son maître. Ce qui est certain, c’est qu’elle était déjà renommée en Italie, lorsqu’en 1798 (et non 1797, selon Fétis) elle vint se produire à Paris, où l’attendait un brillant succès.
C’est le 9 mars 1798 qu’elle se présente pour la première fois au public dans un concert du théâtre Louvois, et le Courrier des spectacles du lendemain, après avoir rendu compte de la première partie de la séance, continuait ainsi : « … Mais un talent nouveau pour le public s’est développé dans ce concert, de manière à donner les plus grandes espérances et même à un degré déjà si près de la perfection que les amateurs ne peuvent trop désirer de l’entendre ; je veux parler de la citoyenne Parravicini, qui a fait hier en grande partie le charme de la société. Une belle méthode, un coup d’archet sûr et ménagé, des recouvrements (?) neufs, distincts, pleins de goût et de délicatesse, une qualité de sons nourrie, et l’art de les filer très juste, voilà ce qu’on a reconnu dans le jeu de la citoyenne Parravicini ; elle n’est pas aussi sûre peut-être de son exécution dans la difficulté que dans le cantabile, mais elle possède parfaitement ce dernier genre, le plus précieux de tous ; elle y joint même des expressions à elle, et pleines de sentiment. Le reste sera le fruit d’une étude qui, à en juger par ce début, ne peut être longue. Cette artiste, en un mot, est digne d’occuper un rang distingué dans les meilleurs concerts, et le public, dès ce moment, s’applaudit -de compter une habile virtuose de plus. »
On voit qu’à part une faible restriction, l’éloge est complet. Il en résulte, ainsi que d’un autre article publié peu de jours après, que Mme Parravicini se distinguait surtout par la grâce, la tendresse, et particulièrement l’émotion qu’elle savait communiquer à ses auditeurs. Elle suivait donc le précieux principe de Tartini : Per ben suonare, bisogna ben cantare, qui devrait être le critérium de tous les violonistes. Après un voyage à Leipzig et à Dresde, elle revint en 1801 renouveler ses succès à Paris, puis parcourut pendant longtemps toute l’Allemagne, et en 1827, âgée, dit-on, de cinquante-huit ans, elle se faisait encore vivement applaudir dans une. série de concerts qu’elle donnait à Munich. On ne sait rien des dernières années de sa vie11.
Et c’est encore dans le même temps que se produisit à Paris une troisième violoniste italienne, Mlle Luigia Gerbini, qui, elle, pourrait bien avoir été élève de Viotti, ou tout au moins avoir reçu ses conseils. C’était en 1792, à l’époque de la plus grande fortune du théâtre Feydeau, dont Viotti était l’un des directeurs. La jeune artiste était non seulement violoniste habile, mais cantatrice fort agréable, sans avoir toutefois aucune expérience de la scène. On eut cependant l’idée de la présenter au public sous ce double aspect, de son talent, et pour cela on arrangea sous ce titre, Il Dilettante, une sorte de pasticcio italien dans lequel elle n’avait pas à faire preuve de qualités scéniques, mais simplement à se faire apprécier comme cantatrice et comme virtuose. C’est le 13 novembre 1790 qu’eut lieu la représentation de ce pastiche, dont le Journal de Paris rendait ainsi compte :
L’intermède italien qu’on a donné samedi, et qui a pour titre II Dilettante, était très propre à faire briller les divers talents de la signora Gerbini, sans l’exposer à l’embarras d’un début dans une pièce qui aurait exigé l’habitude de la scène. C’est un véritable concert. M. Raffanelli y a pourtant un rôle assez comique, celui d’un amateur qui fait l’empressé et se donne beaucoup de mouvement. La signora Morichelli, MM. Mengozzi et Rovedino y ont donné de nouvelles preuves de la supériorité de leurs talents et de leur savoir, et ont été accueillis comme ils sont sûrs de l’être toujours. La signora Gerbini a déployé une très belle voix dans les morceaux qu’elle a chantés, et elle a ensuite exécuté un concerto sur le violon de manière à rivaliser avec les plus célèbres virtuoses. Les applaudissements ont été répétés et universels.
