L'Orchestre de Chambre Jean-Louis Petit, créé en 1958, dont le Président d'honneur fut Olivier Messiaen, a fêté il y a peu, ses cinquante ans d'activité. Jean-Louis Petit revient sur un des aspects de cette longue carrière, la promotion de la musique dite baroque, dont il fut l'un des permiers acteurs.
Lorsque j'ai commencé la musique, et plus précisément le piano, on distinguait trois sortes de musique dans les œuvres que mon professeur me faisait travailler : la musique ancienne, la musique classique et la musique moderne (je répète là ce qui m'était enseigné et dont je me souviens comme si c'était hier). La musique ancienne c'était surtout Haendel et Scarlatti. Et naturellement Bach, que l'on considérait un peu comme un « musicien de sacristie ». Il fallait aborder ses « Inventions », le « Petit Livre d'Anna Magdalena » et le CBT dans le but de bien rendre indépendantes les deux mains (je cite toujours ce qui m'était enseigné). La musique classique commençait à Mozart et la musique moderne c'était Debussy. Nous étions encore à l'époque du règne des professeurs particuliers qui vous apprenaient en une heure par semaine le solfège, l'histoire de la musique et l'instrument (on y reviendra, à ce type d'enseignement, c'est inéluctable). Mon professeur, une vieille demoiselle un peu caricaturale, me fit découvrir au bout d'un certain temps les œuvres de Granados et d'Albeniz ; ce fut un émerveillement et un dépaysement. Puis celles de Debussy, le comble du modernisme !
Puis j'entrai au Conservatoire de Reims et décidai de m'orienter davantage vers l'orgue en même temps que d'aborder l'écriture avec un ancien élève de Jean et Noël Gallon, Georges Moineau, qui me montrait en exemple, les réalisations qu'il avait faites des sujets que lui avait donné son Maître, en même temps que celles d'Henri Dutilleux, qui était dans la classe de Gallon en même temps que lui, réalisations qu'il avait recopiées sur le manuscrit de son camarade. Magnifiques travaux d'écriture dont je rêve encore.
C'est donc dans la classe d'orgue que j'ai découvert les musiques des xvi - xviiie siècles français, les Grigny, Couperin, Nivers, Clérambault, Marchand, Lebègue, Titelouze,.... car les organistes français, cachés dans leur tribune pendant les saccages de la Révolution, ont su conserver et transmettre une tradition, un répertoire et une façon de l'interpréter. Personne, pendant la tourmente révolutionnaire, n'a pensé à les en déloger, de leur tribune, et à les contraindre à une « constitution civile du musicien » leur faisant abjurer toutes les musiques écrites sous l'ancien régime. Quand les barbares et les incultes prennent le pouvoir, il est souvent plus efficace de ne pas les contrarier de front, surtout lorsque l'on est une toute petite minorité, soit disant « élitiste », comme l'on qualifie les musiciens encore aujourd'hui. Ce n'est pas de la lâcheté, c'est de la prudence.
Jean-Louis Petit, dirigeant au Théâtre des Champs Élysées.
Mon professeur d'orgue, Arsène Muzerelle, titulaire de l'orgue de la Cathédrale, interprétait ces musiques avec beaucoup d'esprit et de fantaisie, comme André Marchal dont les interprétations de ce répertoire étaient à l'époque très réputées, à l'égal de celles d'Helmuth Walcha pour la Musique de Bach et en particulier pour ses sonates en trio jouées sur les instruments d'origine. Il faut remarquer que, pour leur répertoire, les allemands bénéficiaient, et bénéficient toujours, d'un grand avantage sur nous pour « l'authenticité » de leurs interprétations à l'orgue, puisqu'ils ont su et pu conserver, dans un recoin de leurs lieux de culte, leurs instruments primitifs en l'état, accord compris. Quand l'évolution de la musique le commandait ils ont tout simplement construit, à côté de l'ancien, un nouvel instrument « au goût du jour », alors que chez nous on a toujours procédé à des modifications successives des anciens instruments, ajoutant par ci un nouveau jeu, en supprimant un autre pas là pour faire de la place, etc. Si bien que l'on a abouti ainsi a construire des instruments hybrides qui veulent être conçus pour jouer les musiques de toutes les époques mais qui ne sont véritablement adaptés à rien, à l'égal des salles polyvalentes qui veulent accueillir toutes les activités humaines mais qui ne sont véritablement adaptées, elles aussi, à rien, si ce n'est à l'accueil de spectacles de patronage voisinant les banquets des sapeurs-pompiers.
