musicologie
Actualité . Biographies . Encyclopédie . Études . Documents . Livres . Cédés . Annonces . Agenda . . Abonnement au bulletin . Analyses musicales . Recherche + annuaire . Contacts . Soutenir

Paul Landormy : Brahms

LANDORMY PAUL, Brahms. «  Les maîtres de la musique », Librairie Félix Alcan, Paris 1921 (seconde édition)

La vie ; L'homme ; L'œuvre

A ARMAND PARENT
P. L.
Juin 1914

LA VIE

La famille de Brahms [note :   Le mot Bram ou Brahm signifie en bas-allemand « genêt ». L's final ajouté aux noms propres allemands a le même sens qu'en anglais. Brahms veut dire « fils de Brahm ».]   est originaire de la Basse-Saxe. Le grand-père de Johannes Brahms, Johann Brahms, était hôtelier. Il mourut à soixante-dix ans, en 1839, à Heide, petite ville du Holstein.

Le père de Johannes Brahms, Johann Jakob Brahms, naquit le 1 er juin 1806. Dès l'enfance il eut la passion de la musique. Il se sauva deux fois de la maison de ses parents pour suivre sa vocation. Deux fois ses parents le ramenèrent. La troisième fois son père céda, lui donna des vêtements, du linge et sa bénédiction, et le laissa partir. Johann Jakob réussit assez vite à se tirer d'affaire. Il n'avait du reste d'autre ambition que de devenir un « Musikant », un musicien ambulant. Il songeait à entrer dans une de ces « Stadtpfeifereien » comme il en existait encore en Allemagne et qui tiraient leur origine des corporations du moyen âge.

La « Stadtpfeiferei » était l'institution musicale officielle d'une ville et du pays environnant. Elle était dirigée par le « Stadtmusikus », qui jouissait d'une foule de privilèges. Il avait notamment le monopole de l'organisation de la musique dans les réjouissances publiques. Il formait des élèves dont il composait à l'occasion ses orchestres. Il leur demandait une redevance soit en espèces sonnantes, soit le plus souvent. en travaux de toutes sortes, à la maison, au jardin, à la ferme. La plupart de ces apprentis musiciens vivaient avec leur maître comme s'ils étaient de la famille. Ils apprenaient plusieurs instruments à la fois pour pouvoir s'employer utilement dans toutes les circonstances. Une fois leurs études terminées, ils recevaient un certificat avec une appréciation sur leur talent et sur leur caractère, et ils allaient chercher fortune par le monde.

Johann Jakob Brahms travailla ainsi pendant cinq ans le violon, l'alto, le violoncelle, la flûte et le cor, les trois dernières années auprès du Stadtmusikus de Wesselburen. Au commencement de 1826, muni d'un certificat où il était qualifié d'écolier « fidèle, studieux, appliqué et obéissant, » il partit pour Hambourg à la recherche d'une situation. Il eut la chance d'obtenir assez rapidement une place de corniste dans la musique de la milice municipale.

Il gagnait bien maigrement sa vie quand il épousa, le 9 juin 1830, une vieille fille, de vingt ans plus âgée que lui, ou peu s'en faut (elle avait alors quarante et un ans), très pauvre et de santé fort délicate, Johanna Henrika Christiania Nissen. Elle était petite, pas jolie, et boitait un peu. Mais ses yeux bleus avaient une expression très douce et disaient toute la bonté d'un coeur très aimant.

Les débuts du jeune ménage furent difficiles, surtout quand, l'année suivante, naquit une petite fille, Elisabeth-Wilhelmine-Louise.

Johann Jakob venait fort heureusement d'apprendre un instrument de plus, la contrebasse, et cela lui permit d'entrer dans l'orchestre du « petit théâtre ».

Le 7 mai 1833 Johanna mettait au monde un fils qui fut baptisé le 26 du même mois à l'église Saint-Michel sous l'unique nom de Johannes.

La maison où Johannes Brahms est né existe encore aujourd'hui. Elle porte le n° 6o de la « Speckstrasse » ; haute maison de cinq étages, les deux derniers dans le toit, à fenêtres juxtaposées sans interruption sur la façade ; un escalier obscur conduit à une foule de petits logements. Tout un monde de pauvres gens vivait là, entassé. Les murs étroits de la vieille cité mesuraient la place à la population qui s'accumulait ainsi dans de grandes bâtisses. Jakob et Johanna habitaient, au premier étage à gauche, trois misérables petites pièces.

Johann Jakob voulait faire de son fils un musicien d'orchestre comme lui. Dès que l'enfant put tenir un instrument dans ses mains, son père commença de lui apprendre le violon et le violoncelle. Puis, quand Johannes eut sept ans, Johann Jakob le conduisit chez le pianiste O. Cossel. « Je désire que mon fils devienne votre élève, monsieur Cossel, lui dit-il. Le gamin travaillera volontiers le piano ; et, s'il arrive un jour à en jouer comme vous, eh ! bien, cela suffira. »

Cossel n'estima point ce résultat suffisant. Il s'aperçut bientôt qu'il avait affaire à une nature exceptionnellement douée et, quand Johannes eut dix ans, il le présenta au célèbre Marxsen, d'Altona, en priant cet éminent, professeur de vouloir bien se charger de l'éducation artistique de l'enfant. Après quelques hésitations, Marxsen finit par y consentir.

« Quel dommage, disait Cossel, Johannes pourrait devenir un si bon pianiste ! Mais il ne veut pas lâcher son éternelle composition ! » Et Brahms racontait plus tard : « Je composais continuellement. Je composais quand j'étais tranquille chez moi de bonne heure le matin. Le jour, j'arrangeais des marches pour des musiques de cuivres. Le soir, je jouais du piano dans les cabarets. »

Auprès de Marxsen, le jeune Brahms étudiait l'harmonie et la composition en même temps que le piano.

La vie du petit musicien était bien pénible. Toujours se coucher tard et se lever tôt ! Travailler à la fois pour soi et pour les autres ! Après un hiver particulièrement fatigant, il faillit tomber malade. Un amateur de musique, qui connaissait son père, et qui avait remarqué les admirables dispositions du fils, Adolf Giesmanu, l'emmena chez lui à la campagne pour reprendre des forces au grand air. Ce furent pour Johannes de merveilleuses vacances. Il court les, champs avec Lischen, la fille du bon Giesman, d'une année plus jeune que lui (il avait alors quatorze ans). Il passe des heures avec elle assis dans l'herbe au bord d'un ruisseau, à rêver ou à lire. Il dévore tous les livres qui lui tombent sous ta main, surtout les romans d'aventures. Il ne connaît point de plus grand plaisir. C'est ainsi qu'un jour il découvre l'histoire de la belle Maguelone et du chevalier Pierre, qu'il devait plus tard illustrer de sa musique. Ici, à la campagne, la bibliothèque de son ami et protecteur est riche et bien garnie. Il ne s'est jamais vu à pareille fête. A la ville, il satisfait plus difficilement sa passion de lecture. Du moins, dès qu'il a quelques « groschen » dans la poche, il court chez le brocanteur pour acheter des livres. Il se monte ainsi, peu à peu, une singulière bibliothèque où voisinent Sophocle et Dante, Cicéron et le Tasse, Pope, Jean-Paul, Klopstock, Lessing, Goethe, Schiller, Eichendorff, Chamisso, Young, et, à la place d'honneur, la Bible qu'il savait presque par coeur. Quand il rencontrait une poésie qui lui plaisait, « il la lisait lentement, et la mélodie venait tout naturellement se placer sur les vers ».

Mais Brahms n'est déjà plus un enfant. Il a quinze ans. Il faut qu'il fasse son entrée dans le monde. Il doit maintenant subvenir seul à tous ses besoins et même aider ses parents à élever son jeune frère Fritz [ note :  né en 1835, Fritz Brahms fut longtemps professeur de musique au Venezuela, et mourut en 1885 à Hambourg.] Le 21 septembre 1848, Brahms donne son premier concert. Au programme, parmi plusieurs morceaux brillants à la mode du temps, notons une fugue de J.-S. Bach.

Le 14 avril 1849, à son deuxième concert, Brahms joue la sonate de Beethoven, op. 53, la fantaisie de Thalberg sur Don Juan, et des variations de sa composition sur une valse favorite. Il obtient un grand succès, et déjà la critique lui reconnaît un talent peu ordinaire.

Mais ce n'est là qu'un premier pas, en somme le plus facile. Pendant quatre ou cinq ans, Brahms continue de vivre modestement du produit de ses leçons, qu'il était tout fier de faire payer un mark, et de ses nuits passées dans les cabarets ou les bals. Il fait, à cette époque, des connaissances utiles, celle de la pianiste Louise Japha, élève de Schumann, avec laquelle il restera toujours « bon camarade » et qui lui révèle quelques-unes des oeuvres de son maître, — celle aussi du violoniste hongrois Remenyi, qui lui fait entendre des danses populaires de son pays (premier contact de Brahms avec la musique tzigane), et il part avec lui en tournée à travers l'Allemagne du Nord (1853).