Cependant le succès ne se soutint pas, et II Dilettante borna sa carrière à deux représentations, à la suite desquelles Mlle Gerbini partit pour Lisbonne, d’où le Diclionnaire des musiciens nous donne de ses nouvelles dans cette notice :
« Mlle Luigia Gerbini, virtuose sur le violon, est élève de Viotti. En 1790 elle vint à Lisbonne, où elle fit entendre des concertos de violon qu’elle jouait dans les entractes au Théâtre-Italien. Au jugement des connaisseurs de Lisbonne, rien de plus pur et de plus harmonieux que les sons qu’elle sait tirer de son instrument. Engagée, ensuite au même théâtre en qualité de cantatrice, elle prouva qu’elle n’était pas moins exercée dans la musique vocale. Au mois de février 1801, elle quitta le théâtre de Lisbonne pour se rendre à Madrid. »
À partir de cette époque et pendant plusieurs années, on ne cite plus guère de femmes violonistes. La première que je rencontre est Mlle Esther Boehmer, d’une famille nombreuse de musiciens, née le 18 août 1784 à Moskau, dans la haute Lusace. Encore faut-il dire que tandis qu’un biographe la signale comme une violoniste très habile, Fétis en fait, de son côté, une violoncelliste. Il faut mentionner ensuite Mlle Morelli-Corilla, sur laquelle on trouve cette notice dans le Dictionnaire des musiciens : « Corilla (Mademoiselle Morelli), célèbre improvisatrice, est morte à Florence le 13 novembre 1799, âgée de 72 ans (donc, née en 1727). Elle était élève de Nardini pour le violon. Elle improvisait des vers sur toutes sortes de sujets, jouait sa partie de violon dans un concert, et chantait avec beaucoup de talent. Comme Pétrarque, elle a eu l’honneur d’être couronnée au Capitole. »
Et nous voici arrivés à Mme Mara, qui, avant de parcourir triomphalement l’Europe comme cantatrice superbe, s’était fait applaudir en enfant prodige comme violoniste12. Elle avait quatre ans lorsque son père, pauvre musicien de ville, lui donna ses premières leçons de violon, et ses progrès furent si rapides que bientôt elle put jouer des duos avec lui. « Ce prodige fit du bruit, dit Fétis, et plusieurs personnes demandèrent à entendre la petite Gertrude. » Mais l’enfant, qui avait fait une chute grave (dont elle subit les conséquences toute sa vie), était d’autant plus intéressante qu’elle ne pouvait se tenir sur ses jambes et que son père était obligé de la porter partout où on l’appelait. Cette situation toucha quelques amateurs, dont certains vinrent au secours du père, tandis qu’un autre, appelé pour affaires à la foire de Francfort, y emmena le père et la fille. Là, la petite Schmeling se fit entendre dans diverses sociétés et excita tant d’intérêt qu’on ouvrit une souscription, dont le produit permit de lui donner les soins nécessaires à sa santé ; si bien que lorsqu’elle eut atteint sa neuvième année, son père put entreprendre avec elle le voyage de Vienne, où l’enfant se fit entendre avec succès dans plusieurs concerts. Sur le conseil de l’ambassadeur d’Angleterre, qu’elle avait charmé, il la conduisit ensuite à Londres, où elle fit véritablement sensation ; accueillie, dit-on, par les plus grandes dames, choyée de toutes parts, protégée par la reine elle-même, son succès fut particulièrement productif. C’est à Londres que l’on découvrit qu’elle avait une voix charmante ; on la confia alors aux soins d’un professeur italien, le chanteur Paradisi, et c’est ainsi que sa carrière se transforma bientôt. — Il faut nous arrêter ici, car nous avons vu ce qu’était la petite violoniste Gertrude Schmeling ; le reste concerne la grande cantatrice Mme Mara, dont nous n’avons pas à nous occuper dans cet écrit.
C’est à l’époque des grands triomphes scéniques de Mme Mara que brillait à Paris, comme violoniste, une jeune femme charmante, Mme Ladurner, née Mussier de Gondreville. Élève de l’excellent Mostrino, à qui elle faisait vraiment honneur, elle s’était fait connaître d’abord, sous le pseudonyme de Mlle de La Jonchère, en se produisant dans les concerts, où son jeu élégant, plein de charme et de grâce à la fois et de solidité, lui avait valu les succès les plus vifs. Ayant épousé le fameux pianiste Ladurner, qui fut le maître d’Auber et de Boëly, elle donnait chez elle, chaque semaine, des concerts particuliers qui étaient très recherchés, et où son remarquable talent faisait la joie des amateurs. Je ne saurais dire par quelle suite de circonstances singulières Mme Ladurner fut nommée plus tard, sous la Restauration, directrice de la Maison royale de Saint-Denis, où elle mourut le 25 octobre 1823.