Mais revenons à « baroque », terme qui est l'objet de ce petit bavardage, un tantinet nombriliste je le reconnais, mais, certainement, très instructif puisqu'il est issu du terrain et du vécu et qu'il remet certaines choses en perspective par rapport à des affirmations péremptoires issues, elles, de ceux qui veulent faire admettre, contre toute évidence, et pour discréditer leurs prédécesseurs, qu'ils ont été les premiers à découvrir la Lune.
En 1958, lorsque j'ai créé mon orchestre de chambre, cela fait déjà un demi-siècle, le terme « baroque », dans le sens que les musiciens lui donnent aujourd'hui, n'était pas compris de la grande majorité des musiciens et du public. Dans le langage courant ce terme était apparenté à « bizarre », « excentrique », « extravagant », et le Petit Larousse le mentionne toujours aujourd'hui dans ce sens à côté du sens concernant le « style baroque » qui, toujours dans le Petit Larousse, concerne l'architecture, la littérature et la peinture. La musique, elle, n'y est pas citée comme telle.
Orchestre Jean-Louis Petit.
Le terme « musique baroque » s'est donc imposé petit à petit, au fur et à mesure des exhumations musicologiques principalement relayées par le disque et la radio, puissants vecteurs de diffusion.
Revenons en arrière. Lorsque Saint-Saëns, en 1894, supervise l'édition complète des œuvres de Rameau chez Durand, il n'est pas question de « baroque ». Lorsque Prunière en 1930 entreprend l'édition complète des œuvres de Lulli (10 volumes paraitront sur les 40 prévus, ce qui démontre le peu d'intérêt du public et l'étroitesse du « marché » entraînant la faillite de l'opération), le terme « baroque » n'apparaît pas non plus. On est encore loin de distinguer les spécificités du baroque français de celles du baroque allemand, anglais ou italien année par année.
Lorsque Jules Ecorcheville, l'un des fondateurs en 1899, avec Maurice Emmanuel, de la Société Internationale de Musicologie, remet à jour et publie «20 suites d'orchestre du XVIIème siècle français », il n'est nulle part question de musique baroque. Notons toutefois qu'Ecorcheville dispose d'un énorme avantage sur les autres en ce sens qu'il est collectionneur d'instruments anciens, et l'on verra que c'est par le biais de ces instruments et de leur sonorité que le baroque fera un énorme bond en avant et une percée définitive dans la réhabilitation de cette musique.
Lorsque j'entreprend de créer mon orchestre, donc, et j'y reviens, ma première préoccupation est de définir un répertoire avant d'entreprendre l'ambition que je caresse de diffuser la musique vivante auprès du plus grand nombre en allant la porter jusque dans le moindre village, une première vision de décentralisation en quelque sorte. Je me souviens à ce sujet, je ne puis m'empêcher de le rapporter, que le Ministre de l'Education de l'époque (le Ministère de la Culture n'était pas né), informé par le Maire de Reims de mon travail tant musicologique que démocratique, lui avait répondu que ce n'était pas à moi, (sous entendu petit galopin de 20 ans venu de nulle part) à m'occuper de problèmes aussi importants. Je crois que les choses n'ont pas changé de ce côté depuis. Des réflexions de cet ordre, Dieu que j'en ai entendues, et sur tous les sujets concernant toutes les musiques et sur ceux qui en sont les principaux artisans : les Musiciens, interprètes et compositeurs confondus.
