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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale: un parcours découverte. III. Le temps de Bach.

Johann Sebastian Bach : les chorals pour orgue

Johann Sebastian Bach

Aboutissement suprême d'une grande tradition germanique, les chorals de Bach sont pour la plupart des Préludes de choral dont la vocation est de préluder au chant de l'assemblée des fidèles, à partir de simples airs de cantiques connus de tous, en les métamorphosant à travers une savante architecture sonore pour en assurer le commentaire musical.

On rapporte que le musicien demandait instamment à ses élèves de ne pas jouer la mélodie du choral simplement pour elle-même, mais en tenant compte du sens des mots. C'est dire en même temps à quel point, jusque dans les manifestations les plus extrêmes de son génie contrapuntique, Bach entend se livrer véritablement à une prédication en musique en s'appuyant sur le texte même du choral. En effet, « on ne doit jamais oublier que lorsqu'un luthérien, familiarisé quotidiennement et depuis sa plus tendre enfance avec le répertoire des cantiques, entend une mélodie de choral, il l'associe automatiquement aux paroles qu'il connaît par cœur. »11  Chaque fois qu'il lui sera donné de commenter la mélodie d'un cantique, notre musicien s'attachera donc à « incarner les images et les idées qu'elle véhicule en des figures sonores d'une plasticité frappante et d'une puissance d'évocation immédiate. Ainsi allons-nous le voir développer à l'extrême, dans le choral pour orgue, un figuralisme sonore qui procède des conventions admises à l'époque et auquel participent les archétypes familiers de la symbolique chrétienne (le 3 de la Trinité, le 4 pour la création terrestre, le 10 des commandements de Dieu, etc.), mais outrepassant de très loin chez lui la pratique de ses prédécesseurs. »12

On l'aura compris, pour être apprécié à sa juste valeur, ce corpus appelle une participation active de l'auditeur, et surtout du non initié, sans toutefois lui demander l'impossible : « Toujours le choral de Bach se veut expressif, et le miracle, qu'il faut une fois de plus souligner, est que la perfection formelle n'est jamais sacrifiée à l'idée expressive qui s'impose avec force, réduite généralement  à une idée-clé. Dans tel choral de Noël  (Du Ciel descend la cohorte des anges), c'est une guirlande rapide de gammes ascendantes et descendantes, légères comme un frissonnement d'ailes ; dans tel autre (La vieille année s'en est allée), c'est la mélancolie de motifs chromatiques dépressifs ; dans tel autre (Par la faute d'Adam), la chute douloureuse d'une basse implacable. »13

Place maintenant à une revue — ou plus exactement un survol — de ce fabuleux corpus, en commençant par les cinq grands recueils qui montrent notre musicien au plus haut de son art dans le domaine du choral :

Orgelbüchlein

Ce Petit livre d'orgue constitué de 45 chorals (BWV 599 à 644), Bach le destinait aux organistes débutants en tant que « méthode pour exécuter en toutes sortes de manières un choral, et conjointement pour se perfectionner dans l'étude de la pédale », et l'autographe de la couverture se terminait par la double mention « À l'unique Dieu suprême, pour l'honorer. Au prochain pour en faire son éducation ». Le musicien l'écrivit en quasi totalité au cours des dernières années de son séjour à Weimar ; on a même cru longtemps qu'il l'avait composé pour l'essentiel au cachot, au cours des quatre semaines de prison qui lui avaient été infligées pour insubordination, en l'occurrence pour avoir voulu obtenir de force son « bon de sortie » lui permettant de prendre ses nouvelles fonctions à Coethen.

Lorsqu'il se lança dans la composition de ce recueil, Bach avait en fait un projet bien plus vaste puisqu'il avait prévu 164 chorals différents, couvrant toute l'année liturgique, un projet qu'il abandonna en chemin pour des raisons inconnues. Nous devons donc nous contenter de ces 45 pièces dont 33 suivent le déroulement de l'année liturgique du premier dimanche de l'Avent jusqu'à la Pentecôte, les 12 derniers illustrant d'autres thèmes de la vie spirituelle du chrétien.