Une tournée ! Grave entreprise, et dont il ne pouvait prévoir les si heureuses conséquences !

II avait alors vingt ans. « C'était un jeune homme mince, avec de longs cheveux blonds, une vraie tête de saint Jean. Les yeux brillaient d'énergie et d'esprit » [ note : Wüllmer]  Avec cela, « une apparence d'enfant, une voix claire : et dans son petit complet d'été gris, il avait un air tout à fait intéressante » [ note : Dietrich ]. Un peu plus tard, Berlioz, puis le graveur Allgeier diront que son profil ressemble, d'une façon saisissante, à celui de Schiller.

En quittant la maison familiale, Brahms fit promettre à sa mère de lui écrire toutes les semaines une lettre de quatre pages. La mère promit. C'était beaucoup s'engager. La pauvre femme n'avait pas grande culture, et quatre pages par semaine représentaient pour elle un terrible travail. Elle tint cependant fidèlement sa parole, et, quand elle était à bout d'invention, elle recopiait naïvement les faits divers qu'elle venait de lire dans le journal. Brahms, de son côté, ne manqua point d'envoyer régulièrement de ses nouvelles.

A Hanovre, le jeune voyageur rencontre Joseph Joachim, alors âgé de vingt-deux ans. L'année précédente le grand violoniste avait conquis Berlin en jouant le Concerto de Beethoven, et, en 1853, il avait triomphé avec la même oeuvre au festival du Bas-Rhin. Déjà il avait rompu en esprit avec le cercle de Weimar, et les tendances « nouvelle Allemagne » qui y régnaient. Joachim allait devenir l'un des défenseurs les plus ardents de la tradition classique. Tout de suite, Joachim remarqua en Brahms « un talent de composition exceptionnel et une nature qui ne pourra se développer intégralement que dans la retraite la plus solitaire, pure comme le diamant, délicate comme la neige... Son jeu est plein de feu, d'une énergie fatale, et d'une précision rythmique qui révèlent l'artiste. Ses compositions contiennent plus de choses intéressantes que je n'en ai jamais rencontré dans les oeuvres d'un jeune homme de son âge ». Ce fut le commencement d'une longue amitié, qui devait unir, toute leur vie durant, les deux artistes. Joachim connaissait alors de Brahms une sonate piano et violon en la mineur qui s'est perdue depuis, un quatuor à cordes, plusieurs lieds et, pour le piano, les sonates en ut majeur et fa dièse mineur, et le scherzo en mi bémol mineur. Les manuscrits portaient comme indication d'auteur : Johannes Kreisler junior, pseudonyme choisi par Brahms en souvenir du héros d'un conte d'Hoffmann pour lequel il avait une prédilection particulière.

Joachim avait recommandé Brahms à Liszt, et le jeune musicien partit aussitôt pour Weimar. La rencontre ne fut pas heureuse. Liszt ne semble pas avoir accordé, à ce moment, grande attention aux œuvres que lui soumit Brahms et l'on raconte que celui-ci commit une terrible maladresse : il s'endormit profondément pendant que Liszt lui jouait sa grande sonate en si mineur !

Mais voici Schumann qui, à Dusseldorf, accueille Johannes avec toute la bonté de son coeur si généreux, et qui, le 23 octobre 1853, dans la Neue Zeitschrift für Musik, signale le nouveau venu à l'attention des connaisseurs : « Il s'appelle Johannes Brahms. Il porte tous les signes qui annoncent l'élu... Dès qu'il s'assied au piano, il nous entraîne dans des régions merveilleuses... Saluons-le à son premier pas dans le monde, où il doit recevoir des blessures sans doute, mais aussi des lauriers et des palmes. Souhaitons la bienvenue au vaillant lutteur ! »

Schumann était heureux de célébrer un art qui, par certains côtés, ressemblait au sien et dont les tendances ne l'effrayaient point. Son instinct lui dictait de soutenir le jeune Brahms comme l'adversaire-né des entreprises d'un Berlioz, d'un Liszt, ou d'un Wagner. On sait en effet que Schumann, bien que novateur à tant d'égards, restait fidèlement attaché à certaines traditions classiques qu'il voyait à regret bousculées par ces intrépides révolutionnaires.

L'article eut un retentissement considérable. Mais l'excellent Schumann, dans l'élan spontané de son admiration, n'en avait pas assez prudemment calculé les conséquences. Le poids d'un pareil dithyrambe était lourd à porter pour un artiste de vingt ans et Brahms eut à souffrir longtemps des inimitiés que Schumann, sans le vouloir, lui avait suscitées [   note : Brahms sentit le danger. On s'en aperçoit en lisant sa lettre de remerciements à Schumann, qu'il n'écrivit que trois semaines après la publication du fameux article.] Les moins méfiants restèrent sceptiques. Hans de Bülow écrivit à Liszt le 5 novembre 1853 : « Mozart-Brahms, ou Schumann-Brahms ne trouble peint du tout la tranquillité de mon sommeil. J'attendrai ses manifestations (sic). Il y a une quinzaine d'années que Schumann a parlé en des termes tout à fait analogues du génie de W. Sterndale Benêt (Bennett). » (Lettre en français.)

Quelque temps après, il est vrai, Hans de Bülow reçut la visite de Brahms, et il semble alors avoir été conquis par le jeune musicien, puisqu'il lui reconnaît « un don divin dans le meilleur sens ! » Mais Hans de Bülow était un nerveux, impressionnable à l'excès. Il ne faut pas prendre ses paroles au pied de la lettre : le sentiment qu'elles traduisent n'a rien de très consistant : il se modifiera suivant l'heure. En-réalité Bülow conservera longtemps des préventions contre un artiste qu'il jugea dès l'abord trop timoré, trop attaché au Passé, et il écrira à Liszt en 1855 : « Joachim et la statue dont il se fait le piédestal ne nous arriveront que vers le commencement du mois prochain. Je crains que nous n'ayons de la peine à nous reconnaître, — car nous sommes engagés dans des chemins tout à fait opposés. »

C'était l'époque où l'art wagnérien donnait lieu aux plus âpres discussions. Otto Jahn venait de faire paraître ses diatribes contre Tannhauser et Lohengrin et partait en guerre contre la « propagande par le fait » organisée par Liszt à Weimar. Or justement c'était dans la Neue Zeitschrift für Musik qu'écrivaient les partisans de Berlioz et de Wagner. Il est vrai que la plupart d'entre eux avaient d'abord observé une prudente réserve à l'égard du « nouveau prophète », du jeune Brahms. Mais comme l'article de Schumann avait paru dans la même Revue, pour le grand public la cause de Brahms pouvait sembler se confondre avec celle des audacieux innovateurs prônés par Liszt et par son cercle. Du reste, à Leipzig, oit il les rencontra bientôt, Brahms reçut de Berlioz et de Liszt un accueil extrêmement chaleureux. Berlioz écrivait à Joachim le 9 décembre 1853: « Brahms a beaucoup de succès ici. Il m'a vivement impressionné l'autre jour chez Brendel avec son Scherzo [ note :  Evidemment le Scherzo en mi bémol mineur.] et son Adagio. Je vous remercie de m'avoir fait connaître ce jeune audacieux si timide qui s'avise de faire de la musique nouvelle. Il souffrira beaucoup... » [ note :   Extrait d'une lettre encore inédite de Berlioz dont nous devons la communication à l'obligeance de M. Julien Tiersot, le savant bibliothécaire du Conservatoire national de musique, qui en possède le manuscrit. L'ensemble de la lettre sera inséré à sa date dans la correspondance générale de Berlioz dont M. Tiersot a commencé la publication et dont un nouveau cahier est actuellement sous presse ] Brahms sentit peut-être qu'on voulait l'attirer dans une direction où, de lui-même, il ne s'était point engagé. Il comprit qu'il fallait prendre nettement position. Il hésita quelque temps encore, et l'on rencontre des traces de son indécision dans les oeuvres qu'il écrivit alors (op. 4, 8, 9, 10 et même 15.) Mais il finit par être effrayé du radicalisme de Liszt et de ses amis, et sans se ranger du côté des purs conservateurs, il finit par s'en tenir à un opportunisme éclectique, bien fait pour rassurer la confiance de ses premiers admirateurs, et d'ailleurs en parfait accord avec les inclinations de sa nature artistique.

Grâce à l'appui de Schumann, Brahms venait de faire éditer deux sonates pour piano, six lieds et le Scherzo en mi mineur. A vingt ans il n'était déjà plus un inconnu. En bien ou en mal, on parlait beaucoup de lui. Vraiment il n'avait point à se plaindre du sort. La conquête du monde qu'il avait entreprise n'était pas achevée, tant s'en faut ; elle commençait à peine. Mais, en un an, depuis le départ de Hambourg, quel chemin parcouru !