Après la dernière guerre et l'occupation pendant laquelle les français ont été submergés de répertoire germanique — répertoire magnifique et universellement appréciable et apprécié mais qui n'en est pas moins très éloigné de leur profonde nature et de leur tempérament frivole, surtout quand il est imposé — la mode fut à la musique italienne, plus légère et plus pétillante. Il ne faut pas se méprendre sur la frivolité, elle renferme souvent des sentiments plus profonds et plus dramatiques que partout ailleurs. Ce fut donc le triomphe d'ensembles comme « I musici ». L'on redécouvrait, et le disque y fut, là aussi, pour beaucoup, les musique de Vivaldi, Corelli, Geminiani, Torelli, musique gorgées de soleil et immédiatement identifiées à la liberté retrouvée. Les mélomanes français rêvaient de gondoles et de lagunes, lesquelles remplaçaient avantageusement les brumes du nord sans parler de choses plus dramatiques.
A Reims, où j'habitais donc, une « Société de Musique Italienne » se créa sous l'impulsion de Charles Marcq, peintre verrier qui, par la suite, réalisa les vitraux de Chagall à travers le monde dans ses ateliers hérités des Simon. Il recopiait (il n'y avait pas de photocopie à l'époque et ce fut mon sort aussi de tout recopier, il n'y a pas de honte à cela. Mieux vaut utiliser son temps de cette façon plutôt que de le perdre dans les embouteillages) des partitions italiennes aussi bien à Paris qu'en Italie. Il les faisait jouer par un orchestre de bons amateurs. Les musiciens de l'orchestre et leur public se régalaient ainsi de ce qu'il considéraient alors comme une nouveauté. Marc Pincherle lui-même, illustre musicologue et journaliste musical de l'époque, grand spécialiste de Vivaldi et de la musique italienne, violoniste amateur, le premier à utiliser systématiquement dans ses écrits le terme de « baroque », mais les écrits mettent un temps considérables à s'imposer, s'aventura même à jouer avec eux un concerto de Vivaldi. Heureuse époque où l'on se délectait à jouer soi-même d'un instrument dans un ensemble et à faire partager aux autres sa passion musicale, malgré toutes les imperfections techniques que de telles formations de bons amateurs pouvaient engendrer, plutôt que de se contenter de tourner un bouton.
Radio France
Ce fut pour moi un exemple de ce qu'il convient de commencer à entreprendre lorsque l'on ambitionne de créer un orchestre professionnel : définir un répertoire avant toute chose. Mais pas de façon arbitraire : en tenant compte de l'environnement musical, de la conjoncture, de l'intérêt d'une orientation plutôt que d'une autre pour que les habitudes se renouvellent, pour que les répertoires s'élargissent, en un mot pour que les choses avancent et ne restent pas dans la routine, fut-elle transcendante. Et, bien sur, en tenant compte de mes goûts personnels.
Car qui d'autre peut le mieux défendre une idée que celui qui y croit en l'aimant au point de la faire totalement sienne. J'ai vu tellement de personnes qui, à force de parcourir les couloirs ministériels, parviennent à obtenir qui une mission, qui un poste, qui une fonction qu'ils acceptent comme une aubaine mais sans véritable conviction, que je considère qu'il est criminel, lorsque l'on possède un pouvoir, de vouloir décourager les initiatives novatrices, comme ce fut mon cas dans cette aventure et celui de beaucoup d'autres. La preuve en est qu'au bout de 50 ans j'existe toujours, avec le même enthousiasme, mais toujours sans subvention. D'autres, largement dotés avant même d'avoir entrepris et réalisé quoi que ce soit, se sont effondrés comme château de cartes au bout de quelques années, quelques mois parfois. Cela devrait donner à réfléchir, mais le manque de discernement a été et reste une constante chez nous, jusque dans la guerre, sauf rare exception. Il faut dire que le discernement est une qualité extrêmement rare et qui est très facilement et très vite altérée par des considération d'intérêt personnel ou d'intérêt de caste, de parti, voire même de religion, au détriment toujours de l'intérêt général.