« L'Orgelbüchlein est le bréviaire des organistes. Bach a transcendé son but pédagogique, créant d'immortelles œuvres d'art où la perfection artisanale n'est que la servante de l'Esprit. »14  Le plus frappant dans ces œuvres est qu‘elles concentrent des richesses inouïes dans un cadre d'une extrème concision : à deux exceptions près, Bach y retient le schéma du petit Prélude de Choral, ne traitant qu'une seule strophe du cantique retenu, la mélodie de celui-ci étant de plus presque toujours exposée au soprano. Mais le traitement contrapuntique, généralement à quatre voix, apporte à ces cantiques un commentaire d'une haute portée spirituelle. « C'est précisément cette élaboration du commentaire qui fait la passionnante richesse et la diversité sans cesse renouvelée des chorals de l'Orgelbüchlein. Le foisonnement des idées, dans un langage d'une densité souvent extraordinaire, est une source d'étonnement constant. Et cela d'autant plus lorsqu'on a bien à l'esprit le sens précis et littéral des cantiques commentés, comme le contexte à la fois liturgique et spirituel dans lequel ils s'inscrivent. »15

Sommet absolu du recueil : O Mensch, bewein' dein' Sünde gross (BWV 622) , page d'une ampleur rare et d'une grande intensité d'émotion où Bach « chante Jésus mourant et la douleur du chrétien dont les fautes sont la cause de ce sacrifice. » 16   En parfait contraste avec cette page bouleversante, la puissance jubilatoire dont le musicien pare Christ ist erstanden (BWV 627), cantique exprimant la joie de l'Eglise devant la Résurrection, ou l'allégresse inattendue dont il accompagne le thème de la mort humaine dans Alle Menschen müssen sterben (BWV 643). Une sérénité qu'on ne retrouve pas au même degré dans un autre sommet du recueil, Wenn wir in höchsten Nöten sind (BWV 641) : « Détresse, inquiétude, angoisse : ce n'est plus le Cantor sûr de sa foi et théologien puissant qui s'exprime ici, mais l'homme dans toute sa fragilité et soudain en proie au désarroi, sinon au doute. »17

O Mensch, bewein' dein' Sünde gross, BWV 622, Gerhard Weinberger, Nidarosdom, Trondheim, Norvège.
Wenn wir in höchsten Nöten sind, BWV 641, Wolfgang Zerer.

Bien sûr nous n'avons cité là que de quelques exemples particulièrement emblématiques auxquels on se devrait au minimum d'ajouter le merveilleux Ich ruf zu dir (BWV 639), le seul trio du recueil, ainsi que les trois chorals (BWV 607, 614 et 637) déjà évoqués dans la citation de Philippe Beaussant reprise plus haut. Car tout ou presque dans cet Orgelbüchlein est habité par le génie, au point d'ailleurs qu'à l'écoute de nombre de ces petits chorals, on en voudrait presque à Bach d'y avoir autant cultivé la concision.

Ich ruf zu dir, BWV 639, Wolfgang Zerer, Martinikerk, Groningen.

Chorals Schübler

Six chorals seulement (BWV 645 à 650) dans ce recueil qui, contrairement à l'Orgelbüchlein, fut publié du vivant du compositeur et ce, dans les toutes dernières années de sa vie, à la demande — d'où le nom sous lequel il est passé à la postérité — d'un de ses élèves qui se lançait dans l'édition musicale et souhaitait sans doute se doter des meilleurs atouts de réussite.

La nature même de l'entreprise militait pour des œuvres d'un accès plutôt facile. Aussi le vieux maître alla puiser dans le vaste vivier de chorals déjà traités dans ses cantates en sélectionnant des thèmes parmi les plus populaires, et effectua la transposition pour l'orgue de ces airs ou duos de cantates, dans une écriture à trois ou quatre voix.

