Avec en sous-titre Jean Luc Ponty plays the music of Franck Zappa, cet album un peu excentré et mal connu dans la production du compositeur guitariste, disparu il y a 20 ans cette année [voir la biographie sur musicologie.org], est passionnant et mérite qu'on y revienne pour ces deux raisons.
Essentiellement compositeur, arrangeur et chef d'orchestre, à la fois en jazz, et en musique contemporaine et savante, sur cinq des titres, Zappa n'apparaît comme guitariste et soliste que sur l'unique composition du violoniste : « How Would You Like to Have a Head Like That ».
Ce n'est donc ni un disque de la discographie régulière, ni non plus un de ceux témoignant de sa collaboration avec les orchestres de musique savante comme l'Ensemble Intercontemporain (The perfect Starnger) ou l'Ensemble Modern (The Yellow Shark) et leurs chefs, Pierre Boulez et Peter Rendel, en 1984 puis en 1992. Il n'est d'ailleurs pas cité dans l'intéressant article consacré à l'instrumentation de Zappa sur musicologie.org.
Il s'agit d'une sorte de long concerto, pour violon et piano, proche d'un concept album instrumental. Les morceaux s'y enchaînent comme des mouvements. Y compris le plus contemporain « Music for Electric Violin and Low-Budget Orchestra », avec son instrumentation classique (basson, hautbois, cors, tuba, flûte, violoncelle, alto) mêlée à l'orchestre jazz rock. Quant au thème de Ponty qui le précède, il sonne comme une variation du thème titre placé en ouverture, avant le double mouvement lent, composé de « Idiot Bastard Son » et de « Twenty Small Cigars ». L'ensemble se clôt par une coda ironique, « America Drinks and Goes Home ».
Le violoniste soliste, comme d'ailleurs les autres musiciens et surtout George Duke et Ian Underwood, donne le meilleur de lui-même, s'adaptant à toutes les propositions du compositeur avec aisance et virtuosité.
Tous les titres sont parlants, même quand ils ont déjà été joués sur d'autres albums du maître. On peut se demander si celui de Ponty s'adresse à Zappa et/ou à l'animal titre, qui est bien sûr symbolique, comme le montre la pochette.
La structure de « Music for Electric Violin and Low-Budget Orchestra », tout comme son orchestration mixte, savante et jazz rock, fait se succéder des moments écrits ou improvisés dans les deux styles, passant de l'un à l'autre sans rupture, mais en variant les climats où l'on reconnaît les influences de Varèse, de Stravinsky, et peut être aussi des échos satierik à la façon des musiciens français du Groupe des Six, dans le dernier moment de cette longue composition de vingt minutes. Comme le raconte Ponty alors, le saxophoniste Ian Underwood a secondé Zappa dans la conduite de cet orchestre atypique. Une superbe réussite, moins guindée peut-être que ses expériences futures avec les ensembles Intercontemporain et Modern.
Sa variante pour guitare, dans Studio Tan en 1978, ne reprendra que le premier tiers du morceau, sans son introduction de basson et hautbois.
King Kong [1970] George Duke, piano et piano électrique ; Gene Estes, vibraphone, percussions ; Buell Neidlinger ou Wilton Felder, basse ; Arthur D Tripp ou John Guerin, batterie ; Ian Underwood, saxophone ténor ; Ernie Watt, saxophone alto.
King Kong ; Idiot bastard son ; Twenty small cigars ; How would you like to have a head like that ; Music for electric violin and low budget orchestra ; America Drinks and Goes Home.
Dans Actuel n° 3 de décembre 1970, Jean Luc Ponty racontait Zappa et sa musique.
« Actuel » : La rencontre Zappa-Ponty a-t-elle changé Ponty ?
Jean-Luc Ponty : Oui. Surtout à partir du moment où j'ai reçu la bande de notre disque King Kong : je l'ai écoutée tous les jours. J'ai alors pénétré la musique de Zappa et cela m'a ouvert à la pop music que j'avais jusqu'ici négligée par manque de curiosité et de temps.
« Actuel » :Comment as-tu rencontré Frank Zappa ?
