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Michel Rusquet : Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte

Les sonates et partitias pour violon seul de Johann Sebastian Bach

Johann Sebastian Bach

On l'oublie un peu facilement au moment d'aborder ce recueil où se succèdent trois paires de sonates (BWV 1001, 1003, 1005) et partitas (BWV 1002, 1004, 1006) : le violon fut un des instruments favoris de Bach qui le pratiquait souvent — quand il ne le lâchait pas pour adopter l'alto — au sein des orchestres de chambre de Weimar et de Coethen. Et de fait, ces œuvres pour violon seul « témoignent de la part de leur auteur d'une haute connaissance du violon, dont il fait à la fois l'interprète de la mélodie chantante et l'interprète de l'expression harmonique, à partir d'une technique qui ressortit à la plus haute virtuosité et crée d'immenses problèmes d'interprétation».89 D'où cette expression d'Everest des violonistes si souvent utilisée à propos de ces pages redoutables entre toutes. Ne serait-ce qu'au plan de l'utilisation de l'archet, elles soulèvent de telles difficultés que, jusqu'à une époque récente où cette thèse a été réfutée, on a cru que « Bach employait pour l'exécution de ces œuvres un archet courbe analogue à celui représenté par l'iconographie du Moyen-Âge. Celui-ci permettait de jouer simultanément sur trois ou quatre cordes les accords de trois ou quatre sons dont les sonates et partitas abondent ».90

Reconnaissons-le : si, dans ce recueil auquel il mit un point final en 1720, le musicien a mis la barre très haut pour l'interprète, il invite parallèlement l'auditeur à prendre sa part dans le combat sans merci que le violoniste est appelé à livrer. Car « Bach, le grand lutteur, s'impose la tâche presque impossible d'écrire des fugues à quatre parties et des successions harmoniques compliquées pour un seul instrument à cordes, avec toutes ses limites techniques, sans accompagnement ».91. D'ailleurs, à l'époque romantique, ces sonates et partitas souffrirent d'une telle incompréhension du public que, tout en conservant scrupuleusement la partie de violon, Schumann leur adjoignit un accompagnement de piano destiné à les rendre plus accessibles. Un travail considérable qui porta ses fruits : « Joachim, l'un des pionniers de la redécouverte de ces pages miraculeuses, joua souvent cette version arrangée qui reçut un accueil très favorable du public en raison notamment des ingénieuses harmonies imaginées par Schumann».92 Heureusement, quels que soient les mérites de celui-ci, on est aujourd'hui revenu aux partitions originales : les oreilles modernes, qui en ont vu d'autres en matière d'abstraction et qui, grâce aux facilités offertes par le disque, ont eu le temps de se familiariser avec ces œuvres, en mesurent mieux l'extraordinaire richesse.

Dans leur construction, les six œuvres respectent largement les canons de l'époque : les partitas, organisées en quatre à six mouvements, suivent peu ou prou le schéma de la suite de danses, et les sonates « sont construites selon le plan de la sonate d'église en quatre mouvements (lent, vif, lent, vif). Chacune contient une fugue grandiose, précédée d'un prélude lent aux allures d'improvisation noyée dans une richesse polyphonique extraordinaire et suivie d'un morceau lent et mélodique. Chacune se conclut par un finale rapide plein de virtuosité».93  Au beau milieu du recueil, un monument absolu : cette grandiose chaconne par laquelle Bach conclut la seconde partita (BWV 1004 en re mineur). Une gigantesque série de variations où le musicien donne véritablement l'impression d'épuiser toutes les possibilités harmoniques et contrapuntiques de l'instrument. Dans cette page, mais dans beaucoup d'autres également, l'évidence s'impose : « Même si, avant lui, quelques musiciens allemands (Biber, Walther) avaient déjà traité le violon seul et sans soutien harmonique, c'est Bach qui a osé le plus en le transformant en un instrument véritablement polyphonique d'une puissance et d'une force dramatiques extraordinaires.»94


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K. Geiringer avait lui-même soulevé un point qui jette un éclairage intéressant sur ces œuvres : « Auparavant, Bach s'était plu à employer des traits de la technique du violon dans ses compositions pour clavier ; mais le processus s'est renversé et ce sont les éléments fondamentaux de la technique du clavier qui s'adaptent à sa musique de violon (aussi n'est-il guère surprenant que plusieurs mouvements des sonates et partitas aient été par la suite transcrits pour instruments à clavier, l'écriture contrapuntique implicite dans l'original se changeant facilement en véritable polyphonie). »95

Mais, pour rendre compte de la portée de ces œuvres, ne faut-il pas carrément dépasser les aspects techniques pour toucher à la spiritualité ? « C'est peut-être dans l'intimité du dialogue du musicien avec son instrument que celui-ci se révèle le plus intensément. Bach jouant à la perfection du violon et du violoncelle comme du clavecin et de l'orgue, c'est là qu'il faut aller l'écouter, seul à seul, face à lui-même. Dans les méandres de la rêverie des Suites pour violoncelle seul, dans la lutte de l'esprit contre la matière qui soulève les Sonates et Partitas pour violon seul. La chaconne en re mineur […] ne décrit-elle pas, dans son architecture même, une vision du monde parfait voulu par Dieu ? Et la fugue en ut majeur de la sonate no III ne se fonde-t-elle pas sur le motif liturgique du « Viens, Esprit Saint, Seigneur Dieu ! », intense invocation au Très-Haut avant d'entreprendre le terrible combat où l'on ne triomphe jamais ?… »96

Sonate no 1 en sol mineur BWV 1001 (I .Adagio) par Janine Jansen.