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Dijon, Opéra, Auditorium, 13 décembre 2014, par Eusebius ——

Quatre voix, quatre mains… Schumann et Brahms

SchumannPhotographie © Eusebius.

Trop fréquemment, les chanteurs dédaignent les derniers Lieder de Schumann, au motif qu'ils porteraient déjà la marque de l'amenuisement de ses facultés. Or, 1849 va voir le jaillissement d'une riche production, dont celle des Spanische Liebeslieder, opus posthume 138. Cycle a géométrie variable, influencé par le mélodrame et la ballade, il se fonde sur des poèmes de Geibel. Faisant suite au Spanisches Liebeslied, opus 74, marqué par l'influence de Pauline Viardot (fille de Manuel Garcia) qui participe à la mode espagnole et à la diffusion du boléro, le cycle se compose de deux parties de construction semblable : une introduction pianistique, deux soli, un duo, un solo pour conclure la première partie, et un quatuor pour couronner le tout. À la peine profonde qu'exprime la soprano (Tief im Herz trag' ich Pein, le De dentro tengo mi mal, chez Camoens…) répond le ténor guilleret, séduit par la beauté de la jeune fille (O wie lieblich ist das Mädchen). Le duo passionné, soprano-alto (Bedeckt mich mit Blumen) conduit à la romance de la basse, hispanisante dans sa ligne vocale (Flutenreicher Ebro), mais surtout dans son accompagnement suggérant la guitare. La seconde partie est ouverte par un intermezzo « national », dont la métrique évoque l'Espagne. Le ténor, malheureux, a réussi à mettre la jeune fille en colère (Weh, wie zornig ist das Mädchen). Il est suivi par l'alto confiant à sa mère qu'elle rencontra son ami le plus doux dans ce paysage montagneux (Hoch sind die Berge). Le ténor et la basse chantent joyeusement, dans un style populaire, à refrain, les yeux bleus de la jeune fille (Blaue Augen hat das Mädchen). Le quatuor final (Dunkler Lichtglanz) est une réflexion désabusée sur l'amour et ses peines. Musicalement, on est déjà chez Brahms, qui régira la deuxième partie du concert.

L'équilibre tant entre les solistes qu'entre eux et le piano est parfait. Les chanteurs, familiers du travail collectif sont issus du chœur de l'Opéra1. Nous retrouverons Aurélie Marjot, jeune soprano, au beau médium, dans un prochain récital2. Elle rayonne dans ce répertoire, que l'on croirait écrit pour elle. L'alto, Véronique Rouge, conduit fort bien son solo, avec une grande égalité. Nicolas Drouet, ténor léger, fait preuve d'une grande aisance, avec une émission claire et bien articulée. Le baryton, dans son unique Lied, est à l'épreuve tant la tessiture est élevée : au risque de bouleverser son schéma, on aurait pu le confier sans dommage à un ténor. Zakaria El-Bahri s'en sort fort bien, malgré cette réserve. Ensembles réglés au millimètre, entente idéale entre chanteurs : délectable !

La célèbre et redoutable Fantaisie en fa mineur, D. 940, de Schubert était bienvenue entre deux œuvres où la voix était célébrée. Les talents de chacun des pianistes étaient connus. Jamais nous ne les avions écoutés ensemble. Une addition ne fait pas forcément un ensemble. Ce soir, la fusion est exemplaire.  Il faut attendre une douzaine de mesures pour que la magie attendue s'installe, mais le charme ne sera pas rompu jusqu'à la poignante coda. La plus large palette de couleurs et de nuances, un piano qui chante, martèle, chuchote, mais qui respire toujours, avec une clarté et un relief stupéfiants. Après un largo exemplaire et lyrique, la progression puissante du scherzo et du finale, avec ses imitations, son écriture canonique puis fuguée, grandiose est fascinante, et la fin d'un profond désespoir, résigné. Oui, ces deux excellents pianistes peuvent égaler, voire surpasser ceux que le star-system a propulsés au-devant de la scène.

SchumannPhotographie © Eusebius.

Les Neue Liebeslieder, opus 65 de Brahms, plus rares que les Liebeslieder-Walzer, opus 52, auxquels ils font suite, se situent dans la descendance naturelle de la première partie du concert. Même formation, Daumer remplace Geibel (avec Goethe pour conclure), mais l'inspiration est semblable. Le quatuor intervient la moitié du temps. La soprano, seule ou en duo avec l'alto chante 6 numéros, les voix d'hommes ne chantent seules qu'une (le ténor) ou deux fois (la basse). L'amour, toujours, et la valse y sont chantés en des pièces travaillées, recherchées. Les raffinements harmoniques ou contrapuntiques sont perceptibles. Le « Zum Schluss »3 « Nun, ihr Musen, genug ! », passacaille interrompue par un fugato, est chargé d'une résignation teintée d'amertume très schumanienne. Même s'il est permis de préférer le premier volet (les Liebeslieder Walzer), plus frais, plus spontané, un très beau cycle, servi remarquablement par les solistes et une partie pianistique d'une rare richesse.

Cette audition ambitieuse et exigeante dans ses approches, mais simple dans son déroulement, fort sympathique, est très prisée d'un public fidèle, avide de découvertes : une fois encore, on déclarait « complet » depuis plusieurs jours. Peut-on plus bel encouragement ?

Eusebius
15 décembre 2014

1. à l'exception de Nicolas Drouet, qui s'intègre remarquablement au quatuor.

2. le 9 mai prochain, accompagnée par Mihály Zeke, dans des lieder et mélodies de Berg, Debussy, Mahler, Schönberg, Strauss et Wagner.

3. expression souvent utilisée par Schumann.


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