Une jeune fille remarquablement douée pour les lettres et les arts, qui le vit alors à Leipzig, Hedwige Salomon (qui devait épouser plus tard Franz von Holstein) le dépeint ainsi : « Hier (4 décembre 1853) monsieur Von Sahr m'amena un jeune homme qui tenait à la main une lettre de Joachim... Il s'assit en face de moi, ce jeune héros du jour, ce messie annoncé par Schumann ; blond, d'apparence délicate ; et malgré ses vingt ans il a les traits déjà bien formés, quoique purs de toute passion. Pureté, innocence, naturel, force et profondeur, voilà tout son être... Et , avec toute cette libre énergie, une petite voix qui n'a pas encore mué ! Et un visage d'enfant qu'une jeune fille pourrait embrasser sans rougir ! »

Ce fut un coup terrible pour Brahms lorsqu'il apprit que, dans un accès de folie, Schumann s'était jeté dans le Rhin (27 février 1854). Aussitôt il partit pour Dusseldorf afin d'être plus près de ses amis si cruellement éprouvés. Il rendait souvent visite à Clara Schumann et aussi au pauvre malade, tout joyeux lorsqu'il apercevait « son Johannes » et presque toujours apaisé par sa présence. Les deux tristes années qui s'écoulèrent alors jusqu'à la mort de Schumann (juillet 1856) furent pour Brahms l'occasion de sérieuses méditations sur la vie et sur l'art. Sans fréquent contact avec le public pendant ce temps, il prit l'habitude de s'observer lui-même et de soumettre ses ouvrages à une sévère critique.

Il est à remarquer que de 1854 à 186e, c'est-à-dire pendant six années, Brahms ne publia qu'une seule oeuvre, les Ballades pour piano, op. 10. Il se recueillait.

Il s'était imposé un sévère programme d'études. Il voulait que son ami Joachim le suivît comme lui. Ils avaient tous deux prévu un système d'amendes, en cas d'infraction au règlement : le produit en devait être affecté à l'achat de livres. Pendant quelque temps les deux amis travaillèrent ainsi en commun. Joachim se lassa vite. Brahms continua seul. Il compléta les fortes études qu'il avait commencées avec Marxsen. Cet excellent maître lui avait surtout appris à développer un thème, à la façon beethovénienne ; mais il accordait peu d'importance aux exercices de contre-point. Brahms sentit ce qui lui manquait encore à cet égard : il voulut acquérir l'art de conduire avec souplesse et sûreté plusieurs parties en style sévère. Il se procura des chorals à 4 voix de Ph.-E. Bach, l' Art de la fugue de J.-S. Bach, un volume des oeuvres de Roland de Lassus, la Messe du Pape Marcel de Palestrina, et il se mit à composer lui-même des chants pour la messe à 4 et 6 voix. Peu de musiciens, à cette époque, furent aussi instruits que Brahms du développement historique de leur art et des formes anciennes de la polyphonie.

Cependant, parfois Brahms quittait son travail pour aller donner quelques concerts avec Joachim. Mais il revenait bientôt à ses études, et, pendant la maladie de Schumann, il vécut le plus souvent à Dusseldorf.

C'est alors que se forma entre Clara Schumann et Brahms cette intimité d'un caractère si particulier, qui devait désormais jouer un rôle prépondérant dans la vie sentimentale du compositeur.

« Dieu envoie à chacun, quelque malheureux qu'il soit, une consolation, et nous devons nous en réjouir, disait plus tard Clara à ses enfants. Je vous avais bien alors, mais vous-étiez encore petits ; vous ne connaissiez qu'à peine votre père bien-mimé ; vous étiez encore trop jeunes pour ressentir de profondes douleurs ; vous ne pouviez, dans les années terribles, m'apporter aucune consolation ; des espérances, oui, mais cela ne servait guère en de pareils moments. Johannes Brahms vint : votre père l'aimait et l'estimait comme aucun homme au monde, excepté Joachim. Il vint en ami fidèle partager mon malheur, il fortifia mon coeur qui menaçait d'éclater, il éleva mon esprit, rasséréna mon âme comme il put, bref il fut un ami dans le sens le plus complet du mot... Lui et Joachim furent les seules personnes que vit votre père durant sa maladie : il les reçut toujours avec une joie manifeste aussi longtemps que son esprit fut lucide... Joachim fut pour moi un ami fidèle, mais je ne vivais pas sans cesse avec lui. Ce fut donc Brahms seul qui me soutint. Je considère comme un devoir de vous dire cela. Ne l'oubliez jamais, pas plus que la reconnaissance que vous lui devez au nom de votre mère » [note : Traduction St œeklin]

Erl 1854 Brahms avait vingt et un ans. Clara Schumann en avait trente-cinq. Quelle fut exactement la nature des relations qui s'établirent entre eux ? C'est un point qui reste, comme toujours en pareille matière, assez mystérieux. On a fait toutes les suppositions. Il y en a d'absolument invérifiables que nous renonçons à examiner. Du fait matériel d'une liaison non-platonique, — qu'elle ait été passagère ou durable —, on ne peut rien savoir en l'absence d'un aveu explicite. Dans cet ordre de choses tout est possible, même l'invraisemblable, même l'absurde. Combien, tout de même, il serait singulier que ce timide et cette rêveuse se fussent unis autrement qu'en pensée !

Mais de leurs sentiments même on peut discuter. Rien n'est moins clair que leur cas.

A ne considérer que le langage de Brahms dans sa correspondance avec Clara, il semblerait difficile de nier qu'il éprouvât pour elle l'amour le plus ardent, le plus passionné. « Prenez mes lettres, lui dit-il, comme les plus discrètes caresses de mon âme. Je vous aime trop pour pouvoir vous l'écrire... » — « Comme tout est vide et désert quand vous n'êtes pas là ! Je pense sans cesse à vous avec les sentiments du plus brûlant amour... Que je serais malheureux si je ne vous avais pas ! » Et passant au tutoiement (du reste beaucoup moins significatif en Allemagne qu'en France) : « Je voudrais pouvoir t'écrire très délicatement combien je t'aime, et je t'aime tant que je ne puis le dire... toi, mon amour, toi ma divine Clara ! »

Mais n'exagérons rien. Les différentes nuances de l'amour, de l'amitié, de l'affection ne sont pas aussi exactement marquées par les mots en Allemagne qu'en France ; et ces sentiments divers se mélangent aussi et se confondent plus volontiers dans l'âme d'un Allemand que dans celle d'un Français. Si « l'amitié amoureuse » a un pays d'origine, ce doit être celui de Brahms. Jusqu'à nos émotions, nous prétendons, nous Français, tout classer et définir avec précision, et ces ambiguïtés nous déplaisent. Nous voulons toujours savoir où notre coeur nous mène. Qu'importe à une âme de Germain' Son rêve a besoin de ces indécisions.

Et puis Brahms est un artiste et il écrit à une autre artiste. En pareil cas, une certaine exaltation du sentiment est de rigueur. Soyons assurés que Brahms n'hésitera pas à user d'expressions exagérées ou même qui déplacent la vérité pour donner plus d'allure à son style, et en même temps pour complaire à. son amie en fournissant un aliment à ce besoin confus de tendresse et d'idéal qu'elle a si souvent manifesté devant lui.

Malgré la netteté apparente de ses déclara-lions, je ne suis pas convaincu que Brahms ait surtout aimé d'amour cette Clara Schumann, pour laquelle il éprouva, sans aucun cloute, l'affection la plus profonde de sa vie. Il me semble que cet homme si réservé, ce craintif et ce farouche indépendant n'eût jamais osé avouer un sentiment de cette nature, s'il l'avait ressenti vraiment dans toute sa violence. Il eût mis peut-être quelque pudeur aussi à briguer la place de son ami et protecteur vénéré dans le coeur d'une femme qu'il savait si fidèle à la mémoire du grand homme. Enfin, plus tard aurait-il aussi effrontément rapproché les noms de Robert et de Clara Schumann dans cette exclamation : « Toi et ton mari fûtes les plus belles expériences de ma vie, sa plus grande richesse, sa plus noble signification » ?