Sur une artiste autrichienne, Mme Bayer, qui vivait à la même époque, et qui paraît avoir été aussi une violoniste habile, on ne trouve guère également d’autres renseignements que ceux qui sont contenus dans cette courte notice du Dictionnaire des musiciens : « Madame Bayer, fille d’un trompette de la cour de l’Empereur, à Vienne, naquit dans cette ville vers 1760. Elle se fit entendre en 1781, comme virtuose sur le violon, à plusieurs cours, et fut généralement admirée. La force, la facilité et la prestesse de son jeu étaient telles que le grand Frédéric, roi de Prusse, lui fit l’honneur de l’accompagner sur la flûte. » Ce dernier détail est assurément inexact : au temps où Mme Bayer eût pu se trouver en contact avec Frédéric II, dont la grâce, d’ailleurs, n’était pas la vertu dominante, ce souverain avait depuis longtemps déjà perdu toutes ses dents, particularité qui lui avait rendu désormais impossible l’usage de la flûte.
Voici venir maintenant une véritable grande artiste, dont la renommée fut européenne. Regina Strinasacchi13, née en 1764 à Ostilia, près de Mantoue (et non à Mantoue même, comme le dit Fétis), reçut son éduction musicale au Conservatoire féminin de la Pieta à Venise. Quel fut le maître aux leçons duquel elle dut son remarquable talent ? c’est ce qu’on ne saurait dire, non plus que rien de ce qui se rapporte à ses toutes jeunes années. On assure qu’après avoir quitté Venise, elle vint passer plusieurs années à Paris, où Fétis dit qu’elle se fit entendre au Concert spirituel, ce qui ne me paraît pas exact ; ce que l’on peut croire, c’est que la jeune artiste, en entendant tous les excellents violonistes qui se produisaient chaque jour au Concert, tels que Pagin, Guénin, Paisible, La Houssaye, Stamitz, ne put qu’affermir encore un talent déjà distingué : et qui sait si elle ne profita pas encore des leçons de quelqu’un d’entre eux ?
Ce qui est certain, c’est que, dès son retour en Italie, toute jeune encore, elle excita une véritable admiration, et que ses succès à Rome, à Naples et dans d’autres villes furent éclatants. Il en fut de même lors de son premier voyage en Allemagne, notamment à Leipzig, où elle connut le brillant violoncelliste Schlick14, qu’elle ne tarda pas à épouser, et avec qui elle retourna en Italie, pour revenir ensuite en Allemagne, qu’elle ne quitta plus guère. C’est alors qu’elle se trouva en relations avec Mozart, qui, enchanté de son talent, s’exprimait ainsi a son sujet dans une lettre adressée de Vienne à son père, le 24 avril 1784 (elle avait vingt ans) : « … Nous avons ici la célèbre Mantouane Strinasacchi, une très bonne violoniste ; elle a beaucoup dégoût et d’expression dans son jeu. J’écris en ce moment une sonate que nous devons jouer ensemble jeudi prochain. » Cette sonate (c’est celle en w bémol) fut exécutée en effet par eux dans une soirée au théâtre de la cour, devant l’empereur Joseph, et donna lieu, de la part de Mozart, à un de ces tours de force qui lui étaient familiers. Comme il n’avait pas eu le temps d’écrire la partie de piano telle qu’il l’avait conçue, il la joua de mémoire et sans répétition préalable.
La Strinasacchi fit ensuite de longues tournées avec son mari, tous deux jouant souvent ensemble des duos ou des symphonies concertantes pour violon et violoncelle, écrits par lui. Schlick étant mort à Gotha en 1825, sa femme semble s’être établie à Dresde, où elle mourut elle-même en 1839, âgée de 85 ans, — tandis que Fétis dit qu’elle « a cessé de vivre, environ deux ans avant son mari ».
Nous nous trouvons ensuite en présence d’une jeune femme qui paraît avoir été quelque peu extraordinaire ; fille d’un maître de ballet de la cour de Bavière qui était habile violoniste, Marianne Crux, née à Mannheim en 1772 ou 1774, dans un milieu très artistique, se fit remarquer dès ses plus jeunes années, par ses rares qualités musicales, et se distingua bientôt tout à la fois comme violoniste, claveciniste et chanteuse. Élève d’abord du grand violoniste Fraenzl, elle apprit ensuite le piano avec un nommé Strizl, et reçut des leçons de chant de l’excellente cantatrice Dorothée Wendling. Conduite à Vienne toute jeune encore, à peine âgée de quatorze ans, elle enchanta l’empereur Joseph II en produisant devant lui son triple talent. Quelque temps après elle était à Berlin, où l’on assure qu’elle excitait un réel enthousiasme, de même qu’à Hambourg, à Mayence, à Francfort et à Munich. Ici, on lui proposa un engagement comme cantatriceau théâtre de la cour, mais elle refusa pour continuer ses voyages. Elle ne tarda pas à se rendre à Londres, où le succès la suivit, et de là s’en fut à Stockholm, où elle épousa un officier du génie suédois nommé Gilbert. Elle ne resta pourtant pas en Suède, car on la retrouve encore en 1807 à Hambourg, toujours couverte d’applaudissements, et poursuivant ensuite sa brillante carrière.