Peu de place ici au traitement polyphonique, c'est la mélodie qui est reine avec de séduisantes et généreuses ritournelles d'accompagnement, comme dans le célébrissime Choral du veilleur (Wachet auf, ruft uns die Stimme) qui ouvre le recueil, ou dans les deux derniers chorals, également écrits en trio. On a donc là un Bach moins profond, moins savant qu'ailleurs ; il n'en reste pas moins très précieux.

Kommst du nun, Jesu, vom Himmel herunter, BWV 650, Bine Katrine Bryndorf, Garnisons Kirke, Copenhague.

Chorals de Leipzig

Faut-il parler de « recueil » à propos de ces dix-huit Chorals dits « de Leipzig » (BWV 651 à 668) composés entre 1747 et 1750, dont une large part correspond à des chorals antérieurs, remontant notamment à la période de Weimar, que Bach retravailla et paracheva au crépuscule de son existence ? En fait, il est « impossible de savoir aujourd'hui si le musicien avait en tête la composition d'un recueil homogène, cohérent, de ces œuvres, peut-être destiné à l'édition, moins encore sous quel thème unificateur il aurait pu le placer. Aucun texte, aucune page de titre ne sont là pour le dire. »18

L'Autographe de Leipzig dont sont issus ces 18 chorals apporte au moins une évidence : « Ces pages ont été mises au point ou recopiées dans les ultimes années de travail de Bach, peut-être même dans les derniers mois de sa vie, puisqu'on le voit, au travers de sa graphie, aux prises avec une cécité croissante… »19  Ce qui explique sans doute que le musicien ait été contraint de dicter les trois derniers chorals à des mains amies, parmi lesquelles son gendre Altnikol.

D'entrée, la Fantasia super « Komm, heiliger Geist, Herre Gott » (BWV 651) donne le ton de la série : dans cette libre paraphrase du Veni Sancte Spiritus qui prend la forme d'une brillante toccata, on est loin de l'atmosphère intimiste et de la conception miniaturiste qui prévalaient dans l'Orgelbüchlein. Un peu plus loin, avec An Wasserflüssen Babylon (BWV 653), nous voilà devant un des chefs-d'œuvre absolus de Bach dans le domaine du choral : une polyphonie savante, des harmonies troublantes, une construction particulièrement complexe, mais aussi une grande émotion contenue de la part d'un musicien qui commente le chant du peuple juif en exil et qui, sans doute, exprime tout autant ici une douleur personnelle, car on sait que, dans l'esprit de Bach, ce choral restait associé à la perte de sa première épouse, intervenue au beau milieu de son séjour à Coethen. Suivront deux chorals nettement plus avenants : Schmücke dich, o liebe Seele (BWV 654), un des plus célèbres du lot, aussi parfait que simplement émouvant, dont on raconte qu'il fit grande impression sur Mendelssohn et Schumann un jour où il leur fut donné de l'entendre dans un concert ; et le Trio super « Herr Jesu Christ, dich zu uns wend » (BWV 655), une pièce extrêmement jubilatoire dont on souligne à l'envi la parenté d'écriture avec les Sonates en trio du même Bach.

An Wasserflüssen Babylon, BWV 653, Bine Katrine Bryndorf.
Herr Jesu Christ, dich zu uns wend, BWV 655, Ton Koopman, Grote Kerk, Leeuwarden.