Brahms éprouva d'abord pour Clara Schumann une grande reconnaissance de l'avoir si généreusement soutenu à ses débuts dans la vie artiste tique. Puis il l'admira comme musicienne, comme pianiste, comme interprète de ses oeuvres. Il fut touché de son malheur et de son dévouement au pauvre fou qu'était devenu son génial mari. Il apprécia ses talents de ménagère, son esprit pratique dans l'organisation d'une vie difficile et dans l'éducation de sept enfants sans père. Elle devint à ses yeux la femme idéale, celle peut-être qu'il aurait voulu rencontrer libre, et qu'il aurait alors épousée avec joie, mais si elle avait eu quinze ou vingt années de moins. Elle fut pour lui celle dont il aurait voulu, et qu'il ne pouvait plus vouloir, celle dont l'image s'interposa pour des comparaisons fâcheuses toutes les fois qu'il fut sur le point d'aimer d'autres femmes, celle qui l'empêcha d'aimer, mais qu'il n'aima point de cet amour où le désir commande. Il lui donna son coeur et lui voua un culte, mais en poète qui ne s'attache à une réalité que comme à un symbole de ses aspirations. Elle fut certainement sa Muse, et c'est le rôle le plus incontestable qu'elle joua aans sa vie : Je mets ces jours ci au net, écrit-il, lepremier mouvement de mon concerto (op. 15) et je fais un tendre portrait de toi qui sera l'adagio..... Sous mes meilleures mélodies je devrais écrire : de Clara Schumann »

Pour ce qui est de Clara elle-même, c'est une femme à la fois positive et extrêmement sentimentale, de cette sentimentalité vague qui se prend elle-même pour objet. Elle estime en Brahms un ami sûr et dévoué qui lui a rendu, à l'époque la plus troublée de sa vie, les plus délicats services. Elle trouve de plus auprès de lui l'occasion de rêver, de s'émouvoir, de dire des mots tendres, de parler de son âme et de sa soif d'idéal ; ces épanchements du coeur lui sont absolument nécessaires et l'occupent beaucoup plus que l'homme à qui elle se confie. Ils la reposent de ses soucis domestiques, de ses affaires, de ses tournées de concerts. Elle ne néglige point pour autant ses intérêts pratiques : c'est une femme de tête et d'ordre. Ses succès de pianiste lui rapportent d'importants bénéfices : elle sait les préparer. Elle ne sacrifiera jamais une recette assurée, ni non plus les applaudissements du public, à une question de sentiment. En 1872 elle apprendra la mort de sa fille Julie au moment de donner un concert à Heidelberg. Elle jouera tout de même, et sans rien dire aux autres artistes, de peur de les troubler. Mais, les affaires terminées, elle écrira à Brahms : « Puisse le beau printemps, puissent les rossignols chanter sous ta fenêtre et t'inspirer de magnifiques mélodies ! Pense à moi parfois, à moi qui reste ta fidèle Clara. » En réalité, elle n'a aimé profondément que son mari et pour lui elle a eu tous les dévouements ; elle lui a sacrifié jusqu'à son « travail », jusqu'à son piano, jusqu'à ses succès, quand il fallait qu'il voulût le silence pour composer. Elle ne l'oubliera jamais ; jusqu'au bout elle lui restera fidèle. En Brahms même, c'est quelque chose de son souvenir qu'elle retrouve. Son affection pour le jeune artiste est autant d'une mère que d'une amie : « Je l'aime comme un fils », dit-elle. Elle voudrait le marier ; elle sent qu'il a besoin d'un foyer ; elle le lui dit en 1862: « Tu es jeune encore, tu trouveras ton repos. Tu te marieras, tu trouveras ton bonheur. » Elle revient souvent sur ce sujet : « Prends donc une jeune et jolie femme, avec un peu d'argent ! Ce s'erait délicieux ! » Vraiment si l'amitié de Clara Schumann pour Brahms fut qvelque peu teintée d'amour, c'est d'amour bien pâle et bien peu exigeant [ Note : Brahms adorait les enfants. Il savait les amuser ; et il s'amusait lui-même beaucoup avec eux. Il avait tout naturellement une affection particulière pour les enfants de Schumann, et c'est à leur intention qu'il écrivit et publia en 1858, sans nom d'auteur et sans numéro d'œuvre, ses Volskskinderlieder (Chants populaires pour les enfants).]

A la mort de Schumann (29 juillet 1856), les artistes qui s'étaient réunis autour de lui à Dusseldorf se séparèrent. Dietrich [note : Albert Ilermann Dietrich, né le 28 août 1829, un des élèves préférés de Schumann, grand ami de Brahms]   partit pour Bonn, Joachim pour Hanovre, Grimm [note : Julius Otto Grimm, né à Pernau, en Livonie, le 6 mars 1827, qui devint directeur du Coecilien Verein de Munster (Westphalie)] pour Gönttingen, et, tandis que Clara Schumann, après un court séjour en Suisse, se fixait à Berlin, Brahms acceptait les fonctions de professeur de musique de la Cour et de directeur de la Société de Chant à Detmold. Il resta ainsi deux ans au service du prince de Lippe.

C'est ici que se place pour la première fois dans la jeunesse de Brahms une véritable histoire d'amour. Pendant un séjour qu'il fit auprès de son ami Grimm à Göttingen, Brahms connut une jeune fille, Agathe de Siebold, dont le père était professeur à l'Université. Agathe était jolie, vive, intelligente, instruite, douée d'une voix agréable, et elle chantait les lieds de Brahms avec beaucoup d'expression, surtout quand elle était accompagnée par l'auteur. Pendant deux mois d'été, les deux jeunes gens (Brahms avait alors vingt-quatre ans) se virent continuellement. L'automne venu, ils se séparèrent et commencèrent à correspondre ensemble. Brahms composa pour Agathe quelques lieds et un Chant de fiançailles (plus tard détruit) pour soprano solo, choeur de femmes et orchestre, sur un poème de Uhland. Au jour de l'an, Brahms vint pour une semaine à Gottingen, revit Agathe, et déjà le bruit se répandait que les fiançailles se feraient bientôt. Mais Brahms ne se déclarait toujours pas d'une façon nette. Grimm intervint alors et avertit son ami qu'il devenait nécessaire de prendre un parti. Brahms n'était pas riche : il songea sans doute qu'en se mariant si jeune il compromettait son avenir de musicien. Il n'hésita point et battit promptement en retraite. Avec un peu plus d'argent, eût-il épousé Agathe ? C'est fort peu probable. Brahms aimait trop son indépendance. Ce n'est point qu'il ait rompu avec Agathe sans regret. Sa décision lui coûta quelque peine. Il n'oublia point celle qu'il avait réellement aimée de tout l'amour dont il était capable. C'est en pensant à elle qu'il écrira plusieurs de ses lieds les mieux inspirés, notamment le fameux Amour éternel (Ewige Liebe), op. 43, n° 1, dont la dernière phrase, en si majeur, est une réminiscence d'un thème du Chant de fiançailles et — touchante mais un peu puérile allusion — dans le sextuor en sol majeur la seconde idée du premier mouvement sera construite sur les notes la, sol, la, si, mi (en allemand : A, G, A, H, E) qui rappellent le nom de la bien-aimée.

Ne plaignons point Agathe ; Brahms eût été vraisemblablement un fort médiocre mari. Du reste, après quelques fâcheuses aventures, elle finit par épouser un brave homme, qui, dit-on, la rendit très heureuse.

Cependant Brahms venait de composer et de faire exécuter le Concerto en mineur pour piano et le Trio en si majeur pour piano et instruments à cordes, oeuvres très importantes dont il sentait toute la valeur et qui ne trouvèrent auprès du public, et même de la plupart des artistes, qu'un accueil des plus froids. Il semble que ce double échec ait vivement affecté Brahms et qu'il l'ait amené à s'éloigner de plus en plus des voies suivies par les révolutionnaires de Weimar.

Le Concerto en mineur et le Trio en si majeur trahissent, en effet, sinon dans le détail de l'écriture, au moins dans l'allure générale, dans le ton du discours musical, dans l'exaltation des sentiments exprimés, l'influence de Liszt et de ses amis. Brahms croit sans doute s'apercevoir alors qu'il n'est point né pour les grandes passions ou les grandes fantaisies romantiques et le désordre apparent de leurs manifestations. Il se reprend, il précise et condense son inspiration. Il l'enferme dans des l'ormes de plus en plus nettement déterminées. C'est la fin, pour lui, de la période de « Sturm und Drang » qu'il a d'abord traversée. C'est la fin de sa première jeunesse. A vingt-cinq ans, Brahms est presque devenu un sage.

Après deux années passées à Detmold, Brahms trouva que la vie de Cour ne lui laissait pas assez de loisirs pour composer, et il revint dans sa ville natale, où il demeura de 1839 à 1861.

Un de ses amis et admirateurs, le musicien hambourgeois Théodore Avé Lallement, s'était mis en tête en 1861 de le faire nommer chef d'orchestre de la Société Philharmonique de Hambourg. Mais il n'y réussit point. Stockhausen, l'illustre chanteur, fut élu. Brahms, un peu dépité, prit le parti d'aller chercher fortune à Vienne.

En novembre 1862, Brahms écrit à son ami J. O. Grimm : « M'y voici ! J'y suis installé, à deux pas du Prater et je puis boire mon vin où Beethoven a bu le sien. » Et il donne son adresse : Jiigerzeil, Novaragasse, 39, II, 2.

Brahms se trouva tout de suite « chez lui » à Vienne et tout de suite le Prater lui plut infiniment avec son animation si diverse. Il y flânait pendant des heures entières. Cependant il n'oubliait point sa patrie : il l'aima toujours d'un amour fidèle et il y eût bien volontiers accepté quelque situation officielle. Ses concitoyens ne lui offrirent jamais la direction d'aucune société musicale. Ce fut une grosse déception pour Brahms. Il souffrit de ce dédain. L'estime des gens de son pays lui eût été plus précieuse que toute marque d'approbation venue d'ailleurs. Il espéra longtemps être rappelé à Hambourg. Il se lassa d'attemlre. Mais il ne se résigna jamais complètement, et ce n'est qu'à son corps défendant qu'il finit par s'établir définitivement à Vienne.