Comme violoniste, on signalait en Marianne Crux la hardiesse et la. justesse de ses doubles cordes, l’habileté de son mécanisme, la sûreté dont elle faisait preuve dans l’exécution des plus grandes difficultés, et par-dessus tout le sentiment et l’expression dans le chant, où elle avait le don de charmer ses auditeurs. Cette femme remarquable n’était pas seulement une musicienne accomplie et une virtuose sous ses trois aspects ; très instruite, elle parlait et écrivait, outre l’allemand, trois langues : le français, l’anglais et l’italien, dessinait avec beaucoup d’agrément, et enfin montrait une extrême adresse dans tous les menus ouvrages de femme. N’avais-je pas raison de dire qu’elle était quelque peu extraordinaire ?
La Belgique, qui depuis un siècle a produit tant de violonistes éminents ou justement célèbres, ne nous offre, que je sache, qu’une femme qui se soit vraiment distinguée sous ce rapport, Mlle Adèle Fémy, qui paraît être née dans les dernières aimées du xviiie siècle. Fille, sœur et nièce de violonistes, elle ne pouvait manquer à la vocation qui entraînait tous les siens, et l’on peut croire que c’est à l’un d’eux qu’elle dut sa première éducation musicale15. Ce qui est certain, c’est qu’elle devint à la fois non seulement une violoniste remarquable, mais aussi une cantatrice émérite, et qu’elle obtint, sous ce double rapport, des succès éclatants, d’abord dans son pays, puis en Angleterre, et enfin en Amérique qu’elle parcourut pendant de longues années. Elle habitait encore en 1847 ce dernier pays, où l’on suppose qu’elle est morte.
Parmi les noms les plus brillants de femmes violonistes, on ne saurait oublier celui de Mme Caroline Kraehmer, née Schleicher, qui vit le jour en un petit pays proche du lac de Constance, Stokasch, le 17 décembre 1792. Son père, bassoniste habile et chef de musique militaire, étant devenu musicien de la chapelle du duc de Wurtemberg, elle fit son éducation musicale à Stuttgart, où elle commença l’étude du violon avec un autre artiste de la chapelle nommé Baumiller, tandis qu’en même temps son père lui faisait apprendre la clarinette, instrument singulièrement choisi pour une femme, et sur lequel pourtant elle acquit une supériorité exceptionnelle. Au cours de divers voyages entrepris avec son père, elle eut l’occasion d’entendre Rode, dont le jeu fit sur elle une impression profonde, puis elle termina son éducation de violoniste avec Fesca, tout en apprenant le piano et l’harmonie avec Danzi. Une fois sûre d’elle-même, elle se livra à de nouveaux voyages, au cours desquels elle arriva à Vienne, où son double talent de violoniste et de clarinettiste lui valut d’éclatants succès dans une série de concerts donnés par elle au théâtre An Wien et à celui de la Porte de Carinthie. C’est à Vienne qu’elle épousa le remarquable hautboïste Ernest Kraehmer, attaché à l’orchestre du théâtre de la cour, qui avait quelques mois de moins qu’elle. Elle parcourut avec lui, au bruit d’applaudissements enthousiastes, toute l’Allemagne, la Bohême, la Hongrie, voire la Russie, n’excitant pas moins d’étonnement, et même de curiosité, comme clarinettiste que comme violoniste, et ne déployant pas moins de supériorité sur l’un que sur l’autre instrument. Ayant perdu en 1837 son mari, dont elle avait eu deux fils, Mme Kraehmer se consacra à l’instruction musicale de ces deux enfants, dont l’un, Charles, devint pianiste, et l’autre, Ernest, violoncelliste. C’est avec eux qu’elle se fit entendre une dernière fois, à Vienne, dans un trio de sa composition pour piano, clarinette et violoncelle.
