À la mémoire de Gérard Streletsk
Communication prononcée le 21 avril 2011, au cours d'un colloque dirigé par Gérard Streletski, du département de musicologie de l'Université Lumière Lyon 2, dans le cadre du 7e concours international de musique de chambre de Lyon.
Nous pensons utile de commencer par dire d'où nous parlons, et de comment nous imaginons penser les choses, puisqu'il s'agit ici de construire des objets abstraits de connaissance. Nous souhaitons par ailleurs que nos articulations ne paraissent pas trop énigmatiques.
François-Joseph Fétis (1784-1871), bien intégré à la pensée à son époque, écrit en hiver 1834 :
Moins il y a d'idées positives dans un art, plus il se prête à la transformation. N'étant pas destiné à reproduire par l'imitation certaines sensations déjà connues, il est dans les conditions les plus avantageuses s'il n'a point de modèle sur quoi il doive se régler et à qui on puisse le comparer. Pour se former une opinion de ses produits, on ne peut trouver qu'en lui-même la règle des jugements qu'on en porte et c'est le méconnaître que d'en chercher ailleurs1.
Pourtant, structurée disciplinairement et institutionnellement dans l'enthousiasme confiant du positivisme, à la charnière des xixe et xxe siècles, la musicologie a adapté à son usage les modes de validation et de justification des sciences de la nature.
Contrairement au vœu phénoménologique de Fétis, l'épistémologie de la musicologie, s'il en est une, est donc faite d'emprunts à des disciplines qui lui sont étrangères ; elle n'est pas forcée à la pertinence par ses propres objets d'étude. Le fait que le son musical soit un phénomène physique facilement numérisable, il est d'ailleurs numérisé dès l'Antiquité grecque, a largement contribué à développer une vision mathématico-logico-physique de la musique.
Mais on n'absoudra pas aussi facilement François-Joseph Fétis : un de ses articles paru 6 ans plus tôt, en 1828, à propos des livres traitant d'histoire de la musique, nous permet de mieux cerner sa pensée :
Les Historiens sont, pour la plupart, des narrateurs plus ou moins exacts, qu'on estime en raison de leurs lumières ou de leur bonne foi, mais qui sont presque toujours dépourvus de la pénétration nécessaire pour saisir l'ensemble de leur sujet, et pour aller au-delà des apparences. Les chroniques ne manquent pas ; mais on a peu d'histoires véritables. Lorsqu'il s'agit des peuples, le talent de peindre les mœurs et de présenter les événements sous des couleurs vraies ou vraisemblables suffit pour satisfaire le lecteur : ce talent est fort rare ; mais dans l'histoire des sciences et des arts, c'est autre chose : celui qui entreprend de l'écrire doit être aussi narrateur ; mais ce n'est là qu'une faible partie de sa tâche. Ne pouvant peindre à grands traits des objets vagues et indéterminés, il est forcé d'avoir recours à des analyses délicates, et de rattacher par des analogies prises de loin, des objets en apparence étrangers l'un à l'autre. Il ne lui suffit pas de savoir beaucoup, d'avoir étudié toutes les parties de l'art dont il veut être l'historien, de connaître à fond les époques et les faits ; il faut encore qu'il conçoive l'enchaînement de ces mêmes faits dans un vaste mouvement régulier, comme l'a fait Winckelmann dans son « Histoire de l'art chez les anciens ». Mais ce que Winckelmann a si heureusement exécuté pour les arts du dessin, personne ne l'a fait jusqu'ici pour la musique2.
L'idée de Fétis est que pour évoquer avec pertinence les choses du monde de la musique, il faut en connaître tous les tenants et aboutissants. Il ne s'agit ici que d'histoire de la musique, mais dès le premier tiers du xxe siècle il semble que l'idée d'une discipline reservata, élitiste, savante, érudite et méthodique s'impose. Ainsi, dans la seconde moitié du xxe siècle, citant son maître André Pirro (1869-1943) Jacques Chailley (1910-1999) écrit dans l'introduction à son traité de musicologie :
Car, disait André Pirro, pour faire de l'histoire de la musique, il faut connaître non seulement l'histoire et la musique, mais encore la philologie, la philosophie, l'archéologie, l'astronomie, la physique, l'anatomie, les mathématiques, etc., sans oublier cinq ou six langues vivantes et autant de langues mortes... Comme les débouchés restent malgré tout assez aléatoires, on ne saurait s'étonner du petit nombre des vrais musicologues3.