Les programmes avec lesquels il se fit connaître dans la ville de Mozart, de Beethoven et de Schubert comprenaient la Fantaisie chromatique de J.-S. Bach, les Variations en mi bémol, op. 35, de Beethoven, la Fantaisie en ut majeur, op. 17, et le Concerto sans orchestre, op. 14, de Schumann.   Et,   parmi    ses propres œuvres Brahms choisit, pour les exécuter lui-même, le Quatuor avec piano en la majeur, op. 26, les Variations sur un thème de Hœndel, op. 24, et la Sonate en fa mineur, op. 5. Il trouva également l'occasion de faire jouer son Quatuor en sol mineur, op. 25 et son Sextuor, op. 18, ce dernier le soir même du jour où, dans l'après-midi, Wagner avait conduit des fragments de la Tétralogie et de Tristan. « Gela sonna comme une délivrance ! » écrit dans ses mémoires le trop partial Hanslick. Le succès de Brahms fut assez grand pour qu'on lui offrît presque immédiatement la direction du chœur de la Singakademie. Brahms, qui était reparti à Hambourg pour son anniversaire de naissance (7 mai i863), revint à Vienne en août pour prendre possession de ses nouvelles fonctions.

Il ne les conserva qu'une année, mais, dans ce court espace de temps, il eut l'occasion de manifester d'une façon très précise ses prédilections artistiques. Le programme de son premier concert était ainsi composé : une cantate de Bach (« Ich hatte viel Bekümmerniss »), l' Opferlied de Beethoven, quatre lieds populaires de Heinrich Isaac (xvie siècle), et le Requiem pour Mignon de Schumann. Par la suite, il monta surtout des œuvres de Bach, de Hœndel, de Beethoven, de Schumann, et aussi de maîtres plus anciens tels que Giov. Gabrieli, Eccard, Schütz, etc.

En juillet 1864, Brahms donnait sa démission, voulant sans doute se réserver plus de loisirs pour composer, mais désirant aussi conserver l'indépendance nécessaire pour voyager à sa fantaisie : c'était son grand plaisir.

Le voilà parti pour Baden-Baden, où il retrouve Clara Schumann. De là, il se rend en Suisse. Il séjourne à Winterthur chez le compositeur Th. Kirchner.

Il passe l'hiver de 1865-66 à Carlsruhe où il se rencontre avec Hermann Lévi et le graveur Allgeier. En avril 1866 il se retrouve à Zurich, avec Th. Kirchner, avec le pianiste Gottfried Keller, avec Billroth, le fameux chirurgien, dont l'amitié lui devint de plus en plus précieuse. Après un voyage à travers la Suisse il revient à Zurich où il passe tout l'hiver. C'est là qu'il écrivit la plus grande partie du Requiem allemand sous l'impression encore toute récente de la mort de sa mère. Il avait eu la douleur de la perdre en février 1865.

Depuis 1864, la mère de Brahms, la vieille Johanna, s'était séparée de son mari. Son fils lui-même le lui avait conseillé. La différence d'âge et d'humeur avait rendu intolérable la vie commune entre les deux époux. Ce ne fut pas sans chagrin que Brahms crut devoir intervenir pour faire cesser une situation déplorable. Johanna survécut peu à des émotions trop fortes pour sa nature si impressionnable. Quelques mois plus tard, elle succombait des suites d'une attaque. Brahms accourut alors immédiatement à Hambourg. Il allait chercher son père, l'amenait près du lit où reposait le corps de celle qui n'était plus et, unissant la main du vivant et celle de la morte, il exigeait cette suprême, mais illusoire réconciliation.

A ce moment, Brahms eut très vivement l'impression de sa solitude morale. « Je n'ai plus de mère; il faut me marier », disait-il. Il regretta d'avoir laissé trop vite échapper l'occasion qui s'était présentée quelques années plus tôt. Qu'était devenue Agathe?  La pauvre jeune fille avait perdu son père, et, restée sans ressources, elle avait été obligée de s'expatrier, d'accepter une place d'institutrice en Irlande. Dans les lettres de Brahms à Grimm, quelques mots mélancoliques évoquent le souvenir du bonheur entrevu et manqué

Brahms reprend ses voyages ; et voici, bientôt, une grave nouvelle : son père songe à se remarier avec une certaine Caroline Schnack, âgée de quarante et un ans, deux fois veuve déjà et mère d'un garçon de seize ans. Johannes, très ému, revient en hâte à Hambourg. Il voit la veuve. Elle a bon visage : elle est active et prudente ménagère.Elle rendra le vieux Johann Jakob heureux : elle l'a déjà conquis par ses talents de cuisinière. C'est une maîtresse femme qui, pour le bien commun, prendra les rênes du gouvernement domestique et ne les laissera pas flotter entre les mains un peu molles de son mari. Voilà le foyer familial reconstitué. Johannes donne une pleine approbation au projet de son père et le mariage de Johann Jakob avec Caroline Schnack est célébré en mars 1866, un an après la mort de la pauvre Johanna. Brahms fait un beau cadeau aux nouveaux mariés. Il adopte joyeusement sa nouvelle mère et son nouveau frère « le second Fritz », comme il l'appelait. Maintenant, quand il reviendra à Hambourg, il aura son chez soi familial. Il oublie son souci, il s'apaise, il est presque heureux.

Et puis il y avait une autre famille où Brahms était toujours reçu comme l'enfant de la maison, où il retrouvait les soins, les attentions, la tendresse dont il éprouvait impérieusement le besoin. Jamais il n'avait cessé de rendre régulièrement visite, tous les ans, à sa vieille amie Clara Sehumann.

Malheureusement, vers 1868, les relations des deux artistes, sans être interrompues par aucun malentendu profond, changèrent quelque peu de caractère. Les filles de Clara, en grandissant, avaient pris sans doute quelque ombrage de l'affectueuse confiance que leur mère accordait à Brahms. Elles voulurent être les seules conseillères écoutées ; et Clara Sehumann subit, sans s'en apercevoir, leur influence. Brahms, de son côté, avec les années et le succès, avait perdu de sa première timidité. Il imposait davantage son amitié, et aussi ses manières un peu rudes. Maintenant ses grosses plaisanteries, ses manies, son sans-gêne agaçaient parfois Clara Sehumann.   D'autre  part, Brahms, qui voyait l'illustre pianiste se fatiguer en d'interminables tournées de concerts, se préoccupait de sa santé alors très ébranlée ; mais il ne sut pas lui faire accepter,  en   usant des précautions  indispensables, l'idée d'un repos utile. Au début de 1868, il lui écrivit une lettre assez maladroite, dont elle fut certainement vexée. Une artiste si fêtée ne pouvait accepter sans chagrin, sinon sans révolte, l'idée de ne plus jamais  paraître  en public, et de renoncer prématurément à une carrière des plus brillantes : Clara  Schumann n'avait pas encore cinquante ans. En lui présentant trop brutalement ce remède radical à une situation inquiétante, dont il s'exagérait la gravité, Brahms avait manqué de tact.

Ajoutons que Brahms, qui fut toujours d'une humeur très lunatique, avait alors des raisons particulières de se montrer bourru, grognon, irritable, en fin de compte fort déplaisant de toutes manières. Ne s'était-il pas épris des charmes, fort séduisants, paraît-il, de Julie, la troisième fille de Clara, âgée alors de vingt-trois ans, celle même à qui il avait dédié, quand elle avait seize ans, ses variations à quatre mains sur un thème de Schumann. La jeune fille, qui devina ses sentiments, ne les encourageait point; et lui-même se rendit compte qu'il rêvait d'une union irréalisable. Il n'en souffrait pas moins. Quant à Clara Schumann, elle ne semble pas s'être inquiétée autrement de ce qu'elle considérait comme une fantaisie sans conséquence. Elle dut cependant éprouver quelque peine à sentir que quelque chose des admirations et de la tendresse de son cher Johannes lui était enlevé, ou du moins se partageait désormais entre la vieille amie et la jeunesse triomphante de sa fille.

Vers le milieu de juillet 1869, Brahms apprit de Clara Schumann elle-même la nouvelle que Julie était fiancée au comte Victor Radicati di Marmorito. « Il paraissait, raconta Clara, ne s'y être point attendu et resta tout interloqué. » Clara ne se montra-t-elle point, par dépit, un , peu cruelle ? Quoi qu'il en soit, ce fut une grande émotion pour Brahms et il mit du temps à s'en remettre. Cette déception fortifia son pessimisme à l'égard des femmes dont il avait toujours redouté l'abord et qu'il ne savait pas manier, et, longtemps encore, elle projeta sur son amitié pour Clara Schumann une ombre qu'il s'efforçait loyalement d'effacer [note : Julie devait mourir en 1872, tuberculeurse].