Il faut signaler en peu de mots une artiste intéressante, Mme Filippowicz (Mlle Elise Mayer), née à Rastadt en 1794, qui fut une des bonnes élèves de Spohr et se fit connaître d’abord avantageusement en Allemagne sous le nom de Mme Minelli. S’étant rendue ensuite en Pologne, où elle perdit son mari, elle s’établit en ce pays et épousa en secondes noces un gentilhomme lithuanien nommé Filippowicz, sous le nom duquel elle continua sa carrière. Malheureusement, ce second époux ayant subi le sort de ses compatriotes à la suite de la révolution polonaise de 1831, Mme Filippowicz se vit obligée de quitter la Pologne, vint en France, donna à Paris plusieurs concerts où elle fit applaudir un talent plein de distinction, puis, en 1835, alla se fixer à Londres, où elle fut bien accueillie, mais où elle mourut, jeune encore, en 1841. Mme Filippowicz n’a publié qu’une seule de ses compositions, une Fantaisie pour violon avec piano, « dédiée à Louis Spohr par son élève ».
S’il est un nom resté célèbre entre tous ceux des femmes qui se sont illustrées ou distinguées comme violonistes, c’est celui de Milanollo. Elles étaient deux sœurs, deux petites Piémontaises, deux enfants prodiges, filles d’un modeste menuisier de Savigliano, où elles naquirent, Teresa le 21 août 1827, et Maria le 19 juin 1832. Grâce à elles, ce nom de Milanollo resplendit d’un éclat prodigieux sur toutes les parties de l’Europe, non seulement en France, où, à peine âgée de huit ans, Teresa fit son premier début, mais en Belgique, en Hollande, en Angleterre, en Suisse, en Bohême, en Hongrie, en Autriche et dans toutes les parties de l’Allemagne, où, Maria s’étant bientôt jointe à sa sœur qui avait été son professeur, elles excitèrent de toutes parts un enthousiasme incomparable, jusqu’au jour où la pauvre fillette étant morte phtisique à peine âgée de seize ans (21 octobre 1848), Teresa dut continuer seule sa carrière triomphale. Je ne saurais retracer ici tous les détails d’une existence artistique aussi extraordinaire16. Mais pour donner une idée de l’impression que produisaient les deux sœurs, il suffit de citer ces paroles caractéristiques d’un critique viennois : « Je ne sais pas de quel instrument les anges jouent au ciel ; mais je sais maintenant que sur la terre ils jouent du violon. » Et pour faire apprécier le talent merveilleux que Teresa déployait dès son enfance, je reproduirai le jugement que portait sur elle Berlioz, qui n’était, on le sait, ni tendre ni facile à émouvoir. C’est lors de la première apparition de la fillette, à la séance de la Société des concerts du Conservatoire du 18 avril 1841, et Berlioz, emporté par le torrent d’enthousiasme qui soulève toute une salle, ne peut lui-même retenir un cri d’admiration :
… Voici, dit-il, voici venir mademoiselle Teresa Milanollo, charmante jeune fille de douze ans, à l’air assuré et modeste en même temps, à la physionomie sérieuse et pleine cependant de grâces enfantines. Elle prend un violon, un grand violon comme celui d’Artot, et joue une grande Fantaisie à grand orchestre, composée par M. Habeneck pour le grand festival de Lille ; elle en tire de grands sons d’une grande justesse et'soulève au bout de quelques mesures une grande tempête d’applaudissements. On voit que cet enfant est déjà capable de grandes choses. Il ne faut pas croire que cet énorme succès soit uniquement dû à l’étrange précocité de son talent. Non, le charme éprouvé par l’auditoire était très réel, très musical. Sans doute, l’intérêt excité par une virtuose habile si jeune, sur un instrument si difficile, devait disposer le public favorablement ; mais on n’en a pas moins rendu simple justice à plusieurs belles qualités qu’elle possède évidemment, en applaudissant la justesse constante des sons, leur netteté, la régularité animée du rythme et le bonheur avec lequel la petite violoniste atteint les notes aiguës les plus dangereuses. Elle aborde le contre-fa dièse sans peur et le quitte sans reproche ; ses traits ont de la vigueur et de l’éclat ; la quatrième corde chante rondement. Le morceau de M. Habeneck est d’une coupe simple et large à la fois, les idées en sont élégantes, d’une verdeur peu commune, et accompagnées d’une instrumentation modérée et choisie. L’auteur a été ravi (il devait l’être) de sa jeune interprète. À la dernière mesure, une acclamation, un cri, un hourra de toute la salle renvoyé en écho par les musiciens de l’orchestre, ont salué la sortie