Constituer pour moi ce répertoire fut une évidence, ce serait la Musique Française du Grand Siècle. Ma formation d'organiste, le l'ai dit, me fit découvrir les compositeurs de cette époque. Mes maître m'ont transmis la façon de les aborder héritée d'une tradition ininterrompue. Je me sentais à l'aise dans ces musiques qui correspondent à mon tempérament et je les considérais comme les plus représentatives du tempérament des français en général. Elles sont imaginatives, très souvent issues de l'art populaire, pleine d'esprit, de finesse, de naïveté, souvent malicieuses. Elles savent aussi être véritablement majestueuses. Le recueillement, la souffrance et la douleur qu'elles renferment parfois ne sont pas factices mais profondément ressentis. Leur gaieté est primesautière et discrète, et non bruyante comme dans la musique italienne. Ce sont là des termes qui ne sont pas que des mots, comme souvent, mais qui ont une signification profonde qui va au delà des mots.
Naturellement on ne peut pas la jouer, cette musique, en respectant scrupuleusement le solfège. Il y faut de la fantaisie et de l'émotion, comme dans Chopin mais à une autre échelle. Le maître mot que semblent s'être donné les compositeurs est : pas d'ennui. Lorsque Bach commence une fugue il va jusqu'au bout de son plan préétabli en fonction de son sujet. C'est souvent très long. On pourrait s'ennuyer et beaucoup ne manquent pas de le faire. Mais son génie parvient à surmonter l'obstacle. Parfois c'est « limite ». Ses contemporains français, au contraire, dès qu'ils sentent que leur fugue pourrait tourner à la formule toute préparée, bifurquent habilement afin d'éviter l'ennui. Combien de fois ai-je entendu des détracteurs scolaires de l'art français dire « ils ne savent pas écrire une fugue ». Oui, ils n'écrivent pas une fugue selon un plan bien établi, ils écrivent de la musique bien sentie, car ce qu'ils cherchent à faire passer c'est leur émotion avant leur savoir.
Mon répertoire est donc défini (le «mon » n'est pas possessif, faut-il le préciser, la musique est à tout le monde), il n'y a plus qu'à le constituer. Et ce n'est pas le plus facile car les quelques rares éditions qui existent à l'époque ne sont pas utilisables. A l'instar de Charles Marcq je passe donc mes journées à la Bibliothèque Nationale à choisir, dans des éditions d'époque ou dans des manuscrits, des œuvres qui me plaisent et qui me conviennent et à les recopier. Il faut aussi faire venir des microfilms de bibliothèques étrangères qui ont conservé des œuvres que l'on ne trouve pas à Paris.
L'Orchestre Jean-Lousi Petit avec Yehudi Menuhin.
Je me dois de mentionner que d'autres orchestres professionnels se constituèrent à la même époque, un peu avant ou après. Il y eut en particulier celui de Jean-François Paillard qui, au départ, s'appela « Ensemble Jean-Marie Leclair », ce qui était de bon augure pour le répertoire français. Mais dès qu'il eut la possibilité de faire des disques chez Erato, j'imagine qu'on dut lui faire remarquer que le nom de Jean-Marie Leclair n'était pas assez « vendeur », et il l'abandonna au profit de son propre nom. Simple hypothèse que la réalité qui s'ensuivit pourrait confirmer : la musique française fut vite noyée dans les nombreux enregistrements de qualité de l'orchestre, consacrés principalement à Bach, Haendel, Vivaldi, beaucoup plus commerciaux.
Je tins bon et m'accrochai à mon répertoire. Les premier concerts eurent lieu en 1958 à l'Hôtel Le Vergeur de Reims, magnifique bâtiment datant du xiiie siècle. Concerts tous les jours pendant la période estivale.
Programme Rameau, Marin-Marais, Lulli, Marchand. L'année suivante les concerts eurent lieu dans la crypte de la Cathédrale. Puis l'Orchestre rayonna dans toute la région Champagne Ardennes, avec les premières tournées en Hollande, Belgique et Allemagne. Les radios allemandes ont été les premières à s'intéresser à ce répertoire et leur intérêt m'a beaucoup encouragé, avant que Radio France, par son antenne de Nancy, enregistre mes programmes.
