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![]() De la similitude indélicate
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musicologie a rendu compte en son temps du livre de Marie-Paule Rambeau, Chopin l'enchanteur autoritaire. La lecture d'un livre sur le même sujet, paru chez Gallimard cinq années plus tard, montre que son auteur, Pascale Fautrier, s'est livré à une réécriture — une espèce de traduction si on veut, de l'ouvrage de Madame Rambeau. On y retrouve le scénario, les scènes et leur hiérarchie, les idées, les mots, les inventions littéraires, l'intégralité des références, les traductions (du polonais en français), avec une indexation des références qui peut être assez ambiguë. Nous ne savons pas si un tribunal prononcerait la contrefaçon. Qualitativement, le procédé de réécriture permettant l'appropriation (et l'économie de travail, sinon d'invention), est évident, mais les preuves quantitatives attendues par des juges, qui ne sont pas nécessairement spécialistes du sujet, nous semblent techniquement d'un autre ordre, ou plus difficiles à établir et à chiffrer. Pour éclairer notre propos par l'absurde, on peut imaginer le livre de Madame Fautrier comme une correction assez intrusive du livre de Madame Rambeau, qui a de plus effectué les recherches, traduit les documents polonais, trié et choisi sources et références. Voici quelques années, nous avons été impliqué dans un cas similaire. Nous avions eu entre les mains, à quelques jours de distance, deux livres, sur le compositeur George Onslow, offrant des similitudes, dont on ne pouvait croire qu'elles étaient fortuites ou fruit du hasard. Les deux livres étant parus en même temps, nous avons pensé un moment, que les deux auteurs avaient reproduit une même source — unique et rédigée, sans la citer. C'est un peu ce qui s'est passé, car un des auteurs, travaillant et publiant sur le sujet depuis des années, s'était servi de ses propres travaux, tandis que l'autre s'y était alimenté sans le dire. On lira une démonstration de Madame Viviane Niaux, pour se faire une idée des procédés qui peuvent se retrouver dans le livre de Madame Fautrier, et certainement ailleurs. Le copieur, Monsieur Baudime Jam, un amateur d'une arrogance et d'une mauvaise foi sans noms, n'avait rien à voir avec le monde de la recherche ou de l'édition. Il devait s'en faire une idée assez fausse, pour penser que son forfait passerait inaperçu. Mais Madame Fautrier est une universitaire titulaire, diplômée en lettres modernes, évaluée par les jurys de spécialistes, elle enseigne à ses étudiants à produire des travaux originaux, elle bénéficie de temps et de tous les accès nécessaires aux archives et à la documentation, pour effectuer des travaux de recherche, ou établir une documentation personnelle. Elle sait ce qu'elle fait. La biographie étant un genre littéraire, on ne s'étonne pas que Gallimard lui ait confié la rédaction d'une biographie de Chopin (et pas à un musicologue, par exemple), bien qu'elle n'ait jamais rien produit sur le sujet ou un sujet proche. Alors, conformément à la réaction des collègues consultés, on met ici des points d'interrogation. Certes, obtenir un poste en université suppose de l'entregent, ce qui peut être déterminant dans les jurys de spécialistes, on y jouit de la solidarité d'une certaine grégarité, ou solidarité de corps, de la protection d'un réseau : ce que l'on doit à l'autre et ce que l'autre nous doit, les services réciproques et renvois d'ascenseur, forgent des liens solides. Le temps des « mandarins » est heureusement passé, mais peut-être pas ici et là, leurs pratiques, comme celle d'avoir envie de pomper les travaux des étudiants, ou ceux de personnes qui ne semblent pas appartenir à un réseau influent. On peut aussi mal évaluer les risques entre impunité, suposée