Aboutissement suprême d'une grande tradition germanique, les chorals de Bach sont pour la plupart des Préludes de choral dont la vocation est de préluder au chant de l'assemblée des fidèles, à partir de simples airs de cantiques connus de tous, en les métamorphosant à travers une savante architecture sonore pour en assurer le commentaire musical.
On rapporte que le musicien demandait instamment à ses élèves de ne pas jouer la mélodie du choral simplement pour elle-même, mais en tenant compte du sens des mots. C'est dire en même temps à quel point, jusque dans les manifestations les plus extrêmes de son génie contrapuntique, Bach entend se livrer véritablement à une prédication en musique en s'appuyant sur le texte même du choral. En effet, « on ne doit jamais oublier que lorsqu'un luthérien, familiarisé quotidiennement et depuis sa plus tendre enfance avec le répertoire des cantiques, entend une mélodie de choral, il l'associe automatiquement aux paroles qu'il connaît par cœur. »11 Chaque fois qu'il lui sera donné de commenter la mélodie d'un cantique, notre musicien s'attachera donc à « incarner les images et les idées qu'elle véhicule en des figures sonores d'une plasticité frappante et d'une puissance d'évocation immédiate. Ainsi allons-nous le voir développer à l'extrême, dans le choral pour orgue, un figuralisme sonore qui procède des conventions admises à l'époque et auquel participent les archétypes familiers de la symbolique chrétienne (le 3 de la Trinité, le 4 pour la création terrestre, le 10 des commandements de Dieu, etc.), mais outrepassant de très loin chez lui la pratique de ses prédécesseurs. »12
On l'aura compris, pour être apprécié à sa juste valeur, ce corpus appelle une participation active de l'auditeur, et surtout du non initié, sans toutefois lui demander l'impossible : « Toujours le choral de Bach se veut expressif, et le miracle, qu'il faut une fois de plus souligner, est que la perfection formelle n'est jamais sacrifiée à l'idée expressive qui s'impose avec force, réduite généralement à une idée-clé. Dans tel choral de Noël (Du Ciel descend la cohorte des anges), c'est une guirlande rapide de gammes ascendantes et descendantes, légères comme un frissonnement d'ailes ; dans tel autre (La vieille année s'en est allée), c'est la mélancolie de motifs chromatiques dépressifs ; dans tel autre (Par la faute d'Adam), la chute douloureuse d'une basse implacable. »13
Place maintenant à une revue — ou plus exactement un survol — de ce fabuleux corpus, en commençant par les cinq grands recueils qui montrent notre musicien au plus haut de son art dans le domaine du choral :
Orgelbüchlein
Ce Petit livre d'orgue constitué de 45 chorals (BWV 599 à 644), Bach le destinait aux organistes débutants en tant que « méthode pour exécuter en toutes sortes de manières un choral, et conjointement pour se perfectionner dans l'étude de la pédale », et l'autographe de la couverture se terminait par la double mention « À l'unique Dieu suprême, pour l'honorer. Au prochain pour en faire son éducation ». Le musicien l'écrivit en quasi totalité au cours des dernières années de son séjour à Weimar ; on a même cru longtemps qu'il l'avait composé pour l'essentiel au cachot, au cours des quatre semaines de prison qui lui avaient été infligées pour insubordination, en l'occurrence pour avoir voulu obtenir de force son « bon de sortie » lui permettant de prendre ses nouvelles fonctions à Coethen.
Lorsqu'il se lança dans la composition de ce recueil, Bach avait en fait un projet bien plus vaste puisqu'il avait prévu 164 chorals différents, couvrant toute l'année liturgique, un projet qu'il abandonna en chemin pour des raisons inconnues. Nous devons donc nous contenter de ces 45 pièces dont 33 suivent le déroulement de l'année liturgique du premier dimanche de l'Avent jusqu'à la Pentecôte, les 12 derniers illustrant d'autres thèmes de la vie spirituelle du chrétien.