Selon Jacques Chailley, les musicologues omniscients, forment un cénacle élitiste ayant accès aux vérités inaccessibles pour le commun des mortels. Ses membres, investis des insignes de la musicologie, détenteurs des vérités du verbe de la musique, seraient les intercesseurs auprès des simples qui n'y connaissent rien.
Au-delà de cette quasi théologie, qui présente la musicologie comme un sacerdoce de quelques élus, mobilisés par la dignité du discours et la cérémonie de la méthode, on peut repérer les espoirs que les positivistes, peut-être plus encore les phénoménologistes, plaçaient dans une connaissance dégagée des impuretés humaines et de l'activité individuelle et sociale, de la subjectivité, de l'intuition, de l'imagination, de cette philosophie que Kant, dans L'Anthropologie du point de vue pragmatique, pensait indispensable, pour donner sens à l'accumulation passive de l'érudition :
Mais il y a aussi les géants de l'érudition, qui en sont aussi les cyclopes, car il leur manque un œil : celui de la vraie philosophie qui permet à la raison d'utiliser opportunément cette masse de savoir historique qui pourrait charger cent chameaux4.
L'idée d'une science « pure », c'est-à-dire une science débarrassée de toute subjectivité est fautive. La technicité et l'abstraction, aussi développées soient-elles ne peuvent supplanter le questionnement humain. On pourrait ajouter à l'idée marxiste, qui avance que l'important n'est pas de connaître le monde mais de le transformer, celle qui postulerait que la recherche n'est pas la quête de la Vérité, mais que son but est d'enrichir la collectivité et de répondre à ses curiosités.
Cette vision d'objets musicaux physiquement autonomes, dont on voudrait extraire les essences de la gangue sociale et historique (simple mise en contexte), espèce d'incarnation impure de vérités supérieures, associée à une méthodologie copiée et collée depuis les sciences exactes, est selon nous, une source de confusions dans les pratiques de la musicologie.
D'abord, parce qu'on risque de créer des problématiques fictives, et là-dessus, nécessairement, une littérature, ou des échafaudages théoriques à la rhétorique circulaire, comme finalités, auto-démonstratifs, puisque ne cherchant qu'à prouver leurs propres discours.
« Les délicates analyses et les analogies prises de loin », prisées par Fétis, peuvent être bâties sur des effets d'optique, comme le fantasme des constellations.
L'objet artistique est en soi problématique : il nous touche, existentiellement, intimement, par ses singularités et son originalité, son identité particulière, toutes choses qui en font la valeur, nous dirons d'usage, mais la recherche historique qui n'est ni collectionneuse, ni mélomane, ne s'intéresse pas à la pièce unique, elle s'établit sur les spécificités. Paul Veyne, dans son célèbre Comment on écrit l'histoire, prétend que le stylo avec lequel Proust a écrit n'intéresse pas l'historien, car son statut historique est d'être un stylo fabriqué en série, ou encore :
Tel est le sérieux de l'histoire : elle se propose de raconter les civilisations du passé et non de sauver la mémoire des individus, elle n'est pas un immense recueil de biographies. Les vies de tous les tailleurs sous Frédéric-Guillaume se ressemblant beaucoup, elle les racontera en bloc parce qu'elle n'a aucune raison de se passionner pour l'un d'eux en particulier, elle ne s'occupe pas des individus, mais de ce qu'ils offrent de spécifique, pour la bonne raison […] qu'il n'y a rien à dire de la singularité individuelle […]5.
Enfin, de manière plus pratique, il nous semble que nous ne distinguons par toujours très clairement les différents statuts dans diverses tâches que nous sommes amenés à accomplir, et que nous oublions parfois la spécificité musicologique, dans des métiers, plus nécessaires que ceux énoncés par Jacques Chailley, comme la documentation, l'archivage, le catalogage, la bibliothéconomie, l'art de la vulgarisation, etc., qui peuvent nous accaparer au point que nous perdions de vue ce qui est déterminant : le questionnaire que nous devons nécessairement élaborer. Que demandons-nous à cette masse documentaire et d'érudition qui est à notre disposition ? Et que mettons-nous œuvre pour y répondre ?