Après les puissantes constructions des deux chorals suivants (BWV 656 et 657), on aura un faible pour Von Gott will ich nicht lassen (BWV 658) qui retrouve le caractère intimiste de l'Orgelbüchlein pour exprimer la confiance en Dieu du chrétien, et bien entendu pour ce merveilleux choral orné qu'est Nun komm' der Heiden Heiland (BWV 659) : la mélodie y « apparaît au soprano, dans les mille volutes d'une richissime ornementation, sorte d'arioso d'un haut pouvoir expressif. C'est un admirable chant qui s'élève par vagues, effusions d'adoration et d'imploration dans l'attente du Rédempteur. »20  Plus loin, dans la trilogie où Bach traite le même choral  Allein Gott in der Höh' sei Ehr', on attachera du prix au merveilleux Trio (BWV 664) mais plus encore peut-être au choral BWV 663 dont Gilles Cantagrel se plaît à signaler « l'étonnante ornementation baroque qui fait presque disparaître la mélodie dans ses exubérantes roucoulades. » Mais d'autres sommets restent à venir en fin de recueil : d'abord le célèbre choral-paraphrase Jesus Christus, unser Heiland (BWV 665), « l'un des chorals les plus savamment élaborés » de toute l'œuvre de Bach pour G. Cantagrel qui, rappelant que cette page est la dernière écrite de la main du Cantor dans l' «Autographe de Leipzig », ajoute : « peut-être est-ce aussi l'ultime trace terrestre de son travail… » Et, plus émouvant encore, cet ultime choral qu'il dicta quelques jours avant sa mort et qui est probablement sa toute dernière œuvre, Vor  deinen Thron tret' ich hiermit (BWV 668) : « Bach prend congé du monde en confiant à l'orgue sa dernière prière, dans un jeu très savant de formes et de proportions trouvant ici leur souverain équilibre ; il parachève son témoignage de la divine perfection qu'il a entrevue avant de se présenter à la face de son créateur. »21

< audio style="width:100%;height:30px" controls="controls"> Nun komm der Heiden Heiland, BWV 659, Ton Koopman.
Vor deinen Thron tret'ich hiermit, BWV 668, Gustav Leonhardt, Walse Kerk, Amsterdam.

Chorals de la Clavierübung III

Voici un recueil — un vrai ! — qui, à défaut de bénéficier de la même popularité que ses homologues I, II et IV destinés au clavecin, est à placer très haut dans la production que le musicien a consacrée à l'orgue. Publié en 1739, c'est même « l'unique grand recueil de diverses pièces pour orgue de Bach qu'il ait voulu comme tel, agencé et fait graver sous son contrôle, au plein de sa maturité créatrice. A tous ces titres et à d'autres encore, il revêt donc une importance capitale. »22

En fait, l'œuvre déborde quelque peu du champ du choral puisque les 21 chorals (BWV 669 à 689, parfois appelés Chorals du dogme) qui s'y succèdent sont encadrés par un diptyque prélude et fugue monumental (BWV 552), et que la fugue finale est elle-même précédée de quatre Duetti (BWV 802 à 805) que les clavecinistes ont pris l'habitude de s'approprier. Si ce vaste ensemble de 27 pièces a été voulu et construit ainsi par le compositeur, c'est que, suivant sans doute l'exemple d'illustres français comme Grigny et Couperin, Bach a entendu ici écrire sa propre « messe pour orgue », d'où l'appellation de Messe luthérienne souvent retenue pour désigner cette troisième partie de la Clavierübung.

On a donc, entre un prélude grandiose conçu pour accompagner l'entrée des fidèles dans l'église, et l'éblouissante fugue conclusive destinée à accompagner leur sortie (diptyque majeur auquel nous reviendrons plus loin en évoquant les divers Préludes et fugues pour orgue), toute une série de chorals dont les premiers auront pour thème la trilogie du Kyrie ainsi que le Gloria de la messe, les suivants reprenant les six premiers cantiques du catéchisme de Luther. Chacun de ces chorals offre la particularité d'être proposé en deux versions (et même trois pour le Gloria) : de même que « Luther avait rédigé deux versions du catéchisme, l'une pour les adultes, l'autre pour les enfants, Bach traite également chaque choral dans une forme complexe pour connaisseurs et dans une version simplifiée sans pédale pour amateurs. »23  À sa manière, et avec des différences encore plus marquées entre les deux versions, le compositeur marche sur les traces de Couperin qui avait écrit une messe solennelle « pour les Paroisses » et une messe plus intimiste « pour les Couvents ».