Puis ce fut le début de l'enregistrement de la « Collection Grand Siècle » chez Decca. Vingt disques en tout d'œuvres de Lulli, Rameau, Marin-Marais, Leclair; Boismortier, Aubert, Guillemain, Caix d'Hervelois, Couperin, Blavet, Loeuillet, Francoeur, Balbastre. Naudot, etc. La distribution de cette collection fut internationale, soit par le système de l'exportation directe, soit par le biais de la revente des licences comme, pour l'Allemagne, à la firme Teldec. On trouvait ces disques partout. Lorsque j'allais aux USA pour la première fois je les trouvais dans les bibliothèques d'universités comme dans les rayons des disquaires. En France la Radio Nationale les diffusait à longueur d'antenne, les journaux musicaux en faisaient la critique, toujours positive. La musique du Grand Siècle revenait en force, et, avec elle le terme « baroque » rentrait dans le langage courant concernant la musique. Récemment un haut fonctionnaire du domaine de la culture me demandait : « De quel piston avez vous bénéficié pour faire tous ces enregistrements », car, dans l'esprit d'un fonctionnaire, apparemment rien ne peut se faire en France sans piston. J'ai vraiment mal pris la question. «D'aucun, monsieur, au revoir ».
Mais on ne parlait pas encore de « baroqueux ».
Il est important d'évoquer ici les instruments et la facture instrumentale. Comme je l'ai dit mon orchestre avait deux objectifs, l'un de répertoire, le baroque français, l'autre de diffusion, la démocratisation musicale. Pour ce qui est de la diffusion je mis en place dans les grandes villes de ma Région, Reims, Troyes, Soissons, Charleville, Châlons sur Marne, Chaumont, une série de trois concerts par an organisés sur place par des associations créées à cet effet, sur le modèle des JMF qui ont tant fait pour la musique après guerre. Il est certain que si l'on veut s'attacher un public fidèle, à une époque où le baroque français n'est pas encore reconnu, il faut nécessairement varier les programmes. Tous ne peuvent pas n'être constitués que de musique inédites et inconnues. Il faut diversifier les styles. Mozart, Bach, Vivaldi, Haendel doivent aussi avoir leur place dans une saison, de même que Debussy, Roussel, Britten, Honegger, Jolivet... C'est la raison pour laquelle l'orchestre doit pouvoir tout jouer. Il n'est donc pas question de spécialiser la formation à l'extrême en n'utilisant que des instruments anciens reconstitués comme cela se fera plus tard. L'heure n'en était encore pas venue, et ce n'était pas trahir la pensée baroque que de jouer ces musiques sur des instruments modernes. Sur ce point d'ailleurs beaucoup le pensent toujours aujourd'hui.
On venait d'ailleurs, dans ce domaine, de très loin. Charles Marcq, dont j'ai parlé, n'avait-il pas été obligé d'utiliser un « piano-punaise » pour ses basses continues à la place du clavecin, instrument introuvable à l'époque à Reims comme dans toutes les régions. C'était déjà un très grand progrès d'utiliser un Neupert comme je le faisais. Il m'a fallu attendre l'année 1973 pour connaître le travail de Reinhard von Nagel, nouvellement installé à Paris, aboutissant à la reconstitution de clavecins à l'ancienne, pour découvrir ce que pouvait représenter véritablement l'importance de la facture instrumentale. Ce fut pour moi une grande émotion de toucher son clavecin au point que je lui achetais, pour le FEP, son clavecin n° 2. Malheureusement j'avais déjà réalisé tous mes enregistrements « Grand Siècle » et je m'orientais déjà vers ce qui a toujours été ma véritable vocation : la création.
Mais cette révélation n'était rien à côté de ce que je découvris un peu plus tard à l'occasion d'une tournée en Angleterre : un clavecin authentique, d'époque, amoureusement conservé et entretenu, avec ses becs de sautereaux en plume d'oiseaux lui donnant un velouté, une douceur, une délicatesse sans commune mesure avec les becs de sautereaux en plastique utilisés dans les copies d'ancien. Naturellement le son qui en résulte est moins puissant, car il a été conçu pour se développer dans un salon lambrissé et non dans une salle de concerts.
On peut naturellement disserter à l'infini sur ce point : vaut-il mieux obtenir un son merveilleux audible d'un petit nombre plutôt qu'un son grossier audible d'un plus grand nombre ? El l'on en arrive tout droit à des considérations d'ordre politique, voire démagogique, quoique la reproduction d'un tel merveilleux son par des moyens électroacoustiques peut, en partie, mettre tout le monde d'accord. En toute petite partie.