de mademoiselle Milanollo, qui, sans être autrement émue que s’il se fût agi de quelques compliments à elle adressés dans un salon, s’en est allée souriante embrasser sa mère, qui comprenait mieux l’importance d’un pareil succès en pareil lieu, devant un si terrible aréopage ; Teresa Milanollo était âgée de huit ans lorsqu’on 1835 elle se produisit pour la première fois en public, à Marseille, d’abord aux concerts de la rue de Noailles, puis au Grand-Théâtre, excitant déjà, avec la surprise, comme un sentiment d’admiration. Dès lors commença sa carrière de virtuose, qui aboutit, en 1841, à ce triomphe au Conservatoire. C’est justement au cours de cette année 1841 que sa petite sœur Maria, élevée musicalement par elle et aussi bien douée, commença à paraître à ses côtés, et quelles firent ensemble, en France et à l’étranger, ces brillantes tournées où l’on peut dire qu’elles marchaient de triomphe en triomphe. Cela dura ainsi jusqu’à la mort si précoce de la pauvre petite. Restée seule et désolée, Teresa voulut renoncer à tout et refusait de paraître désormais en public. On parvint cependant à avoir raison de sa douleur, et alors elle reprit pendant près de dix ans le cours de ses succès, c’est-à-dire jusqu’au 16 avril 1857, jour de son mariage avec un officier français, le capitaine (depuis général) Parmentier. À partir de ce moment (elle avait juste trente ans, dont quinze années de succès) Teresa Milanollo fut perdue pour le grand public, et ne se fit plus entendre que dans l’intimité ou dans des concerts de bienfaisance, auxquels jamais elle ne refusait son concours. C’est sans doute un fait unique dans l’histoire de l’art que celui d’un virtuose qui, par suite de circonstances particulières, se condamne tout à coup au silence au plus fort de ses succès, se résigne à une retraite prématurée, et se survit pendant quarante-sept ans (elle mourut le 25 octobre 1904), après avoir connu dans son printemps toutes les caresses de la renommée, toutes les joies et toutes les ivresses du triomphe.
Le nom de Teresa Milanollo n’en reste pas moins acquis à l’histoire de l’art, et si l’on peut lui joindre celui de sa jeune sœur, trop tôt disparue, c’est le sien surtout qui brille d’un éclat exceptionnel parmi ceux de toutes les femmes qui ont leur place marquée dans les annales du violon.
Avec Mme Normann-Neruda, que l’on peut considérer comme l’une des plus grandes artistes du xixe siècle, nous nous trouvons encore en présence d’une enfant prodige. La petite Wilhelmine-Maria-Françoise Neruda, née le 23 mars 1839 à Brünn, où son père était organiste de la cathédrale, était à peine âgée de quatre ans lorsqu’elle commença l’étude du violon, et elle montra de. telles dispositions qu’on jugea bientôt à propos de l’envoyer à Vienne et de la confier aux soins de l’excellent violoniste Jansa, l’émule de Mayseder en cette ville, où il était lui-même professeur à l’Université impériale. Sous sa direction, l’enfant fit de tels progrès qu’à peine accomplie sa septième année, elle put se faire entendre en public avec succès. Toute la famille Neruda était douée, d’ailleurs, d’une façon exceptionnelle au point de vue musical, et l’on raconte qu’en 1847 la petite Wilhelmine, en compagnie d’une sœur aînée (Maria), qui tenait le piano, et d’un jeune frère (Franz), qui jouait du violoncelle, entreprenait son premier voyage artistique en Allemagne, en Belgique et en Hollande. Deux ans après, ce gentil trio se rendait en Angleterre, et un peu plus tard en Russie où, en 1880, il était éprouvé d’une façon cruelle par la mort, à Saint-Pétersbourg, du jeune violoncelliste. Celui-ci pourtant fut bientôt remplacé par un autre frère, et même le trio ne tarda pas à se transformer en quatuor par l’adjonction d’une petite sœur qui vint remplir la partie de second violon. Depuis lors, et pendant près de dix ans, la petite famille Neruda se rendait chaque saison en Russie, où elle était toujours accueillie avec enthousiasme. Vers 1862, après s’être fait entendre avec un succès éclatant au Gewandhaus de Leipzig, Mlle Wilhelmine Neruda visita le Danemark, et après avoir donné une brillante série de concerts à Copenhague, elle se rendit à Stockholm, où le roi de Suède la nomma musicienne de sa chambre. C’est à Stockholm qu’elle connut Louis Normann, maître de la chapelle royale, qu’elle épousa en 1864, et c’est depuis lors qu’elle se fit appeler Mme Normann-Neruda, nom qu’elle rendit bientôt célèbre.