« L'Orgelbüchlein est le bréviaire des organistes. Bach a transcendé son but pédagogique, créant d'immortelles œuvres d'art où la perfection artisanale n'est que la servante de l'Esprit. »14 Le plus frappant dans ces œuvres est qu‘elles concentrent des richesses inouïes dans un cadre d'une extrème concision : à deux exceptions près, Bach y retient le schéma du petit Prélude de Choral, ne traitant qu'une seule strophe du cantique retenu, la mélodie de celui-ci étant de plus presque toujours exposée au soprano. Mais le traitement contrapuntique, généralement à quatre voix, apporte à ces cantiques un commentaire d'une haute portée spirituelle. « C'est précisément cette élaboration du commentaire qui fait la passionnante richesse et la diversité sans cesse renouvelée des chorals de l'Orgelbüchlein. Le foisonnement des idées, dans un langage d'une densité souvent extraordinaire, est une source d'étonnement constant. Et cela d'autant plus lorsqu'on a bien à l'esprit le sens précis et littéral des cantiques commentés, comme le contexte à la fois liturgique et spirituel dans lequel ils s'inscrivent. »15
Sommet absolu du recueil : O Mensch, bewein' dein' Sünde gross (BWV 622) , page d'une ampleur rare et d'une grande intensité d'émotion où Bach « chante Jésus mourant et la douleur du chrétien dont les fautes sont la cause de ce sacrifice. » 16 En parfait contraste avec cette page bouleversante, la puissance jubilatoire dont le musicien pare Christ ist erstanden (BWV 627), cantique exprimant la joie de l'Eglise devant la Résurrection, ou l'allégresse inattendue dont il accompagne le thème de la mort humaine dans Alle Menschen müssen sterben (BWV 643). Une sérénité qu'on ne retrouve pas au même degré dans un autre sommet du recueil, Wenn wir in höchsten Nöten sind (BWV 641) : « Détresse, inquiétude, angoisse : ce n'est plus le Cantor sûr de sa foi et théologien puissant qui s'exprime ici, mais l'homme dans toute sa fragilité et soudain en proie au désarroi, sinon au doute. »17
O Mensch, bewein' dein' Sünde gross, BWV 622, Gerhard Weinberger, Nidarosdom, Trondheim, Norvège.Wenn wir in höchsten Nöten sind, BWV 641, Wolfgang Zerer.
Bien sûr nous n'avons cité là que de quelques exemples particulièrement emblématiques auxquels on se devrait au minimum d'ajouter le merveilleux Ich ruf zu dir (BWV 639), le seul trio du recueil, ainsi que les trois chorals (BWV 607, 614 et 637) déjà évoqués dans la citation de Philippe Beaussant reprise plus haut. Car tout ou presque dans cet Orgelbüchlein est habité par le génie, au point d'ailleurs qu'à l'écoute de nombre de ces petits chorals, on en voudrait presque à Bach d'y avoir autant cultivé la concision.
Ich ruf zu dir, BWV 639, Wolfgang Zerer, Martinikerk, Groningen.
Chorals Schübler
Six chorals seulement (BWV 645 à 650) dans ce recueil qui, contrairement à l'Orgelbüchlein, fut publié du vivant du compositeur et ce, dans les toutes dernières années de sa vie, à la demande — d'où le nom sous lequel il est passé à la postérité — d'un de ses élèves qui se lançait dans l'édition musicale et souhaitait sans doute se doter des meilleurs atouts de réussite.
La nature même de l'entreprise militait pour des œuvres d'un accès plutôt facile. Aussi le vieux maître alla puiser dans le vaste vivier de chorals déjà traités dans ses cantates en sélectionnant des thèmes parmi les plus populaires, et effectua la transposition pour l'orgue de ces airs ou duos de cantates, dans une écriture à trois ou quatre voix.
Peu de place ici au traitement polyphonique, c'est la mélodie qui est reine avec de séduisantes et généreuses ritournelles d'accompagnement, comme dans le célébrissime Choral du veilleur (Wachet auf, ruft uns die Stimme) qui ouvre le recueil, ou dans les deux derniers chorals, également écrits en trio. On a donc là un Bach moins profond, moins savant qu'ailleurs ; il n'en reste pas moins très précieux.
Kommst du nun, Jesu, vom Himmel herunter, BWV 650, Bine Katrine Bryndorf, Garnisons Kirke, Copenhague.