C'est donc la lutherie ancienne reconstituée qui donna le véritable départ de l'engouement du public pour le baroque français. Il y avait bien eu, auparavant, les concerts, confidentiels, de Madame de Chambure où des instrumentistes s'efforçaient, sans véritable préparation, à jouer les instruments anciens du Musée du Conservatoire, mais cela ne pouvait avoir qu'un caractère anecdotique. Maintenant on allait pouvoir jouer ces musiques « à l'authentique » sur des instruments reconstitués « à l'identique » car les luthiers se rendirent compte très vite qu'il y avait là un marché en devenir qu'il ne fallait pas rater. Des musiciens se consacrèrent donc en totalité à l'étude poussée de ces instruments, les stages et les cours se répandirent, des classes s'ouvrirent dans les conservatoires. Le baroque entrait à nouveau dans l'Histoire au point, presque, d'éclipser le reste, et notamment la musique d'aujourd'hui. Au xxie siècle, pour être dans le vent il faut être baroque et non plus moderne. C'est le sens de l'Histoire à l'envers. Le compositeur que je suis avant tout se sent un peu responsable de dette déviation. Cet engouement n'aurait jamais du dépasser les limites que ces musiques occupent véritablement dans l'Histoire. Mais aujourd'hui que les intérêts financiers entrent en jeu, le rétablissement d'un équilibre raisonnable semble fortement compromis. Toutefois, comme ce qui a été le véritable déclencheur de cet engouement ce fut le son, perçu comme nouveau, des instruments anciens plus que la substance de la musique en elle même, il suffira qu'un engouement nouveau se manifeste à l'égard du son du sarrussophone, par exemple, pour que l'intérêt du plus grand nombre bascule du jour au lendemain vers la musique de la Révolution. Le monde de la variété le sait bien, le son prime toujours sur la pensée, même chez les publics les plus avertis.
Et pendant ce temps que devient la musique d'aujourd'hui ? Vaste question. Ses tentatives qui semblent désespérées puisqu'allant dans tous les sens pour essayer de retenir l'intérêt du public, sans y parvenir véritablement, malgré les moyens considérables dont disposent certains, à l'égal de Lulli en son temps de la part du Roy, permet de douter de ce que peut signifier le terme de « démocratisation » en art. Peut-on arriver à faire en sorte que tout le monde se sente concerné par la musique à une époque où les préoccupations majoritaires, relayées par tous les médias, et en premier par la télévision, (cette nouvelle concierge qui épie les faits et gestes de chacun, souvent les plus anodins, pour les mettre sur la place publique), vont au plus urgent, l'emploi, la retraite, le prix des carottes, la grève des transports, puis au plus facile, le divertissement de bas étage en premier. Oui on peut en effet en douter. Mais aussi on peut toujours espérer.
Pour les musiciens, comme pour tout le monde dans bien des domaines, il y a une leçon à tirer de cette baroquisation excessive de la vie musicale : Il ne faut jamais vouloir éliminer complètement ce qu'ont fait nos prédécesseurs. L'évolution des choses est due à l'accumulation de petits progrès qui, tels les barreaux d'une échelle, permettent de grimper au ciel. Coupez un barreau et vous vous cassez une jambe. Eliminez une période de l'Histoire de l'Art et elle vous revient en figure un jour ou l'autre. Même trois cents ans après, l'Histoire vous rattrape, revient en force et vous ne pouvez plus vous y soustraire car ce retour, brimé et contenu par une longue attente, se montre toujours envahissant au point d'étouffer le reste comme l'algue taxifolia sur le bord de nos côtes. C'est aujourd'hui le cas du baroque. Regardonc le piano, qui détrône le clavecin à la fin du XVIIIème siècle au point de le contraindre au silence pendant deux cents ans, ce ne fut pas une bonne action, ni une bonne opération de le sacraliser à ce point. Mieux eut valu une bonne cohabitation, toute la musique y aurait gagné.
Vive la musique baroque. Mais vive aussi toute la Musique.
Jean-Louis PETIT
2008-2010
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Mercredi 21 Février, 2024