C’est en 1868 que la grande artiste se fit entendre pour la première fois à Paris, où elle se produisit à trois reprises aux Concerts populaires de Pasdeloup, en jouant le concerto de Mendelssohn, celui en mi de Vieuxtemps et le huitième de Spohr. Son succès fut spontané et complet. Le public parisien admira dans le jeu de la virtuose une grâce toute féminine et sans afféterie, un archet souple et nerveux, une justesse absolue, un style exquis, une grande sûreté d’exécution, enfin une expression tendre et pleine de poésie. Après de nouvelles et brillantes tournées artistiques en Allemagne, en Danemark et en Belgique, Mme Normann-Neruda se rendit à Londres, où elle excita de véritables transports d’enthousiasme, surtout lorsqu’on la vit tenir, avec un talent de premier ordre, la partie de premier violon aux séances de quatuor des Concerts populaires du lundi. La, ce n’était plus une simple virtuose qu’on admirait, mais une artiste accomplie, au jeu plein de noblesse et au style d’une rare beauté. Après une visite triomphale dans les provinces anglaises, après s’être lait applaudir à Liverpool, à Manchester, à Norwich, à Birmingham, à York, elle revint à Londres, y retrouva ses succès et ses admirateurs, reprit sa place aux Concerts populaires, se fit entendre aux Concerts philharmoniques, à ceux du Palais de cristal, et enfin, devenue la favorite du public, se fixa en cette ville, ce qui ne l’empêchait pas de faire de fréquentes visites sur le continent.
Mme Normann-Neruda, qui, cinq ans après son mariage, s’était séparée de son mari17, épousa en secondes noces, en 1888, sir Charles Halle, le célèbre pianiste et chef d’orchestre, et dès lors ne fut plus connue que sous le nom de lady Hallé.
Marie Soldat.
Et le dernier nom que nous ayons à inscrire sur cette liste des violonistes féminins qui ont occupé le public de leur personne et de leur talent et, après l’avoir étonné, se sont fait acclamer par lui et lui ont dû une véritable renommée est celui de Mlle Marie Soldat, qui est née en Styrie, à Gratz, le 28 mars 1864. Ayant, dès ses jeunes années, montré des dispositions musicales exceptionnelles, elle fut élève d’abord, dans sa ville natale, de deux violonistes dont les noms sont restés obscurs, Pleiner et Poil ; après quoi elle reçut à Berlin des leçons de Joachim, à qui elle doit les remarquables qualités de mécanisme et de style qui distinguent son talent plein de solidité et d’élégance. Devenue une véritable virtuose, elle commença de bonne heure à se produire en public, connut aussitôt le succès, se fit applaudir dans toutes les villes où elle se présentait, et ne tarda pas à être comprise au nombre des artistes les plus éminentes de l’Allemagne. En 1889 elle épousait à Vienne un notaire, M. Roger, et c’est sous le nom de Mme Soldat-Rôger qu’à partir de cette époque elle continua ses brillantes tournées artistiques.
Si l’on réunit les noms de toutes les artistes qui ont donné lieu aux notices qu’on vient de lire, on peut voir qu’à tout prendre les vrais virtuoses féminins du violon n’ont jamais brillé par le nombre, et que les grandes violonistes restent à l’état d’exceptions, et de rares exceptions. Il m’a semblé pourtant intéressant de les grouper ainsi dans leur ensemble, ce qui, je crois, n’avait jamais été fait, et ce qui montre combien reste modeste, dans l’espace d’environ deux siècles qui ont été envisagés, le rôle de la femme dans l’histoire du violon et de sa virtuosité ; et il n’y a pas apparence que cela doive changer dans l’avenir. À quoi cela tient-il ? Ce serait aux philosophes ou aux psychologues de répondre à cette question, à supposer que les philosophes et les psychologues consentissent à s’en occuper. Pour nous, artistes et historiens, nous n’avons qu’à constater le fait, sans chercher à en démêler les causes.
1. Les Femmes compositeurs de musique, dictionnaire biographique, par Otto Ebel, traduction française de Louis Pennequin. Paris, Rosier, 1910, in-12.
2. Il faut constater que la tendance est la même en Amérique que chez nous ; depuis trente ou quarante ans, les jeunes violonistes américaines semblent sortir de terre.
3. De cette famille, aussi célèbre en son genre que celles des Philidor et des Couperin, on ne compte pas moins de vingt-trois membres agissants de 1665 à 1801. Et ils ne se bornaient pas à être d’excellents virtuoses ; ils se distinguaient encore comme facteurs très habiles dans la construction des instruments qu’ils connaissaient si bien. — Voir à ce sujet les Hotteterre, par Jules Cablez (Caen, Le Blanc-Harlez, 1877, in -8°), et les Hotteterre et les Chédeville, par Er. Thoinan (Paris, Sagot, 1894, iii -40 illustré).