Le 11 mai 1872, Brahms perdit son père. Dès lors il reporta sur sa belle-mère les attentions qu'il avait eues jusque-là pour ses parents. Il pourvut à ses besoins et à ceux de son fils, « l'autre Fritz » ; et de temps en temps, il passait quelques jours auprès d'elle. Quand plus tard, il reviendra diriger certaines de ses œuvres à Hambourg, il ne manquera jamais d'amener à la répétition ou au concert Mme Caroline et de lui offrir le bras pour la conduire à sa place, faisant dans la salle une entrée qu'il ne lui déplaisait pas de rendre un peu solennelle.

En mai 1867, Billroth avait été appelé à Vienne comme professeur et premier directeur de l'Institut de chirurgie. Brahms avait bientôt rejoint son ami. Cette année même la direction de la Société Philharmonique de Hambourg était devenue vacante par le départ de Stockhausen et,  encore  une fois, on n'avait point songé à Brahms. Le souvenir de cette nouvelle déconvenue fut certainement pour quelque chose dans la résolution que prit notre compositeur, en 1872, de se fixer à Vienne pour le reste de ses jours.

Il y vécut heureux, entouré d'un petit groupe de fidèles : Hanslick, Goldmark, Brüll, Nottebohm, Mandyczewski, Kalbeck.

Depuis les premières exécutions du Requiem allemand en 1868, sa réputation était devenue universelle en Allemagne ; son nom était presque populaire.

De 1871 à 1874 il conduisit les concerts de la Société des Amis de la Musique.

En 1877 il reçut de l'Université de Cambridge et en 1881 de l'Université de Breslau le titre de docteur « honoris causa ».

En 1886 le gouvernement prussien le nomma Chevalier de l'ordre « pour le mérite » et membre de l'Académie des Beaux-Arts de Berlin ; et en 1889, sa ville natale, s'apercevant enfin de l'injustice dont elle avait fait preuve à son égard, lui offrit la bourgeoisie d'honneur.

En 1896 il devait figurer sur la liste des associés étrangers de notre Académie  des Beaux-Arts.

Au printemps Brahms quittait souvent Vienne pour l'Italie. Pendant des années il passa l'été en Suisse, plus tard ce fut dans une « cure d'air » très aimée des Viennois, à Ischl.

A partir de 1881, il alla tous les ans passer quelques jours à Meiningen, invité par Hans de Bülow, qui était devenu son grand admirateur, et reçu avec toutes sortes d'égards à la cour ducale. Ce Hans de Bülow, qui en 1867 écrivait en parlant des œuvres de Brahms : « Pour moi, ce n'est pas de la musique », et encore : « Que m'importent les Br'd ? Brahms, Brahmüller, Brambach, Bruch, Bragiel, Breinecke, Brietz ? Ne parlons plus d'eux... Le seul qui m'intéresse est Braff ! » le même Hans de Bülow, en quête sans doute d'une nouvelle religion artistique depuis sa rupture avec Wagner, avait fini par jeter son dévolu sur Brahms. « Bach, Beethoven et Brahms! » tel était le mot d'ordre, le cri de ralliement, et les musiciens de la chapelle ducale, sous la conduite de leur remarquable chef, menaient ardemment la lutte à travers l'Allemagne. Les Concertos de Brahms, ses Symphonies, ses Ouvertures et ses Variations sur un thème de Haydn formèrent la partie la plus importante du répertoire de concert de Bülow et de ses « Meininger ». Un jour, Bülow n'hésita point à libeller ainsi un programme : « Concert d'abonnement du 3 février 1884. Première partie : 3e Symphonie de Johannes Brahms. — Deuxième partie : seconde audition de la 3e Symphonie de Johannes Brahms. » Et il fit en effet exécuter l'œuvre deux fois de suite. [note : Pour être tout à fait exact, disons que le programme comportait cinq numéros, et que la symphonie de Brahms y figurait sous le deuxième et le quatrième.]. Brahms connut alors la popularité véritable. Il l'avait longtemps attendue : elle le grisa un peu. Ce n'était plus le jeune Brahms si timide, si réservé, ou du moins la timidité du Brahms d'aujourd'hui se manifestait d'une autre manière, par l'exagération de la confiance en soi ou plutôt des gestes, des paroles, des attitudes qui l'expriment. Maintenant, quand il entrait au milieu d'une assemblée d'artistes, Brahms avait l'allure sans façon d'un homme qui brutalement impose sa supériorité, d'un homme qui sent toute la force de ce fait indéniable : une renommée positive, — que cette idée n'abandonne point un seul instant, et qui n'a pas la politesse d'attendre que les autres s'en souviennent.

Quelle que pût être parfois la mélancolie de ses pensées intimes, Brahms fut de ceux qui acceptent la vie sans révolte. Lorsque, en 1896, il se sentit atteint d'un mal qui devait être incurable, il sembla tout d'abord ne rien perdre de son entrain et de sa bonne humeur. Du moins il lutta jusqu'au bout pour conserver la confiance en sa belle santé.

« Une chose qui, chez Brahms, m'enchante autant que sa bonne humeur, disait Hanslick trois ans plus tôt, c'est son étonnante santé. A soixante ans, il ne se souvient pas d'avoir été une seule fois malade dans toute sa vie. Il marche comme un étudiant, et dort comme un enfant. » Et Widmann raconte que, lorsqu'il le recevait chez lui, c'était, certes, une joie pour tous, mais aussi une fatigue : car son étonnante vitalité, physique et morale, finissait par surmener tout le monde autour de lui. Dès l'aube il fallait l'accompagner dans de longues courses à travers la campagne ; après quoi c'étaient les séances de musique, les repas, les visites, de nouveau la promenade ; puis le soir les causeries interminables, les discussions, les projets, les enthousiasmes, les plaisanteries, tout cela jusqu'assez tard dans la nuit ; et après avoir dormi quelques heures, n'importe où, n'importe comment, au besoin sur un sofa, Brahms était prêt à recommencer; et il réveillait ses amis de bon matin pour une nouvelle journée aussi bien remplie que la précédente.

Sa belle santé ! Elle lui avait permis jusqu'alors de repousser les images de la mort toutes les fois qu'elles se présentaient à son esprit sous une forme trop impressionnante. Il avait pleuré les parents ou les amis perdus sans trop faire retour sur lui-même, sans penser à sa propre fin. Il avait vécu jusqu'à soixante ans comme un enfant ou du moins comme un homme jeune et plein de vie pour qui l'idée de mort n'a point encore de sens. Cette bienheureuse ignorance, il va chercher, malgré les défaillances du corps, malgré le mal qui ruine visiblement l'organisme, à la prolonger encore. Il se raidira contre les premières atteintes de l'ennemie. Il cherchera à s'étourdir. Il multipliera ses sorties, ses visites aux amis, ses dîners en joyeuse compagnie ; plus que jamais on le verra au théâtre, au concert, dans tous les lieux où le bruit, les lumières, le mouvement peuvent le divertir et chasser la crainte qu'il ne veut s'avouer.

Un jour enfin il est bien forcé de reconnaître qu'il est malade, et de consulter. Il passait alors l'été à Ischl. Le médecin diagnostique une maladie de foie, et l'envoie se faire soigner à Carlsbad. Bien que fort souffrant déjà, Brahms écrit en septembre à Hanslick : « Je suis reconnaissant à mon mal de m'avoir fait connaître enfin le célèbre Carlsbad. J'ai le bonheur de jouir ici d'un temps magnifique, comme si nous ne l'avions pas eu déjà tout l'été. Avec cela, j'habite une charmante demeure et je m'y trouve avec les gens les plus aimables. »

Le mal cependant augmentait. Quand Brahms revint à Vienne, les médecins se prononcèrent définitivement : c'était un cancer. Brahms était perdu : lui seul l'ignorait encore. Il voulut continuer ses promenades quotidiennes ; mais sa démarche devenait très pénible. Il ne put bientôt plus sortir qu'en voiture. Il se sentait maintenant bien mal et avait de terribles pressentiments.

Il assista,le 2 janvier 1897, au concert du Quatuor Joachim, où son Quintette en sol majeur fut exécuté avec   un  succès extraordinaire.   Il  se montra le 7 mars au Concert Philharmonique. Il n'était déjà plus que l'ombre de lui-même : « On commençait, raconte Hanslick, par la symphonie de Brahms en mi mineur. Aussitôt après le premier morceau, ce fut une telle tempête d'applaudissements que Brahms dut paraître au bord de la loge directoriale et saluer le public. L'ovation se renouvela après chacun des quatre morceaux ; et, après le final, elle menaça de s'éterniser. Un sentiment de profond respect et de douloureuse sympathie avait  envahi l'assemblée  entière   et nous avions  tous l'impression très  nette que, dans  cette salle,   nous applaudissions pour la dernière fois le pauvre maître aimé... »

Peu de temps après,   Brahms  dut renoncer complètement à sortir de chez lui : ses jambes ne pouvaient plus le porter. Les médecins faisaient tout pour éviter de ravir à leur malade l'espoir de la guérison. Quatre jours avant sa mort, il écrivait encore courageusement à  sa belle-mère, sur une carte, au crayon : « Chère mère, j'ai dû me recoucher un peu et, à cause de cela, je n'écris pas facilement. Mais n'aie aucune inquiétude. Il n'y a rien de changé et, comme d'habitude, j'ai seulement besoin de patience. »

Le 2 avril, il perdit toute conscience et le lendemain, à 9 heures 3/4 du matin, il s'éteignit doucement.