garantie, et une supposée invisibilité du bricolage. Peut-être encore, peut-on n'avoir pas mesuré toute la portée et toutes les conséquences de l'abus, dans l'emploi d'astuces (assez amateurs, il faut le dire), en pensant, peut-être et peut-être encore, compenser la méconnaissance, au départ, du sujet. Cette façon de faire, flatteuse pour l'auteur copié, est une reconnaissance, mais elle est aussi méprisante, car il s'y mêle comme un rapport de suzerain à vassal, une manière de droit à déposséder l'autre (sans parler du préjudice financier qu'il ne faut pas sous-estimer dans les motivations). Il se pose aussi des problèmes de méthode, d'épistémologie, liés au point de vue qu'on peut avoir de la connaissance et de son appropriation collective. Nous reviendrons sur cette question à propos de la Wikipédia, où ces choses nous semblent bien mises en évidence. Pour en finir ici et commencer là, nous ne formulerons qu'une double question : le savoir est-il un puzzle de choses vraies, qu'il suffirait d'agencer dans un ordre judicieux, où est-ce une construction nécessairement idéologique ? En complétant par une citation prise à Emmanuel Kant : Mais il y a aussi les géants de l'érudition, qui en sont aussi les cyclopes, car il leur manque un œil : celui de la vraie philosophie qui permet à la raison d'utiliser opportunément cette masse de savoir historique qui pourrait charger cent chameaux. [Kant Emmanuel (1724-1804), Anthropologie du point de vue pragmatique (traduit de l'allemand par Michel Foucault). « Bibliothèque des textes philosophiques », Vrin, Paris 1964, p. 90.
Nous avons alerté par courrier du 31 mai 2010 Monsieur Gérard de Cortanze, le directeur de collection, et Madame Frédérique Romain l'attachée de presse aux éditions Gallimard. Nous n'avons, à ce jour [27 juin 2010], près d'un mois après, aucune réponse. Ajout début juillet : Nous nous sommes adressé à la direction générale des éditions Gallimard, qui a immédiatement répondu qu'elle prenait cette affaire au sérieux, et qu'elle la confiait a son service juridique. Ce qui devait déjà être fait, car pratiquement au même moment nous apprenions qu'une offre de dédommagement était proposée. Nous espérons que Madame Rambeau obtiendra un gain de cause la satisfaisant, ce qui ne peut en aucun cas justifier, sur le plan, de la recherche et de l'Université les pratiques incriminées. ConfrontationVoici donc une courte confrontation formelle entre quelques passages du livre de Madame Rambeau et de celui de Madame Fautrier (qui peut-être complété à plaisir).
Pour résumer
Ces deux textes sont très proches de la source directe, qui est une lettre de Chopin à sa famille, postée de Wrocław le 9 novembre 1830. Cette lettre écrite en polonais a été traduite et éditée par Bronislas Edouard Sydow. Au passage, précisons que l'opéra de Wenzel Müller (1759-1835), dans son titre original est Der Alpenkönig und der Menschenfeind (Le Rois des Alpes et l'ennemi de l'humanité), sur un livret, en effet de Ferdynand Raimund, créé en 1828, et que celui de Peter Winter (1754-1825) est Das unterbrochene Opferfest, sur un livret de Franz Xaver Hubert, qu'il fut un succès lors de sa création le 14 juin 1796, à Vienne. La traduction de Sydow, « L'Offrande interrompue », est littérairement correcte, mais le titre en français est Le Sacrifice interrompu. Voici le texte de référence (Sydlow, Correspondance de Chopin, Richard Masse 1981, p. 211) : Mes parents bien-aimés, mes sœurs chéries, Nous sommes arrivés samedi soir à six heures par un temps magnifique est aussi confortablement qu'il est possible. Nous logeons à l'auberge « Zur goldenen Gans » Aussitôt nous nous sommes rendus au théâtre où l'on donnait Le Roi des Alpes cette pièce que l'on se prépare seulement à monter chez nous. Le public du parterre trouvait les décors étonnants, mais