4. Daquin, Siècle de Louis xv.
5. Ces quatre hôpitaux étaient ceux de la Piétà, des Mendicanti et délit Incurabili, avec l’Ospedaletto ou petit hôpital de San Paolo e San Giovanni,
6. Le célèbre historien musical anglais Burney nous donne, au cours de son voyage en Italie, une idée de ce qu’était ce Conservatoire dei Mendicanli : «… Ce soir, dit-il, afin de mieux connaître tout ce qui tient à la nature des Conservatoires, et pour terminer mes recherches dans ce pays, j’ai obtenu la permission d’entrer dans l’école de musique dei Mendicanti, destiné à de jeunes orphelines. J’y ai entendu tout un concert qui a été organisé pour moi et qui a duré deux heures. Il était composé des meilleures voix et des meilleurs instruments de cet hôpital. Il était intéressant, en effet, de voir comme d’entendre chaque partie de cet excellent concert exécuté par des femmes, violons, basses, clavecin, cors et même les contrebasses. Il y avait pour directrice une personne âgée qui présidait le concert. Le premier violon, très distingué, était joué par Antonia Cubli, Grecque d’origine ; le clavecin était tenu quelquefois par Francesca Rossi, maîtresse de chœurs, et quelquefois par d’autres, car ces jeunes personnes changent d’instrument à volonté. Tout le concert fut très judicieusement ordonné, et l’on n’entendit pas de suite deux airs du même genre. D’autre part, il y avait une grande décence et une grande discipline observées dans chaque partie du concert ; car ces excellentes artistes, qui sont de différents âges, ont un maintien réservé et sont fort bien élevées. Il y eut là surtout deux femmes célèbres, l’Archipinte, aujourd’hui Mme Guglielmi, et Mme Lombardini-Sirmen, toutes deux élevées dans cette maison, et qui ont été si justement applaudies en Angleterre. »
7. On connaît la lettre, très curieuse et très intéressante -que Tartini adressait, à la date du 5 mars 1760, à la Lombardini après qu’elle eut quitté Padoue, lettre qui est une sorte d’instruction très complète et très détaillée sur la manière la plus utile et la plus profitable de travailler le violon.
8. Mme Lombardini publia six concertos et six sonates de violon, un recueil de six trios pour deux ’iolom et violoncelle, un autre de six duos de violons, et, avec son mari, six quatuors pour deux violons, viole (alto) et violoncelle.
9. Camille Barni, violoncelliste et compositeur italien, né à Côme le 18 janvier 1762, était alors fixé à Paris, où l’on croit qu’il est mort.
10. J’ai énuméré toutes ces raisons dans mon livre sur Viotti) en parlant des elèves authentiques du maître.
11. Nous avons vu que Fétis disait que la Parravicini était élève de Viotti (ce qui ne me paraît pas probable) : sans doute pour corroborer son assertion, il termine ainsi sa notice sur cette artiste remarquable ; « Mme Parravicini ne jouait que de la musique de son maître Viotti ; elle en possédait bien la tradition. » Or, dans le programme d’un concert donné au théâtre Louvois, le 17 avril 1798, au bénéfice de « la citoyenne » Parravicini, je la vois jouer un concerto de Kreutzer et un rondo de Mestrino.
12. On sait que Mme Mara (Gertrude-Élisabeth Schmeling) née à Cassel le 23 février 1769, mourut à Reval le 30 janvier 1855, au moment d’accomplir sa quatre-vingt-sixième année.
13. Qu’il ne faut pas confondre avec la grande cantatrice Teresina Strinasacchi, sa compatriote et sa contemporaine, mais non sa parente, dont les succès furent comparables aux. siens.
14. Conrad Schlick, excellent violoncelliste et compositeur distingué, naquit à Munster en 1759 et mourut à Gotha en 1825.
15. Deux membres de cette nombreuse famille de musiciens firent leurs études au Conservatoire de Paris l’un, François-Jean Fémy, né en 1790, obtint un prix d’harmonie en 1806 et le premier prix de violon en 1811 ; l’autre, Henri, né en 1792, se vil décerner le premier prix de violoncelle, en 1808.
16. Je les ai fait connaître dans une longue étude sur les Sœurs Millanollo, publiée en 1916 par la Rivista musicale italiana de Turin.
17. Normand mourut en 1885.
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7 mai 2025
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Mardi 6 Mai, 2025 21:31