Pour ce qui concerne la formation instrumentale rassemblant piano, violon et violoncelle, nous avons du mal à imaginer un questionnement spécifique qui ouvrirait sur une problématique pleinement musicologique. Entre la collection d'objets réels, les œuvres pour trio avec piano, et le trio avec piano, générique et abstrait, une opération intellectuelle est nécessaire.
Le répertoire pour cet instrumentarium apparaît imposant aux premiers pointages volumétriques.
Au cours du colloque organisé sur le même sujet, dans le cadre du Concours de musique de chambre de Lyon, en 20046, Hervé Audéon rend hommage à Jean Gribenski, qui aborde frontalement la question du trio avec piano, dans un article paru dans la « Revue de musicologie » en 19847. Hervé Audéon évoque un article fondateur, mais c'est plutôt un article rare, qui n'a pas fait d'émules et n'a pas eu de suites fécondes en France, au moins jusqu'au colloque de Lyon en 2004.
Jean Gribenski, travaillant sur la période de la Révolution et de l'Empire, soit 1789-1815, a dénombré la publication d'environ 700 trios, composés par 80 compositeurs, trios formés de divers instruments, mais principalement de l'ensemble piano, violon (ou flûte), violoncelle. Ces chiffres seuls, non échantillonnés, ne disent pas grand-chose, notamment quant à la masse totale des publications musicales. Néanmoins, l'auteur donne quelque sens à ces chiffres en notant que le nombre des duos est inférieur, et celui des quatuors à cordes supérieur. Il dresse également un classement parmi les compositeurs les plus prolifiques pour la formation :
Dans son guide des partitions de musique de chambre paru en 19798, Ella Marie Forsyth dénombre parmi environ 300 partitions choisies : 13 trios à cordes, 21 trios avec piano, 15 trios à vent, 81 quatuors à cordes.
Dans le catalogage de William Everett, paru en 20009, portant sur les trios avec piano, quartettes et quintettes de compositeurs anglais, pour la période 1850-1950, soit environ 1200 pièces, on peut dénombrer 418 trios avec piano et 55 autres combinaisons, 100 quatuors avec piano et 14 autres combinaisons, 117 quintettes avec piano et 19 autres combinaisons. On note que cet inventaire prend en compte la formation instrumentale, que de nombreuses œuvres ne mentionnent pas dans leur titre.
Si on lance une recherche sur ces entrées, dans la version numérisée de Die Musik in Geschichte und Gegenwart10, on obtient ceci :
Si on se livre à la même expérience sur une version numérisée du New Grove on obtient ceci :
Sans aucun doute, un catalogage systématique des trios avec piano, qui représentent un important répertoire serait des plus utiles. Il le serait pour le musicien à la recherche de répertoire, pour le documentaliste et le bibliothécaire, c'est obligé. Mais les trios avec piano de l'opus 83 de Beethoven ne sont-ils pas à classer avec les œuvres de la première école de vienne, plutôt qu'avec le trio avec piano opus 8 de Chostakovitch, ou ceux des opus 80 de Schumann, ou 120 de Fauré ?
Cela fait, il ne serait pas certain que ce catalogue contribuerait à la construction d'une problématique musicologique « trio avec piano », comme les listes de femmes musiciennes ne nous semblent pas apporter beaucoup à la réflexion sur une spécificité de la condition féminine dans les métiers de la musique. Selon Paul Veyne, cela sauve la mémoire des gens, mais ne raconte pas une civilisation. Je pense encore au titanesque travail de Bernard Fournier, qui après avoir publié en 1999 un gros ouvrage consacré à l'esthétique du quatuor à cordes, y a ajouté trois gros volumes totalisant 4000 pages, catalogue chronologique raisonné, imposant, mais au titre fautif d'« Histoire du quatuor à cordes »11.
En s'y prenant autrement, on peut se demander de quelles activités humaines, de quels mouvements de civilisation la spécificité abstraite de « trio avec piano » peut-elle singulièrement témoigner ?