Théodore Billroth, Hans de Bülow, et Clara Schumann, trois ie ses amis les plus chers et de ceux qui avaient le mieux compris son art, l'avaient précédé de peu de temps dans la tombe. Trois jours après sa mort, le 6 avril 1897, Brahms fut enseveli à côté de Beethoven, et non loin de Schubert, dans le « Bosquet des artistes ».

L'HOMME

Nous venons de raconter la vie de Brahms. C'est une vie tout unie : elle tient en peu de pages. Elle n'est point traversée de très grandes passions. En de longues périodes elle est paisible et douce, — ce qui ne veut point dire que cette existence si calme, en apparence au moins, n'offre aucun mystère à pénétrer.

Les différents historiens de la vie de Brahms ne s'entendent pas sur le caractère de l'homme. Les uns voient en lui surtout un timide et un tendre. D'autres au contraire l'accusent de séche-resse. « Un animal à sang froid ! » disait Mottl. D'autres enfin insistent sur la violence et la brutalité d'un tempérament qu'il ne serait arrivé qu'à grand'peine à contenir dans de certaine limites.

Il peut y avoir du vrai dans ces diverses interprétations, et il nous parait  bien en effet que la nature de Brahms fut complexe et mélangée.

Si l'on ne voit en lui que le célibataire endurci qui, presque jusqu'à la fin de sa vie, conserva les habitudes de sa jeunesse, aimant à manger et à boire avec de joyeux compagnons, ne manquant ni une promenade au Prater, ni une « première » au Burgtheater, manifestant en toute occasion une bruyante gaîté, et prenant goût indéfiniment aux divertissements qui ne retiennent d'ordinaire que les tout jeunes gens, on peut juger qu'il ne se montrait guère difficile dans le choix de ses plaisirs et qu'il les voulait surtout nombreux et violents. Nous l'imaginons ainsi volontiers, quand nous nous le représentons tel qu'il fut physiquement dans la dernière partie de sa vie, envahi par un embonpoint que sa petite taille accusait encore davantage, la tête grosse et enfoncée dans les épaules, les yeux petits et bridés, une grande barbe et une forte moustache en broussaille, avec quelque chose de la grâce de l'éléphant, « épanoui en grossièreté, entre son cigare qui le précède et un petit hérisson qui le suit », comme nous le montre la caricature d'un spirituel Viennois.

Mais pensons au jeune blondin, imberbe, ou tout rasé, avec son visage d'ange, et sa voix ilùtée « qu'une jeune fille aurait pu embrasser sans rougir ! ». 11 est certain que sous ce corps qui devint épais et qui eut des exigences très prosaïques, se cachait une âme douce, tendre et timide, une âme d'enfant. La correspondance de Brahms avec Clara Schumann nous la révèle en partie. Nous savons quels rapports affectueux il entretint avec sa belle-mère et avec quelle délicatesse il ne se contentait point de lui assurer le nécessaire, mais l'obligeait encore à accepter de l'argent pour ses plaisirs et pour ceux de son fils : il paya ainsi plusieurs fois de beaux voyages à « l'autre Fritz ». Il fut le plus fidèle et le plus dévoué des amis. Lors d'un de ses séjours en Italie, un de ses compagnons s'étant cassé la jambe, il n'hésita pas à rester auprès de lui jusqu'à complet rétablissement. Sa bourse fut toujours ouverte aux artistes qu'il savait dans l'embarras. Un jeune musicien manquant un jour de l'argent nécessaire pour faire monter un opéra qu'il avait composé, Brahms lui envoya la somme désirée avec ce simple mot : « Pour moi, je n'en ai pas besoin. Vot:s mêla rendrez à l'occasion, si vous le pouvez! »

Brahms avait du cœur. C'était un brave homme et un honnête homme, une nature rude, mais affectueuse. Et il éprouvait au plus haut degré le besoin d'être aimé. A certains égards il semblait né pour la vie familiale. S'il ne s'est point marié, il l'a regretté toute sa vie. Du reste, il a expliqué, à sa manière, pourquoi il est resté garçon : « A l'époque où je me serais le plus volontiers marié, mes compositions étaient sifflées ou du moins accueillies très froidement. Je supportais cela très bien, parce que je savais exactement ce qu'elles valaient et ce qui en adviendrait dans l'avenir. Et lorsqu'après de tels échecs je rentrais dans ma chambre solitaire, ça n'allait pas trop mal. Mais s'il avait fallu, à de tels moments, me présenter devant une femme, voir ses yeux interrogateurs anxieusement dirigés sur moi, et si j'avais dû lui dire : « Encore une fois, ça n'a pas marché », — voilà ce que je n'aurais pas pu tolérer. El, en effet, quelque amour qu'une femme eût éprouvé pour moi et quand même elle aurait, comme on dit, cru en moi, elle n'aurait jamais pu tout de même avoir la certitude de ma victoire finale. Et si elle avait voulu me consoler... ah ! je ne peux pas y penser, quel enfer c'eût été alors pour moi ! » Beaucoup de timidité et d'orgueil à la fois, il n'y a rien pour paralyser davantage les manifestations extérieures du sentiment. Il n'en faut pas davantage pour comprendre que Brahms se soit vite découragé de toute entreprise matrimoniale. Et puis, une nature affectueuse n'est pas nécessairement — n'est peut-être pas souvent — une nature très passionnée. Or un artiste ne se marie point comme un autre homme et, pour risquer cette grande aventure qu'est toujours un mariage dans une vie comme la sienne, pour risquer de croupir dans la misère et de ne point écrire les chefs-d'œuvre dont il rêve, il faut qu'il soit entraîné par une violente passion. Cette passion irrésistible, Brahms ne l'éprouva jamais. C'est ce qui explique la nature très particulière de ses rapports avec Clara Schumann. Brahms est de cette espèce d'hommes, plus affectueux justement que passionnés, qui ont pour leur mère une telle tendresse, qui vivent avec elle dans une telle intimité de pensées et de sentiments, qu'il ne peut être question pour eux du mariage. Comme l'a fort bien indiqué Litzmann, un lien de ce genre unissait Brahms si étroitement à Clara Schumann, comme à une mère ou à une sœur aînée, qu'il ne put donner entièrement son cœur à aucune autre femme et qu'il préférait à toute autre cette façon de le donner Si donc il vécut en solitaire,  ce ne fut ni un indifférent, ni un égoïste.

Brahms détestait le monde. Il ne se plaisait qu'avec ses intimes, dans les derniers temps avec Rillroth, Hanslick, l'éditeur Simrock, le compositeur Johann Strauss. Avec eux, il aimait à se retrouver au vieux restaurant du « Hérisson rouge ». Avec eux, il était familier, cordial, joyeux. Aux autres il cachait sa vraie nature, son vrai caractère sous un voile de brusquerie, d'humeur agressive et de sarcasmes. N'est-ce point à lui qu'on prête ce propos ? Il sortait d'un salon et, se retournant gracieusement avant de franchir la porte : « S'il est ici quelqu'un que j'ai oublié de blesser, aurait-il dit, je lui en fais toutes mes excuses. » Il y a bien de la brutalité dans cette boutade. Si l'anecdote ne paraît point très vraisemblable, elle donne au moins une idée très exacte de l'opinion qu'on se faisait à Vienne des manières de Brahms.

En réalité, Brahms n'attaquait que pour se défendre, pour sauvegarder son indépendance à laquelle il tenait par-dessus tout.

Dans le fond, il n'avait pas l'instinct combatif. Et il le  prouva à  l'occasion  de l'interminable querelle entre Wagnériens et « Brahmines » (c'était le nom qu'on donnait aux partisans de Brahms). Les Wagnériens accablaient Brahms de sarcasmes, ils le traitaient de vieux pédant, de maître d'école ; ils lui refusaient toute inspiration ; ils le déclaraient sec et sans émotion, terre-à-terre et prosaïque. Brahms ne se fâcha jamais. Une seule fois il mit sa signature, à côté de celles de J. Joachim, de J. O. Grimm et de B. Scholz, au bas d'une protestation assez ridicule contre les principes de la musique de l'avenir, au nom des saines traditions du grand art classique (1860). Il le regretta sans doute. Car les Brahmines n'avaient réussi qu'à fournir une nouvelle matière aux plaisanteries de leurs adversaires. Mais en maintes occasions, Brahms manifesta son estime pour l'œuvre de Wagner. C'est surtout la musique de Liszt qu'il n'aimai; pas. S'il ne se rendit jamais à Bayreuth, on comprend aisément pourquoi : sa présence y eût été l'objet de trop de commentaires, et quelle situation délicate pour ce timide ! Il connaissait pourtant à merveille les drames wagnériens, et la partition des Maîtres Chanteurs ne le quittait jamais. En Suisse, où il vit souvent les Wesendonck, il s'intéressait fort à tout ce qu'ils lui racontaient de Wagner. Mme Wesendonck lui montra les premières esquisses de Tristan et une sonate de piano en manuscrit et M. Wesendonck la partition du Rheingold écrite de la main de l'auteur. Brahms considérait, paraît-il, avec-un profond respect ces curieux souvenirs.

