Plus qu'aucun autre peut-être, ce nom est associé à la viole et en symbolise la quintessence de l'art. Un privilège assez récent en fait, si l'on songe qu'il a fallu tout l'enthousiasme et le talent d'un interprète-découvreur – le grand Jordi Savall - pour faire émerger ce nom de la pénombre dans laquelle il restait enfermé, puis l'éclatant succès du film Tous les matins du monde pour le projeter en pleine lumière médiatique.
Ce n'est que justice pour ce pur parisien qui étudia la viole avec Sainte-Colombe et la composition avec Lully, entra très tôt à la cour comme « musicqueur du roy » et y fit une longue et brillante carrière comme virtuose de son instrument, mais aussi comme compositeur. Car si on le célèbre aujourd'hui pour l'immense catalogue qu'il a écrit pour son instrument, on oublie un peu vite qu'il eut quelques succès à la cour avec ses opéras, même si l'un d'entre eux (Alcyone) reste présent dans les mémoires grâce à une page (la tempeste) où le musicien évoque de façon réaliste et impressionnante le déchaînement des éléments.
Néanmoins, c'est bien la viole qui constitue « la voix de Marais ; celle de la confidence et du trouble, celle des recherches formelles et des innovations, notamment dans l'ornementation. Les cinq Livres qui jalonnent toute sa carrière de musicien de cour lui permettent, grâce à la liberté formelle de la suite française, d'oser toutes les audaces, et de glisser progressivement de la pièce de danse à la pièce de caractère, souvent sous-titrée. Une évolution sensible dès le Deuxième Livre, mais surtout le Troisième, extrèmement raffiné dans les consignes d'exécution livrées par Marais afin de faire entrer dans mes vues ceux qui joueront mes pièces. »1
Ces cinq Livres que Marais publia entre 1686 et 1725 totalisent près de six cents pièces écrites pour une, deux ou trois violes et basse continue et réparties en une quarantaine de Suites. c'est dire l'immensité de ce « jardin extraordinaire » dont la floraison s'est échelonnée sur environ quarante ans, et encore n'évoquons-nous pas ici la cinquantaine de pièces inédites pour viole seule d'un certain manuscrit découvert récemment à Edimbourg, des inédits qui comportent eux-mêmes de fort belles pages.
Dédié à Lully et publié en deux fois, ce Premier Livre est fait principalement de pièces à une viole mais inclut deux suites de pièces à deux violes. « Certes, quand il le publie, Marais est encore jeune et sa musique ne porte pas toujours en elle cette part de mystère et ces extravagances qui feront l'attrait des futurs recueils. Mais le disciple de Sainte-Colombe y multiplie les innovations dont la moindre n'est pas de prévoir une basse continue pour une viole jusqu'alors traitée en solitaire. »2 Et on y trouvera ici et là, au détour de certaines sarabandes, gigues ou allemandes, de réelles beautés, parfois même non dénuées de grandeur (Chaconne en sol majeur pour deux violes) ou d'émotion (Tombeau de Mr Meliton).
Chaconne en sol majeur, Jordi Savall, Christophe Coin, Ton Koopman, Hopkinson Smith.c'est à ce recueil, entièrement consacré à des œuvres pour une viole et basse continue, qu'appartiennent deux pièces parmi les plus fameuses de Marais, ses propres Folies d'Espagne (les extravagants Couplets en folie) et surtout les Voix humaines, merveille de plainte-confidence que l'on tient pour une de ses plus belles pages. Y figurent également deux tombeaux : « un Tombeau pour Mr de Lully rempli d'agréments, d'accords et de traits douloureux, et un Tombeau de Mr de Ste Colombebeaucoup plus sobre et discret. »3 On y trouve aussi Cloches ou Carillon, une Polonaise, une Bourrasque, une Chaconne en rondeau, une Paysanne ainsi que la Sarabande à l'espagnol, autant de pièces que l'on devine très « caractérisées ». Et si la plupart des cent quarante quatre morceaux du recueil se veulent courts et simples, ces pièces, même modestes, exercent souvent une réelle séduction à laquelle leur sensualité et la qualité de leur cantabile ne sont sûrement pas étrangères.
Folies d'Espagne (extrait), Jordi Savall, Anne Gallet, Hopkinson Smith.Les cent trente quatre pièces (à une viole) de ce recueil se veulent brèves et faciles dans le souci de « plaire au plus grand nombre », mais, derrière cette simplicité, la voix si singulière de la viole s'y fait de plus en plus troublante, témoignant de la maturité d'un musicien parvenu à une osmose parfaite avec son instrument. « Si l'instrument cherchait encore à perfectionner son langage dans les premiers recueils (….), il l'a ici pleinement trouvé avec ce nouveau procédé expressif qui consiste à enfler les sons par la pression des doigts sur les crins de l'archet : de cette manière, on donne de l'âme aux pièces, précise Marais. »4
Pages emblématiques de ce troisième livre : la fameuse et langoureuse Plainte en ré, la radieuse Sarabande en sol, mais aussi l'allemande La Gotique, puis La Musette, La Guitare, La Folette, La Magnifique, La Chanterelle, La Trompette, Charivary … et nombre d'autres titres traduisant ce glissement déjà évoqué vers les pièces de caractère.
