Dans le petit auditorium mansardé à deux pas de l'Abbaye aux Dames et à un toit de la pluie battante de cette fin janvier, trois musiciens de l'Orchestre Régional de Basse Normandie, Jeanne Marie Golse au piano, Gilles Leyronnas aux clarinettes et Aurélie Voisin-Wiart à la flûte, nous ont convié à une série de duos et trios variés et rythmés, avec de nombreux clins d'oreilles aux musiques populaires, valse, jazz, disco et même techno.
D'abord, trois valses, peu connues et virtuoses. de Dimitri Chostakovitch, sans la plus célèbre, celle de 1956, joyeuse, peut être marquée par la « déstalinisation » ambiante. Car l'ironie était auparavant la seule arme possible pour le compositeur mal vu du régime stalinien. Qui s'entend dans la Valse Scherzo, popularisée par Brigitte Engerer sous le nom de Valse-Plaisanterie, arrangée ici pour flûte et piano. Elle est extraite du ballet le Boulon, joué en 1931 puis aussitôt interdit, car selon la critique de l'époque, il y tournait « en ridicule le sujet industriel ».
Puis, dans les périodes de vache maigre accompagnant les attaques contre ses œuvres bourgeoises et décadentes, ne pouvant plus enseigner, il ne lui restait que les musiques de film pour survivre, et y continuer ses recherches tout en restant dans le registre populaire. En témoignent, sur des dates particulièrement difficiles pour le musicien, les deux autres valses : la Valse de printemps, avec sa clarinette aérienne, écrite en 1948 pour Mitchourine, un film patriotique, l'année de la diatribe de Jdanov contre sa musique. Et la Valse no 3, aujourd'hui entendue pour flûte, clarinette et piano, écrite en 1937 pour Le retour de Maxime, l'année même où il faillit partir au goulag. Convoqué par un membre de la police politique, c'est finalement celui qui avait signé sa disgrâce qui fut exécuté. Son dossier ne fut pas repris, mais pendant des mois, il dormit tout habillé, prêt à partir aux coups frappés à sa porte, qu'on entend résonner à la fin de sa 5e symphonie, en miroir avec celle de Beethoven. Les coups du sort, ou du destin, font parfois preuve d'humour noir.
Une autre valse, jazzy, la Valse Vénézuellienne du cubain Paquito D'Rivera, permet au clarinettiste et à la pianiste de swinger vivement, avant de méditer sur la ravissante et inaccessible tanguera Rosita Iglesias, de l'argentin Carlos Guastavino. Retour au swing pour ce duo avec un hommage récent du hongrois Bela Kovacs, After you, Mr Gershwin, sur le principe, comme chez D'Riveira, de l'improvisation écrite théorisée par André Hodeir [voir notre biographie d'André Hodeir], toujours très intéressant dans la musique classique actuelle, comme un autre possible de l'écriture contemporaine parfois sèche et ardue.
Ce qui n'était d'ailleurs pas le cas des deux jeunes compositeurs joués ce soir. Le plus jeune, né en 1990, Pierre Golse, a écrit un bel hommage pour piano et flûte à Ravel, une Sonatine, dont le premier moment résonne comme une pavane au musicien défunt, avant que la flûte, seule, s'affranchisse de la contrainte du piano, en envolées rapides, avant de se retrouver en équilibre dans un flamenco instable et décalé, où les thèmes des deux instruments s'entremêlent.
Quant à Guillaume Connesson, déjà bien connu, ses deux pièces en référence aux musiques populaires de la fin du XXe, s'entendent sans ennui aucun. La première, Disco-Toccata, transforme la clarinette basse en une ligne de basse rapide et dansante, disco oblige, sur laquelle la flûte s'entortille à plaisir. Quant à Techno-Parade, pour trio, la rythmique funky du piano est sans doute plus facile à programmer sur une machine qu'à jouer pour la pianiste qui doit y adjoindre ses thèmes, tout en propulsant les deux autres instruments. Le dernier moment amène aussi le tourneur de page à démonter le pupitre du piano pour accompagner, comme un batteur aux balais, avec une petite brosse sur les cordes, la basse étouffée, puis à remonter le pupitre pour permettre à l'interprète de ne pas se perdre. Mouvement acrobatique, où la flûtiste chante aussi dans son instrument à la façon de Jethro Tull. Et qui sera quand même repris en rappel de ce concert très applaudi, pour la variété des morceaux choisis, aux multiples influences, musicales et géographiques. Aussi bien sûr pour le jeu virtuose et impliqué des trois musiciens.
Au mois de février, l'Orchestre régional joue Satie chez lui, à Honfleur, puis Pink Floyd avec guitare électrique et orchestre de chambre dans toute la Normandie. A Caen le 20 février. Avant de rendre hommage aux musiciennes du XIXe avec Jeanne-Marie Golse au piano.
Toutes les infos sur le site de l'ORBN, Orchestre régional de Basse-Normandie.
Alain Lambert
25 janvier 2014
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