Il faut dire que Wagner n'usait pas de la même bienveillance quand il jugeait Brahms. 11 écrivit de lui que ce « n'était pas un esprit allemand », que lorsqu'il avait en tête la matière d'un quatuor ou d'un quintette « il vous servait cela comme une symphonie », que sa mélodie était « filandreuse » ; il parlait de ses petits bouts de thèmes « hachepaillés », et il lui refusait « toute originalité » dans l'invention. « Je connais, disait-il, de ces artistes réputés, que vous rencontrerez dans la mascarade des concerts, aujourd'hui avec la figure d'un chanteur des rues, demain sous la perruque alleluiatique de Haendel, un autre jour accoutrés à la juive comme un joueur de czardas, parfois enfin déguisés en purs symphonistes, en mal d'une Dixième ! »

A ces attaques Brahms ne répondit jamais rien.

II savait ce qu'il valait, mais il n'aimait pas le crier sur les toits et il n'appuyait pas le sentiment de son mérite propre sur le mépris île tous ses rivaux. C'était un homme raisonnable et non le fou passionné que fut Wagner. Il était modeste, si la modestie n'exclut pas, implique même une juste appréciation de soi-même. D'aucuns penseront qu'il manquait de génie, si le génie du moins est apparenté avec la folie ou avec la passion tumultueuse et sans frein. La vie de Brahms ressemble trop à celle d'une foule de bons bourgeois allemands, très pondérés, très équilibrés : et voilà qui lui fait du tort. Nous n'imaginons pas volontiers qu'un artiste puisse être si sage, si tranquille, si peu différent du commun des mortels. Et il y a si peu de roman dans l'existence de Brahms !

Ses affections, ses espoirs, ses chagrins, ses mélancolies, ses joies, rien n'y sort de l'ordinaire. II a beaucoup aimé ses parents. Il a témoigné une tendresse filiale à ses deux premiers protecteurs, Robert et Clara Schumann, — et à Clara peut-être quelque chose de plus. II fut attaché à ses amis. Il pleura ceux qu'il vit disparaître. Il souffrit du vide relatif d'une existence qui ne pouvait être entièrement remplie par l'art auquel il avait  voulu   la consacrer. Mais il eut aussi (outre ses joies d'artiste), ses plaisirs, un peu lourds et sans grande délicatesse, pour racheter ses ennuis et ses peines. Qu'y a-t-il en tout cela qui dépasse grandement la mesure de l'humanité moyenne, de l'humanité médiocre ?

Je sais bien que quelques-uns de ses admirateurs ont tenté de dramatiser la psychologie de Brahms, d'y introduire, non pas du romanesque, mais plus et mieux, du tragique. Ils ont parlé d'un conflit émouvant qui se serait élevé en sa conscience entre les éléments contradictoires de sa nature et aurait fait de son existence, en apparence si unie, un perpétuel combat, un déchirement intérieur de tous les instants. Ils ont insisté sur l'opposition des deux hommes que fut Brahms et dont l'un renia toujours l'autre, sans pouvoir le réduire à l'impuissance : le rêveur épris d'idéal d'un côté, le jouisseur fortement attaché à la matière de l'autre. Et alors, ils nous l'ont montré profondément malheureux avec « ses besoins de tendresse rentrés, sa mauvaise humeur et la résignation à une vie « mentale incomplète, sa timidité jalouse, qui veut donner le change par un abord escarpé et des manières bourrues, et cette passion qui doit se contenter d'aventures vulgaires, et ce rêve d'un foyer exquis et de toutes les délicatesses qu'on sait bien un peu ridicules lorsqu'on a un gros ventre et qu'on est un goinfre, destiné à mourir d'avoir trop bu et trop mangé... alors que pourtant on mourait tous les jours un peu de n'être pas aimé! » [ note : W. Ritter].

Sans doute ce portrait de Brahms n'est pas tout à fait inexact. Mais n'est-il pas poussé au noir ? Ne nous donne-t-on pas pour de cruelles angoisses et de violents désespoirs ce qui ne fut peut-être qu'un peu d'humeur noire? L'homme qui aurait éprouvé de telles tortures morales en aurait exprimé quelque chose d'abord dans ses œuvres, — qui, malgré tout ce qu'on cherche à en tirer aujourd'hui par des interprétations excessives, ne semblent point traduire une telle exaltation de vie intérieure,— ensuite dans ses actes, et nous savons à quel point l'existence de Brahms ressembla peu à celle d'un martyr de la lutte entre la chair et l'esprit. , Avec une âme si troublée, comment aurait-il trouvé la tranquillité d'espritnécessairepour se livrer, comme  il le fit, en véritable   érudit, à l'étude de la Bible, de la littérature allemande, de l'histoire générale, pour donner libre cours à ses petites manies de collectionneur, pour parcourir le monde en touriste toujours alerte et toujours curieux, pour se répandre ainsi au dehors de tant de façons diverses ?

Il voulut se distraire, dira-t-on, de terribles préoccupations qui lui auraient rendu la vie intolérable.

Mais justement il arrivait trop facilement à se distraire; et voilà de quoi l'on devient incapable quand on est bouleversé par les grandes tempêtes du cœur.

Suivons-le dans ses voyages en Italie, avec ses amis, descendant de préférence dans les bons vieux hôtels où l'on peut vivre sans façon, « échangeant certain jour un baiser d'adieu avec la nièce de son hôtesse, toujours levé dès l'aube, et couché dès le crépuscule », toujours prêt à partir en course, secouant l'indolence de ses compagnons, réveillant leur ardeur d'un bon mot, s'enthousiasmant pour les chefs-d'œuvre de l'art . comme pour les beautés de la nature, admirable fourchette et buveur intrépide, est-ce là un homme malheureux, rongé par un souci cuisant? Quelle bonne plaisanterie !

Il a ses moments de tristesse, ses moments d'ennuis, ses sombres retours sur lui-même, comme tout le monde. Mais cela n'a rien de tragique. Et comme il les oublie facilement !

Il rencontre un joli visage et le voilà tout guilleret. A Rome, il va jusque s'éprendre de la cuisinière de son ami Widmann : on le plaisante. Quand la belle Mora parait pour servir à table, son maître lui annonce que Brahms est sur le point de demander sa main : « Sono Romana, répond-elle fièrement, nata al Ponte rotto, dove sta il tempio da Vesta, non sposero mai un barbaro ! » [ note : « Je suis Romaine, née au Ponte rotto, lu où se trouve le temple de Vesta, je n'épouserai jamais un barbare »]. Et tout le monde de rire ! Ce sont là les amusements des compagnons de Brahms et de Brahms lui-même, — amusements d'un cœur vraiment détaché de tout grave souci.

Billroth, voyageant avec Brahms, écrit à Hanslick : « Quel rêve ! La Sicile ! Taormina ! Cinq cents pieds au-dessus de la mer mugissante! La pleine lune ! Le parfum des orangers! Des cactus à fleurs rouges au pied de rochers colossaux ! Des forêts de palmiers, d'orangers, de citronniers ! Le sommet neigeux de l'Etna et son panache de feu ! Avec cela un vin des environs de Syracuse, le monte Venere ! Johannes est fou d'enthousiasme ! Il y a dans la vie des moments extraordinaires! »

Ces moments, soyens-en sûrs, Brahms les chercha et les trouva plus d'une fois.

Heureux et malheureux, Brahms le fut tour à tour, comme la plupart des hommes, mais sans que le malheur ait occupé dans sa vie une place prépondérante, sans que l'amertume de ses réflexions sur la destinée humaine semble avoir gâté irrémédiablement ses plaisrrs d'éternel voyageur, d'artiste, ou seulement de jouisseur.

Mais il avait, comme beaucoup d'Allemands, cette tendance à mélangera son amour très positif des biens matériels de ce monde un regret nostalgique de l'idéal abandonné, — regret intermittent qui, surtout, comblait les vides entre les heures de joie. Il fit de cette mélancolie d'une nuance très particulière la matière de son art et c'est en quoi il fut grand : car il eut le privilège d'exprimer ainsi, mieux qu'aucun autre musicien peut-être, l'un des traits caractéristiques de l'âme germanique.

Suite

 

 

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil ☎ 06 06 61 73 41

ISNN 2269-9910

© musicologie.org 2018

bouquetin

Vendredi 22 Juin, 2018