A l'exception des deux derniers (BWV 687 et 689) illustrant respectivement les cantiques de pénitence et de communion, les chorals de la petite version sont extrêmement brefs ; de plus, ils se présentent le plus souvent sous une forme très libre de fughette ou de fantaisie. Infiniment plus développés, ceux de la grande version, à l'exception du célèbre Aus tiefer Noth (BWV 686), prennent la forme de paraphrases, et on y trouve « une grandeur de conception, un art de souder les différentes parties en un tout homogène, une maîtrise suprême du style du contrepoint »24 qui révèlent la pleine maturité du compositeur. Au point même d'exiger le maximum de l'interprète — ainsi que de l'auditeur  — comme c'est le cas dans le somptueux Vater unser im Himmelreich (BWV 682), d'une écriture à cinq voix, « foisonnante floraison contrapuntique, qu'on imaginerait fort bien comme une sinfonia introductive de cantate, confiée aux instruments et aux voix »25, ou dans l'impressionnant Aus tiefer Noth déjà cité, modèle absolu de construction polyphonique avec son contrepoint à six voix exigeant une double partie de pédalier. Encore passons-nous ici sous silence les prodiges d'écriture déployés par le compositeur dans le diptyque prélude et fugue, de même que les innombrables recours qu'il a pu faire tout au long du recueil au figuralisme poétique et à la symbolique des nombres, pour le plus grand bonheur des analystes qui y trouvent d'autant plus de délectation qu'ils ne sont jamais certains d'en avoir fait le tour…

Allein Gott in der Höh' sei Ehr', BWV 676, Kay Johannsen.
Vater unser im Himmelreichn, BWV 682, par Kay Johannsen.
Christ unser Herr zum Jordan kam, BWV 684, par Kay Johannsen.
Aus tiefer Noth, BWV 686, par Kay Johannsen.

En prime nous sont offerts ces quatre superbes Duetti qu'on a longtemps crus égarés dans ce recueil tant la tentation était forte d'y voir une sorte de supplément aux Inventions à deux voix pour clavecin, alors que Bach les y a mis pour servir, en tant que de besoin, de pièces à exécuter pendant la communion des fidèles. Mais qu'importe, qu'elles soient jouées ainsi ou qu'elles soient « exportées » pour être données au clavecin ou au piano, ces pièces sont, par leur invention et leur richesse d'écriture, un vrai sujet d'émerveillement.

Duetto en mi mineur, BWV 802, Hans Fagius.
Duetto en mi mineur, BWV 802, Scott Ross, clavecin.

Variations canoniques

« Quelques Variations en canon sur le cantique de Noël Vom Himmel hoch, da komm' ich her pour orgue à deux claviers et pédalier » : derrière ce titre si modeste se cache une partition qui, pour se limiter à cinq variations (et guère plus d'une dizaine de minutes de musique), compte parmi ces « œuvres de haute spéculation formelle et théorique, où se concentrent tout le savoir du musicien et, intimement mêlée, la plus pure expression de sa personnalité d'homme et de croyant. »26

On sait que Bach écrivit ces Variations canoniques (BWV 769)vers 1746-1747 à l'occasion de son admission dans une académie musicale dirigée par un de ses anciens élèves et qu'il les fit graver peu après. Elles sont donc contemporaines des grandes œuvres « théoriques » que constituent l'Offrande musicale et L'Art de la fugue. L'exercice consistant pour le compositeur à témoigner de sa « science musicale », il n'est pas étonnant qu'il y ait recherché le plus haut degré de complexité, au risque même de faire perdre pied à l'auditeur ordinaire.

On est là en effet en présence d'une œuvre dans laquelle, de variation en variation, le discours se fait de plus en plus riche et complexe, aboutissant dans les quatrième et surtout cinquième variations à des jeux de contrepoint qui, aujourd'hui encore, sidèrent les plus fins spécialistes. Il y aurait de quoi la faire précéder d'un avertissement du type « amateurs, s'abstenir… », mais, « en dépit de leur caractère scientifique plutôt rebutant, les variations en canon sont une musique fondamentalement lyrique, imprégnée de l'atmosphère de Noël. »27, ce qui en fait une œuvre réellement incontournable.