Dans son article de 1987, Jean Gribenski ouvre des pistes.
Il signale, à partir de l'article « trio » de Jérôme-Joseph de Momigny (1762-1842), dans l'Encyclopédie méthodique musique12 de 1818, que ce terme désigne une composition à trois parties, quel que soit le nombre des instruments, le plus souvent une sonate pour piano et violon.
Dans le cas du trio instrumental violon ou flûte, piano et violoncelle, ce dernier instrument double et renforce la basse du piano. D'où le terme trio accompagné, qu'on retrouve toujours avant 1789, et qui disparaît après 1810, au profit d'un ensemble de solistes concertant à égalité.
On peut noter qu'en 2004, Pierre Saby pense que les Pièces de clavecin en concerts datant de 1741, de Jean-Philippe Rameau, font partie de, ou amorcent la filiation qui aboutira au Trio avec piano13. Basil Smallman, quant à lui, signale en 1990, les pièces de clavecin avec accompagnement de violon de Jean Cassanéa de Mondonville (1711-1772), contemporaines des pièces de Rameau, dans lesquelles il perçoit un traitement soliste du clavecin14, et pense pouvoir remonter aux trios de Johann-Sébastian Bach des années 1720, où le clavecin, selon lui, sort quelque peu de son strict rôle d'accompagnement.
Même si, toujours selon Jean Gribenski, le violoncelle gagne une certaine autonomie dans les trios de Mozart, ce qui n'est pas le cas dans ceux de Haydn qui sont pourtant au sommet de l'art, le changement radical est pratiqué par Beethoven dès son premier trio, dans lequel les voix sont à égalité.
La disposition des portées dans les manuscrits est révélatrice : avant 1815, la partie de violon est placée au-dessus du système du piano, celle du violoncelle, au-dessous. Après 1815, à l'exemple de Beethoven, les portées du violoncelle et du violon sont placées au-dessus du système du piano.
Jean Gribenski note que ce répertoire est destiné à l'exécution privée d'amateurs, que les parties pianos sont difficiles, alors que les parties des cordes sont plus faciles.
Enfin, il signale l'absence de sources concernant l'exécution publique de trios avant 1815, ce qu'Hervé Audéon conteste, références à l'appui en 200415
En fait, l'article Trio de l'Encyclopédie méthodique, cité par Jean Gribenski, reproduit celui d'origine de Jean-Jacques Rousseau, qui est également celui de son Dictionnaire de musique (rédigé à partir de 1755, publié en 1768)16. Mais Jérôme-Joseph de Momigny, y a rédigé une seconde notice avec des commentaires.
La notice de Jean-Jacques Rousseau commence ainsi :
Trio. En italien terzetto. Musique à trois parties principales ou récitantes. Cette espèce de composition passe pour la plus excellente, et doit être aussi la plus régulière de toutes. Outre les règles générales de contre-point, il y en a pour le trio de plus rigoureuses, dont la parfaite observation tend à produire la plus agréable de toutes les harmonies […].
Puis il décrit les règles de cette harmonie partagée à trois voix, mais au quatrième son dissonant manquant, et donne son opinion :
Comme toutes ces règles sont incompatibles avec l'unité de la mélodie, et qu'on n'entendit jamais de trio régulier et harmonieux avoir un chant déterminé et sensible dans l'exécution, il s'ensuit que le trio rigoureux est un mauvais genre de musique […].
Ce qui gêne Jean-Jacques Rousseau pour lequel il n'y a de bonne musique que la musique chantante, est l'abandon de la mélodie accompagné par son délayage dans les différentes parties.
Dans son article, De Momigny répond :
Comment J. J. Rousseau peut-il dire que les règles du trio sont incompatibles avec l'unité de la mélodie ? Pour raisonner ainsi, il faut ne voir d'unité de mélodie que dans le solo, & alors c'est un chant continuellement principal & dominant dans la même partie que l'on veut désigner par ces mots. Mais l'unité de mélodie que réclament la logique musicale & les vrais principes du bon & du beau, ne consistent pas à renfermer perpétuellement & exclusivement le chant principal dans une seule & unique partie, mais à soumettre toutes les mélodies accessoires à la principale, qui peut à volonté passer dans différentes parties ou rester dans la même, selon le genre de morceau que l'on, traite.