Jean-Luc Ponty : À Los Angeles, en 1969, où m'avait amené mon contrat d'exclusivité avec Liberty, je venais faire un disque avec le Gerald Wilson Big Band. Un mois avant de rentrer en Europe, Richard Bock, manager du « Jean-Luc Ponty Experience » voulait que je fasse un autre disque... Nous cherchions une idée originale. Nous avons passé une journée dans son bureau : il me passait des disques, n'importe quoi. Pas seulement de la pop music, mais de la merde, des « hits »… vraiment n'importe quoi dans l'espoir de m'entendre dire : Tiens, voilà l'idée …
Au bout de nombreuses heures, il a fini par mettre un disque de Zappa. Je ne me souviens pas lequel, je ne connaissais pas encore sa musique, mais simplement son nom que j'avais lu dans les revues de jazz. Je me suis brusquement réveillé et j'ai dit : « Cette musique est formidable, mais je ne vois pas du tout ce que je pourrais lui apporter ni ce qu'elle pourrait m'apporter ». Richard Bock m'a expliqué que Zappa souhaitait faire un disque avec des musiciens de jazz. Le côté anticommercial de l'opération m'intéressait : Zappa est un musicien pur. Nous sommes allés chez lui. Mon manager a apporté un « souple » de mon groupe. Zappa l'a écouté et a répondu : « Ces musiciens sont trop forts pour que je joue avec eux... » J'étais un peu gêné. Il m'a demandé de revenir un soir avec mon violon et m'a fait jouer un thème : celui de « Camel » dans le disque Hot Rats. Après cette unique expérience, il m'a demandé si ce genre de musique m'intéressait. J'ai répondu oui sans très bien savoir ni pourquoi ni où un tel disque m'emmènerait.
« Actuel » : Es-tu satisfait ?
Jean-Luc Ponty : Oui, c'est une bonne surprise. Il y avait toutes sortes de musiciens : ceux des Mothers, des musiciens de jazz, des musiciens de formation classique, comme le saxo lan Underwood qui a une longue expérience de la musique contemporaine. Un tel amalgame m'a permis de ne pas être dépaysé. Me faire jouer un concerto — le Concerto for violin and low budget orchestra — c'était pour Zappa une sorte de rêve : il avait sous la main un violoniste formé à la fois par le classique et le jazz... Il avait une occasion d'expérimenter ses talents : il adore Stravinsky et il aime à écrire dans ce style. J'espérais cependant qu'il ferait beaucoup de recording en superposant les sonorités bizarres qu'il utilise d'ordinaire. II ne l'a pas fait. Je le regrette.
« Actuel » : Qu'est-ce qui caractérise la musique de Zappa ?
Jean-Luc Ponty : Zappa amalgame toutes les musiques : jazz, free jazz, blues, boogie-boogie, tout ce qu'on veut, comme dans la pop. Mais, en plus, il y ajoute la satire.
« Actuel » : Volontairement ?
Jean-Luc Ponty : Volontairement et d'une façon intelligente. Par exemple, il parodie un chanteur d'opéra ou un orchestre de danse dans un hôtel, comme dans « América Drinks » de l'album King Kong... Il nous dit : imaginez que vous êtes l'orchestre de danse d'un vieux palace et que vous jouez un fox-trot.
L'adaptation fut difficile.
« Actuel » : C'était la première fois que tu mettais en question ta technique et ton savoir-faire musical ?
Jean-Luc Ponty : Je mettais surtout en question mon idée de l'esthétique musicale. Avec Zappa, cela vaut le coup : il va beaucoup plus loin que la simple satire, qu'il intègre à un tout. Il écrit des arrangements étonnants, alors qu'il est autodidacte. Son originalité naît du choix des instruments, de cette couleur sonore. Il est partout : il compose sa musique, il l'arrange, il fait la majeure partie du travail des studios, il coupe, il mixe enfin. A la fin. il ajoute toujours une petite touche sonore, tel un peintre qui fait ressortir une couleur.
« Actuel » : On a dit que Zappa est un guitariste limité.
Jean-Luc Ponty : Je ne l'ai pas assez fréquenté pour répondre. Dans mon disque, il n'a joué qu'un morceau, de ma composition d'ailleurs. Nous nous sommes retrouvés cet été au malheureux festival de Valbonne. Il m'y a étonné, il devait jouer avec les Mothers, qui ne sont pas venus. J'étais avec Aldo Romano [et Alby Cullaz à la contrebasse. On trouve l'enregistrement des trois jams et du King Kong de Valbonne sur youtube. NDLA] . Nous avons joué ensemble. Et Zappa, qui n'a pourtant pas l'habitude des musiciens de jazz, s'en est fort bien sorti. [...].
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Lundi 8 Novembre, 2021