Variations canoniques, Helmut Walcha, Église Saint-Pierre-le-Jeune, Strasbourg.

Autres chorals

À côté de la petite centaine de chorals relevant des « grands recueils » évoqués ci-dessus, on compte un nombre voisin d'autres chorals pour orgue dûment attribués à Bach, dont une part significative remonte aux  années où le musicien se faisait la main dans ce type de compositions. Les vrais chefs-d'œuvre s'y font donc plus rares, même si, pour éclore, le talent du compositeur n'a pas attendu le nombre des années.

Citons en premier les 24 chorals (BWV 690 à 713a) du Recueil Kirnberger, du nom d'un élève de Bach qui eut le bon goût de les collecter vers 1760. Ces chorals, dont quinze sur des cantiques de Noël, furent écrits par le musicien entre ses années de jeunesse et la période de Weimar. Certains d'entre eux, car l'ensemble se révèle assez inégal, méritent une mention particulière : Wo soll ich fliehen hin (BWV 694), très beau choral en trio ; le second Vom Himmel hoch, da komm'ich her (BWV 701), fughette à l'élaboration contrapuntique particulièrement riche ; Herr Jesu Christ, dich zu uns wend (BWV 709), un superbe prélude de choral ; et surtout la remarquable — car fort originale Fantasia super « Jesu meine Freude » (BWV 713). Et sans doute faudrait-il citer au moins trois autres pièces, celles numérotées BWV 696, 702 et 707a.

Wo soll ich fliehen hin, BWV 694, Peter Hurford.
Fantasia super « Jesu Meine Freude », BWV 713, Bine Katrine Bryndorf.

Autre « recueil », celui qu'on a pris l'habitude de dénommer « de Neumeister », en référence à un musicien, lointain disciple de Bach qui, vers la fin du XVIIIe siècle, effectua une vaste compilation de 82 chorals pour orgue de divers compositeurs, au sein de laquelle figurent 37 chorals de Bach, dont 7 étaient déjà connus par d'autres sources. Cette étonnante découverte, effectuée par deux musicologues à la veille du tricentenaire de la naissance de Bach dans un manuscrit qui avait atterri à la bibliothèque de l'université de Yale (Connecticut), nous vaut donc de disposer de 30 chorals jusque là inconnus, désormais répertoriés sous les numéros BWV 1090 à 1095 et BWV 1097 à 1120 (le BWV 1096, initialement attribué à Bach, a été rétrocédé à Pachelbel). Ces différents chorals furent semble-t-il composés dans les années 1703-1707 où le musicien était en poste à Arnstadt, d'où leur autre appellation de Chorals d'Arnstadt. S'agissant d'œuvres de la toute première période du compositeur, dont seulement trois requièrent l'usage du pédalier, on n'y trouvera guère les accomplissements du génie supérieur de Bach, même si celui-ci y « manifeste déjà une forte personnalité, cherchant à pousser plus loin qu'on ne l'avait fait jusqu'alors le commentaire spirituel des cantiques, en soulignant d'effets expressifs les idées exprimées par les textes et leur symbolique. »28

Cinq Chorals Neumeister, Wir Christenleut BWV 1090, Herr Gott… BWV 1092, Aus tiefer Not… BWV 1099, Jesu, meine Freude BWV 1105, Christ, der du bist der helle Tag BWV 1120, Ton Koopman, St. Walburgiskerk, Zutphen.