L'unité de mélodie s'oppose à ce que les trois chants d'un trio fassent chacun un tout ; mais elle ne défend pas à ces trois parties d'exister ensemble. L'art d'en faire un tout plein d'unité ou de variété est même un des principaux mérites du compositeur. […] Pour que ces parties ne dérogent point aux lois de l'unité […] il faut au contraire qu'elles aient le plus d'indépendance qu'il est possible d'accorder avec l'unité.
Il ajoute que les mauvais compositeurs font des pièces à une seule partie principale qui les accompagne « comme un laquais suit son maître ». Il souligne la vogue du trio avec piano, orchestre à lui seul, qui permet une plénitude harmonique quand les parties dialoguent et se croisent et quand elles doivent être à la fois accessoires et principales.
Il met au premier plan les œuvres de Beethoven, presque toujours avec violon et violoncelle, « les plus faciles à réunir et les plus propres à remplir convenablement cet objet » et note que la « bourgeoisie musicale » connaît plus le trio en fa de Razetti [Amédée Rasetti (1759-1799)] « que ceux des grands maîtres, qui sont encore trop au-dessus de la portée des amateurs médiocres ». Ce qui précise le propos de Jean Gribenski.
Ce ne sont pas là des problématiques spécifiques au trio avec piano, elles sont celles de la musique de chambre en général. Mais en quelques lignes, trois problématiques d'envergure sont indiquées : le passage de la mélodie accompagnée à l'ensemble de solistes, la relation de l'amateur et de l'artiste, et l'adéquation société — lieux de rassemblement — musique.
La réflexion de Momigny sur cette musique qui accompagne, comme un laquais suit son maître, nous semble significative et particulièrement lumineuse. Les musiques pour ensembles de solistes sont souvent comparées à des discussions en société, par exemple comme le fait Joseph D'ortigue (1802-1866), dans un article sur le quatuor à cordes, publié dans un numéro du « Ménestrel » de juin 1861 :
C'est tantôt une conversation de famille ; ou la parole passe successivement de l'un à l'autre, où ceux qui écoutent se contentent d'approuver à voix basse ; c'est tantôt un dialogue vif et animé, tantôt une discussion serrée, où les répliques partent, se croisent avec une verve intarissable…17
Nous supposons que la manière de faire la musique, la manière dont nous nous assemblons pour en faire, dont nous hiérarchisation les voix, sont significatives d'une vision que nous avons de la société, ou d'une insertion symbolique : le plain-chant rigoureux décrit dans les traités anciens, témoigne de la volonté communautaire monastique de fondre toutes les voix en une. Le peuple de Dieu uni dans la prière.
Ce ne peut pas être un développement autonome et mécanique de la musique, qui transforme le plain-chant en polyphonie, notamment par l'entraînement d'un bourdon qui deviendrait mobile. Pour cela, il faut que la symbolique ait bougé.
La polyphonie prolifère de la Renaissance est parfaitement la musique d'un monde où les autorités sont imprévisibles et le plus souvent invisibles. La nouvelle féodalité financière s'entoure de magnificences architecturales et artistiques, mais toute la petite Europe des grandes cours princières est déstabilisée par la misère, surtout dans les campagnes, où les protecteurs deviennent des spéculateurs, par des guerres et soulèvements de toute nature. C'est le temps des destinées hasardeuses, des ponts qui s'écroulent sans égard aux classes sociales des passants, des roues de fortune qui peuvent hisser en leur sommet des gens de peu, et précipiter des princes dans l'abîme. La terre est ronde, tourne, elle est instable, elle est brouillonne.
Devant ce monde perçu comme incontrôlé, voire chaotique, des voix se font entendre, notamment celle de Thomas Hobbes (1588-1679), en faveur d'une monarchie éclairée et juste, pour un retour à un monde sûr et ordonné. On prône alors la mélodie accompagnée, c'est-à-dire une voix principale harmonieusement soutenue et mise en valeur (dans l'opéra, le chœur des courtisans, soldats, ou paysans chante mais n'agit pas).
Dans cette optique, évidemment, la musique de petits ensembles de solistes, est la musique du salon des Lumières, celle de la discussion entre égaux, la fin d'une voix qu'on suit comme un laquais suit son maître.