Chorals de Leipzig
Faut-il parler de « recueil » à propos de ces dix-huit Chorals dits « de Leipzig » (BWV 651 à 668) composés entre 1747 et 1750, dont une large part correspond à des chorals antérieurs, remontant notamment à la période de Weimar, que Bach retravailla et paracheva au crépuscule de son existence ? En fait, il est « impossible de savoir aujourd'hui si le musicien avait en tête la composition d'un recueil homogène, cohérent, de ces œuvres, peut-être destiné à l'édition, moins encore sous quel thème unificateur il aurait pu le placer. Aucun texte, aucune page de titre ne sont là pour le dire. »18
L'Autographe de Leipzig dont sont issus ces 18 chorals apporte au moins une évidence : « Ces pages ont été mises au point ou recopiées dans les ultimes années de travail de Bach, peut-être même dans les derniers mois de sa vie, puisqu'on le voit, au travers de sa graphie, aux prises avec une cécité croissante… »19 Ce qui explique sans doute que le musicien ait été contraint de dicter les trois derniers chorals à des mains amies, parmi lesquelles son gendre Altnikol.
D'entrée, la Fantasia super « Komm, heiliger Geist, Herre Gott » (BWV 651) donne le ton de la série : dans cette libre paraphrase du Veni Sancte Spiritus qui prend la forme d'une brillante toccata, on est loin de l'atmosphère intimiste et de la conception miniaturiste qui prévalaient dans l'Orgelbüchlein. Un peu plus loin, avec An Wasserflüssen Babylon (BWV 653), nous voilà devant un des chefs-d'œuvre absolus de Bach dans le domaine du choral : une polyphonie savante, des harmonies troublantes, une construction particulièrement complexe, mais aussi une grande émotion contenue de la part d'un musicien qui commente le chant du peuple juif en exil et qui, sans doute, exprime tout autant ici une douleur personnelle, car on sait que, dans l'esprit de Bach, ce choral restait associé à la perte de sa première épouse, intervenue au beau milieu de son séjour à Coethen. Suivront deux chorals nettement plus avenants : Schmücke dich, o liebe Seele (BWV 654), un des plus célèbres du lot, aussi parfait que simplement émouvant, dont on raconte qu'il fit grande impression sur Mendelssohn et Schumann un jour où il leur fut donné de l'entendre dans un concert ; et le Trio super « Herr Jesu Christ, dich zu uns wend » (BWV 655), une pièce extrêmement jubilatoire dont on souligne à l'envi la parenté d'écriture avec les Sonates en trio du même Bach.
An Wasserflüssen Babylon, BWV 653, Bine Katrine Bryndorf.Herr Jesu Christ, dich zu uns wend, BWV 655, Ton Koopman, Grote Kerk, Leeuwarden.
Après les puissantes constructions des deux chorals suivants (BWV 656 et 657), on aura un faible pour Von Gott will ich nicht lassen (BWV 658) qui retrouve le caractère intimiste de l'Orgelbüchlein pour exprimer la confiance en Dieu du chrétien, et bien entendu pour ce merveilleux choral orné qu'est Nun komm' der Heiden Heiland (BWV 659): la mélodie y « apparaît au soprano, dans les mille volutes d'une richissime ornementation, sorte d'arioso d'un haut pouvoir expressif. C'est un admirable chant qui s'élève par vagues, effusions d'adoration et d'imploration dans l'attente du Rédempteur. »20 Plus loin, dans la trilogie où Bach traite le même choral Allein Gott in der Höh' seiEhr', on attachera du prix au merveilleux Trio (BWV 664) mais plus encore peut-être au choral BWV 663 dont Gilles Cantagrel se plaît à signaler « l'étonnante ornementation baroque qui fait presque disparaître la mélodie dans ses exubérantes roucoulades. » Mais d'autres sommets restent à venir en fin de recueil : d'abord le célèbre choral-paraphrase Jesus Christus, unser Heiland (BWV 665), « l'un des chorals les plus savamment élaborés » de toute l'œuvre de Bach pour G. Cantagrel qui, rappelant que cette page est la dernière écrite de la main du Cantor dans l' «Autographe de Leipzig », ajoute : « peut-être est-ce aussi l'ultime trace terrestre de son travail… » Et, plus émouvant encore, cet ultime choral qu'il dicta quelques jours avant sa mort et qui est probablement sa toute dernière œuvre, Vor deinen Thron tret' ich hiermit (BWV 668): « Bach prend congé du monde en confiant à l'orgue sa dernière prière, dans un jeu très savant de formes et de proportions trouvant ici leur souverain équilibre ; il parachève son témoignage de la divine perfection qu'il a entrevue avant de se présenter à la face de son créateur. »21