Le catalogue général de l'œuvre de Bach recense par ailleurs un bon nombre d'autres chorals pour orgue provenant des sources les plus diverses, parmi lesquels on retient essentiellement les 27 repris sous la rubrique « Chorals divers » et numérotés BWV 714 à 740. Dans le lot, l'attention se porte naturellement sur Ein' feste Burg ist unser Gott (BWV 720), unique traitement à l'orgue par Bach de ce fameux cantique de la Réforme, de même que sur la Fuga sopra il Magnificat (BWV 733) que l'on pouvait attendre grandiose et qui l'est effectivement, voire sur Nun freut euch, lieben Christen g'mein (BWV 734), choral que Busoni a honoré à travers une transcription pour piano. Mais tout autant, sinon plus, on retiendra Allein Gott in der Höh' sei Ehr' (BWV 715), avec « ses audaces harmoniques, celles-là même, sans doute, que les autorités d'Arnstadt reprochaient à leur jeune organiste »29 à son retour de Lübeck ; de même, on se laissera emporter par la joie débordante qui irradie le choral In dulci jubilo (BWV 729), et on ne pourra qu'être sensible à l'intense climat de recueillement que dégagent les deux versions du choral Liebster Jesu, wir sind hier (BWV 730 et 731). Et encore faudrait-il, pour être juste, citer au moins quelques autres de ces 27 chorals, comme les BWV 716, 722, 725, 735 et 736…

Allein Gott in der Höh' sei Ehr', BWV 715, Ton Koopman.
Liebster Jesu, wir sind hier, BWV 731, Bine Katrine Bryndorf.

Enfin, car ces œuvres, au même titre que les Variations canoniques, se rattachent à l'univers du choral, il nous faut évoquer ici les diverses variations pour orgue connues sous le nom de Partitas, dont trois sont d'une authenticité avérée : les Partite diverse sopra « Christ, der du bist der helle Tag » (BWV 766), sopra « O Gott, du frommer Gott » (BWV 767) et sopra « Sei gegrüsset, Jesu gütig » (BWV 768). Ce sont des œuvres de prime jeunesse, notamment pour les deux premières qui naquirent de la plume d'un jeune homme de quinze ans désireux de maîtriser un genre brillamment illustré par de grands aînés comme Boehm ou Pachelbel. Dans ces partitions d'une ampleur étonnante — la troisième, avec ses onze variations, est même la plus longue des œuvres pour orgue de Bach —, l'apprenti compositeur montre d'inévitables faiblesses heureusement compensées par une belle exubérance et par une imagination débordante. Cela suffirait à les qualifier d'œuvres attachantes, mais, déjà dans certains passages de la seconde, on relève de véritables traits de génie, et, quant à la troisième, « elle offre la jeune ferveur des autres partitions sans être gâtée par leurs faiblesses. »30 C'est que, « également composée dans les années de jeunesse du musicien, cette série de variations a certainement été soigneusement retravaillée ensuite par Bach, qui lui a conféré un degré d'élaboration que ne possèdent de loin pas les deux autres séries. »31

Partite sopra « Sei gegrüsset, Jesu gütig », BWV 768 (Extraits) Choral & Variations I à VI, Kay Johannsen.

Notes

11.Cantagrel Gilles (dir.) Guide de la Musique d'orgue. « Les indispensables de la musique », Fayard, Paris 2003, p. 85.

12. Ibid. p.53

13. Beaussant Philippe,Jean-Sébastien Bach. Dans Jean et & Brigitte Massinb (dir.), « Histoire de la musique occidentale », Fayard, Paris 2003, p. 507.

14. Halbreich Harry, Notice accompagnant l'enregistrement de l'intégrale de l'œuvre pour orgue de Jehan Sebastian par Michel Chapuis. Valois.

15. Cantagrel Gilles, op. cit., p. 88-89.

16. Ibid. p. 98.

17.Ibid. p. 104.

18.Ibid. p. p.107.

19.Ibid. p. p. 107.

20.Ibid. p. 111.

21.Ibid. p. 115.

22.Ibid. p. 121.

23.Geiringer Karl, Bach et sa famille : sept générations de génies créateurs (traduction par Marguerite Buchet et Jacques Boitel). Buchet Chastel, Paris 1955, p. 288.

24.Ibid. p. 288.

25.Ibid. p. 130.

26.Ibid. p. 119.

27.Geiringer Karl, op. cit., p. 290.

28.Cantagrel gilles, op. cit., p. 87.

29.Ibid. p. 116.

30.Geiringer Karl, op. cit., p. 277.

31.Cantagrel gilles, op. cit., p. 118.


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Lundi 1 Avril, 2024

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