nous n'avions aucun sujet d'être émerveillés. Les artistes ne jouait pas mal. Avant-hier, on a donné à l'opéra : Le Maçon et les Serrurier d'Auber ; L'Offrande interrompue de Winter est au programme d'aujourd'hui. Je suis curieux de voir comment on joue cette pièce ici. Les chanteurs ne sont pas bien fameux. Le théâtre est d'ailleurs très bon marché. La place au parterre coûte deux florins polonais. Cette fois Wrocław me plaît davantage. J'ai remis la lettre a Sowinski, je ne l'ai encore vu qu'une fois. Il est venu à notre auberge, mais ne nous a pas trouvés. Nous étions justement à la Ressource d'ici, ou Schnabel, le chef d'orchestre m'avait prié d'assister à la répétition du concert du soir. Ont donne trois concerts de ce genre par semaine. J'y ai trouvé réunis en petit comité comme c'est l'habitude pour les répétitions, les musiciens de l'orchestre et le pianiste, un certain amateur du nom de Hellwig qui s'apprêtait à jouer le Concerto en mi bémol majeur de Moschelès. Avant qu'il ne fut installé au piano, Schnabel qui ne m'avait pas entendu depuis quatre ans me demanda d'essayer l'instrument. Il m'était difficile de refuser ; je m'assis et jouai quelques variations. Le vieux Schnabel ne se tenait pas de joie. Monsieur Hellwig prit peur et les autres se mirent à me prier de jouer. Schnabel surtout insista et si cordialement que je n'osais refuser. C'est un grand ami de Monsieur Elsner. Je lui déclarais toutefois que j'acceptais pour lui faire plaisir car je n'avais pas l'intention de me produire Wrocław. Schnabel me répondit qu'il savait tout cela si bien que lorsqu'il m'avait vu à l'église à la veille, il avait eu envie de me demander de jouer mais qu'il n'avait pas osé. Après être allé chercher ma musique avec son fils, je lui ai joué la Romance et le Rondeau du second Concerto. A la répétition mon jeu fit l'étonnement des Allemands : Was für ein lichtes Spiel hat er, murmuraient-ils, mais sans formuler la moindre appréciation sur l'œuvre elle-même. Titus, cependant, à entendu dire que j'étais à même de jouer mais non de composer […] Madame Fautrier conserve le nom de l'auberge en allemand, et ne reprend pas l'allusion à Raymund, ajoutée par Madame Rambeau. Elle précise le nom des jours de la semaine, qu'on peut déduire de la datation et du contenu de la lettre. Mais elle suit essentiellement la narration de Madame Rambeau, notamment : Madame Rambeau écrit « Le Roi des Alpes dont on vantait les décors » ; Madame Fautrier reprend « Le Roi des Alpes, qu'on leur a signalé pour les décors ». Chopin a écrit : « Le public du parterre trouvait les décors étonnants ». Madame Fautrier a mal interprété l'ambigüité de la formulation de Marie-Paule Rambeau. On n'a rien signalé (on n'a rien vanté) à Chopin et à Titus, c'est sur place qu'ils ont remarqué que le public trouvait le spectacle étonnant. Madame Rambeau a romancé une remarque anodine, et placée plus loin dans la lettre de Chopin : « Chopin encore fidèle à la tradition familiale, assista à la messe du dimanche à la cathédrale Saint-Jean-Baptiste, et y rencontra le maître de chapelle Joseph Schnabel qui l'avait si cordialement accueilli quatre ans plus tôt ». Madame Fautrier reprend « Le dimanche matin les deux amis se rendent à la cathédrale Saint-Jean-Baptiste pour assister à la messe, et retrouvant le maître de chapelle, un ami d'Elsner, devant qui Fryderyk avait joué en revenant des eaux de Reinertz en 1826 ». Or, dans la lettre, rien d'indique que Chopin ait assisté à la messe, ni qu'il s'agit de Saint-Jean-Baptiste. On pourrait aussi dresser un parallèle avec « le balcon de Chopin sur les grands boulevards », auquel Marie-Paul Rambeau consacre un développement substantiel (p. 244), et la reprise de cette « scène » par Madame Fautrier, et encore d'autres scènes.
Jean-Marc Warszawski et collaboration |