Ce sont deux aspects de l'émancipation marquée par la Révolution française avec l'arrivée au pouvoir politique de la bourgeoisie : c'est pour le peuple, où l'on passe de sujet à citoyen, une extraordinaire libération, mais aussi pour les élites, les artistes et les intellectuels, qui ne sont plus au service asservi de l'église et des princes. Ils sont libres de créer, deviennent maîtres et propriétaires de leurs œuvres, mais doivent trouver des emplois, donc un public. C'est-à-dire que musiques élitistes, musiques populaires, pratiques amateurs, pratiques professionnelles et public mélomane, sont à notre sens pris dans une même dynamique.
Nous pensons que la tradition de musique très exigeante, élitiste, visant un public restreint, intéressé mais pas nécessairement spécialiste, est un des traits spécifiques de la musique de chambre (qui induit la notion de musique d'amateur), s'il faut en trouver un. Par exemple, Viola Voila pour deux violons altos de George Benjamin (1960-….), composé en 1997 pour l'Opéra de la ville de Tokyo, et créé par Yuri Bashmet et Nobuko Imai, pourrait ne pas correspondre à cette caractérisation de la musique de chambre, dans la mesure où le compositeur a cherché à faire sonner les deux altos avec la puissance de tout un orchestre afin de remplir de son le vaste théâtre. D'un autre côté, l'opéra Les sacrifiées de Thierry Pécou, créé en 2008 dans le grand auditorium de la Maison de la Musique de Nanterre, par l'ensemble TM+, avec un effectif de solistes assez important, devant un public populaire, pourrait entrer, selon nous, dans un catalogue de musique de chambre. Mais nous ne pensons pas que le nombre d'instruments soit pertinent, comme Serge Gut (mais bien d'autres, comme Alain Pâris dans la préface du « Cobett »), conscient de l'arbitraire de la chose, qui fixe à dix le nombre maximum d'instrumentistes, dans la définition de la musique de chambre, et en exclut la voix18.
Cette musique exigeante de solistes, privilégiant les petits ensembles, a été particulièrement, voire exclusivement cultivée par les compositeurs d'après-guerre les plus influents, qui ont obtenu, fait important, la reconnaissance de leur démarche par les pouvoirs publics.
Il semble aujourd'hui, que les jeunes compositeurs cherchent à diriger cette permanente recherche d'écriture au profit d'une réception publique plus directement sensuelle, comme une seconde seconda prattica. Peut-être assistons-nous à l'amorce d'une nouvelle courbure du mouvement de société, où après l'extrême massification parallèle au confinement élitiste, on rechercherait la proximité et la réflexion collective, quelque chose qui serait de l'ordre de l'émancipation citoyenne. Après les salons desu xviiie et XIXe siècle et les vastes lieux du xxe, le besoin de petites salles, polyvalentes et parfaitement équipées, de 100 ou 200 places — de proximité, se fait sentir. On peut rêver qu'après musiques populaires et musiques élitistes, ce sont là, les lieux d'une « musique citoyenne » à venir.
De ce point de vue, nous prendrons à témoins les propos de Bernard Haitnik qui dirige l'Orchestre de chambre d'Europe. Interrogé par Christian Merlin en janvier 2011, pour le « Figaro », Bernard Haitnik répond sur sa conception d'interprétation des œuvres de Beethoven :
Christian Merlin : Le fait de diriger une formation de chambre favorise-t-il cette approche ?
Bernard Haitnik : Je dirais même que cela m'a permis de réaliser enfin mes aspirations. Diriger un orchestre symphonique, c'est un peu comme piloter un énorme paquebot : pour tourner, il faut commencer à manœuvrer des kilomètres en avance. Le Chamber Orchestra of Europe est au contraire extrêmement réactif : tout est immédiat. Ce n'est pas tant un orchestre qu'une assemblée de musiciens d'un niveau exceptionnel. Ils se réunissent pour faire de la musique de chambre : ils sont habitués à s'écouter entre eux, sans être rivés à la baguette du chef […]19.