« Plainte et Charivary » de la Suite en ré, Purcell Quartet, William Hunt (viole).Particularité de ce recueil : sa troisième partie où Marais propose, réunies en deux Suites, vingt et une pièces à trois violes et basse continue, ce qui, précise-t-il en guise d'argument publicitaire, « n'a point encore été fait en France ». Soit, mais, malgré l'entrain et la saveur populaire de certaines pièces, on reste sur sa faim, la poésie fait défaut, comme si, dans un chant à trois violes, la voix si personnelle du musicien ne se faisait plus entendre…
Heureusement il y a les deux autres volets, dont le premier avec ses six Suites de pièces à une viole « dans le goût français », des pièces qui se situent parmi les plus chantantes et volubiles de notre musicien et dont les titres (La Mignonne, La Favorite, La Sautillante, La Matelotte, La Biscayenne, Le Bout en train, Boutade…) indiquent bien la variété de caractères et de couleurs.
Et – c'est le « clou » du programme - il y a la deuxième partie, les trente trois pièces (toujours à une viole) qui forment la fascinante Suitte d'un goût étranger. Cette partition « contient sans doute quelques-unes des plus belles pîèces jamais écrites pour la viole. Certaines ne sont que pittoresques (mais avec quel chic, telle La Tartarine), d'autres avant tout virtuoses (Le Tourbillon, L'Arabesque) mais, à leur côté, que de poésie dans la série des Allemandes, que de profondeur dans La Rêveuse, que de bizarreries rhétoriques dans Le Labyrinthe ! »5
Le Labyrinthe, Jordi Savall, Pierre Hantai, Philippe Pierlot, etc.Encore cent dix huit pièces pour une viole et basse continue, et le moins qu'on puisse dire, c'est que, même vieillissant, Marais n'a pas perdu la main, son art est même à son apogée. Dès les quatre premières Suites, « nous voici transportés d'aise à découvrir ces Menuets jamais conformistes ni fades, ces Rondeaux inattendus (le ténébreux et le raffiné de la 1e Suite, ou encore le monumental Doucereux de la 3e, musique répétitive hallucinatoire deux cent cinquante ans avant Steve Reich), ces Caprices vigoureux d'allure ou ce pittoresque très Trianon (Les Forgerons et leurs martèlements, une Marche à la turque d'une improbable gravité). Comme toujours avec Marais, tableautins légers et vanités inquiétantes alternent dans d'incessantes inventions techniques. Lesquelles peuvent même être le sujet d'une pièce ou deux (Le Toucher du clavecin, Variations sur une basse contrainte) sans que la qualité descriptive ni la poésie narquoise du digne disciple de Sainte-Colombe ne soient estompées. »6
Puis il y a tout le reste du recueil, et notamment une pièce saisissante où Marais nous informe de l'état de l'art chirurgical à son époque, ce Tableau de l'opération de la taille « qui, à l'aide de sous-titres savoureux, permet de suivre les délicats épisodes de l'extraction d'un calcul. Tout y est décrit minutieusement, de l'aspect de l'appareil, du frémissement en le voyant, de la descente dudit appareil, de l'incision, de l'écoulement de sang à la joye de l'opéré (l'on vous transporte dans le lit). »7
Bien entendu, ces commentaires n'évoquent la présence d'aucun anesthésiste, et omettent de préciser qu'en ce temps-là trois patients sur quatre ne se relevaient pas de ce genre d'intervention…
Chaconne, Josh Cheatam, Julien Léonard, Skip Sempe.En 1692, puis en 1723, Marais publia encore deux recueils de pièces pour divers instruments. Le premier comporte des Pièces en trio pour les flûtes, violons et dessus de viole alors que le second, intitulé La Gamme et autres morceaux de Simphonie, est constitué de trios pour violon, viole de gambe et clavecin.
Conçues avant tout pour le divertissement et faisant la part belle à la danse, les Pièces en trio de 1692, malgré d'incontestables attraits, n'ont ni la poésie ni l'intensité expressive des pièces pour viole. Quant au recueil de 1723, on en retient surtout l'impressionnante Sonnerie de Sainte-Geneviève-du Mont de Paris où Marais se livre à une étonnante description du tintement des cloches de cette église.
Sonnerie de Sainte-Geneviève-du-Mont, Concert des Nations, Fabio Biondi, Jordi Savall, Pierre Hantai.Notice biographique musicologie.org
1. Sophie Roughol, Répertoire (102), mai 1997
2. Jean-Luc Macia, Diapason (436), avril 1997
3. Adélaïde de Place, dans François-René Tranchefort (dir.), Le guide de la musique de chambre , Fayard, 1998 , p.556
4. Marie-Anne Pottier, Le Monde de la musique , mai 1992
5. Jean-Luc Macia, Diapason (452), octobre 1998
6. Jean-Luc Macia, Diapason (463), octobre 1999
7. Adélaïde de Place, op. cit., p.557.
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Samedi 27 Janvier, 2024