1. Fétis François-Joseph (1784-1871), Philosophie de la musique. Dans « Revue musicale » (52, viiie année), dimanche 28 décembre 1834, p. 409-411.
2. Fétis François-Joseph (1784-1871, Sur l'histoire de la musique. Dans « Revue musicale » (IV) août 1828, p. 361-370 et 385-393.
3. Chailley Jacques (1910-1999), Avant-Propos. Dans « Précis de musicologie ». Presses Universitaires de France, Paris 1984 [nouvelle édition entièrement refondue, 496 p. ; 1re édition 1958], p. 19-29.
4. Kant Emmanuel (1724-1804), Anthropologie du point de vue pragmatique (traduit de l'allemand par Michel Foucault).« Bibliothèque des textes philosophiques », Vrin, Paris 1964, p. 90.
5. Veyne Paul, Comment on écrit l'histoire. « Points/Histoire » (40), Éditions du Seuil, Paris 1971, p. 48.
6. Streletski Gérard (1953-2013, direction), Le Trio avec piano : histoire, langage et perspectives : Concours international de musique de chambre 2004. Symétrie, Lyon 2005 [168 p.], p. 40-41
7. Gribenski Jean, Le trio avec clavier à Paris pendant la Révolution et l'Empire. Dans « Revue de musicologie » (t. 73, no 2), Société française de musicologie, Paris 1987, p. 227-248.
8. Forsyth Ella Marie, Buildig a Chamber Music Collection : A Descriptive Guide to Published Scores. The Scarecrow Press, Metuchen & London 1979 [191 p.].
9. Everett William A., British Piano Trios, Quartets, and Quintets, 1850-1950 : A Checklist. « Detroits Studies in Music Bibliography » (80), University of Kansas, Harmonie Park Press, Warren, Michigan 2000 [234 p.].
10. Die Musik in Geschichte und Gegenwart. Bärenreiter-Verlag 1986, version numérisée sur CD-ROM, « Digitale Bibliothek » (db 60), Directmedia Publishing GmbH (vers 2003, retiré depuis du catalogue).
11. Fournier Bernard, L'esthétique du quatuor à cordes. Fayard, paris 1999 ; L'histoire du quatuor à cordes : (1) de Haydn à Brahms. Fayard, Paris 2000 [1224 p.] ; (2) de 1870 à l'entre-deux-guerres. 2004 [1296 p.] ; (3) De l'entre-deux-guerres au xxie siècle. 2010 [1549 p.].
12. Framery Nicolas-Étienne (1745-1810, éditeur), Ginguené Pierre-Louis (1748-1816, éditeur), Jérôme-Joseph de Momigny (1762- 1842, éditeur), Encyclopédie méthodique : Musique [2 v.]. Paris 1791-1818, (2) p. 541-542.
13. Saby Pierre, Ascendance du trio avec clavier : regards sur les Pièces de clavecin en concert de Jean-Philippe Rameau. Dans Streletsky Gérard (dir.), « Le trio avec piano… », p. 19-37.
14. Smallman Basil, The Piano Trio. Clarendon Press, London 1990 [230 p.], p. 6.
15. Streletski Gérard (1953-2013), Le Trio avec piano… p. 40-41
16. Rousseau Jean-Jacques (1712-1778), Trio, dans « Dictionnaire de musique » (1768), facsimilé, Art et culture, Paris 1977, p. 150-152.
17. D'Ortigue Joseph (1802-1866), Un quatuor d'amateurs. Dans « Le ménestrel » (29), 16 juin 1831, p. 229. Cité par Fauquet Joël-Marie, Les sociétés de musique de chambre à Paris de la Restauration à 1870. Aux amateurs de livres, Paris 1986 [448 p.], p. 29. On trouvera, dans ces pages, d'autres citations allant dans ce sens.
18. Gut Serge, La musique de chambre en France de 1870 à 1918. « musique - musicologie », Honoré Champion, Paris 1978.
19. Le Beethoven idéal de Bernard Haitink : réponses à des questions de Christian Merlin. Le Figaro, 19 janvier 2011 [transcription numérisée]
Abbiati Franco, Origini del Trio con Pianoforte. Dans « Storia della Musica » (iii), Garzanti, Milan 1941, p. 465-474.
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Jeudi 11 Avril, 2024