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30 octobre 2013, par Alain Lambert ——

« Philojazz Petites ritournelles entre souffle et pensée »

 

Philojazz

Parent Jean-Marie, Philojazz : Petites ritournelles entre souffle et pensée. L'Harmattan, Paris 2012 [223 p. ; ISBN 978-2-336-00635-2 ; 23,00  €]

« Philojazz », un titre intrigant quand on est soi même passionné par ces deux univers, a priori bien différents. Mais c'est la mode cette idée de faire de la philo à partir de tout sujet branché, le cinéma, les séries télé, le rock...  Pourquoi pas le jazz ?

Alors on lit, parfois intéressé, parfois agacé, cette étrange compilation de standards plus ou moins connus, un par chapitre, plus d'une vingtaine en tout, brossés en une page. Cette description musicale se prolonge, par association d'idées ou de mots, vers un des grands problèmes de l'histoire de la philosophie, traité lui en quelques pages, parfois quelques paragraphes, en convoquant les grands philosophes, mais aussi des peintres, poètes ou cinéastes...  Et le chapitre se referme en revenant au musicien choisi, sa biographie, son aura, ou encore l'instrument soliste, l'harmonica, le saxophone, la contrebasse ou le vibraphone ...

Concernant la description sensible des morceaux évoqués, il n'y a pas grand-chose à dire. C'est une  introduction honnête au jazz et à ses créateurs majeurs, dans les limites de la compilation. Avec d'étranges coquilles qui font mourir Coltrane en 1957 (p. 20) ou voisiner sur scène Louis Armstong et Dizzy Gillespie, en 1926, alors que ce dernier a tout juste neuf ans (p. 35) !  Et Django Reinhardt  n'a  jamais subi d'amputation de la main (p. 46) : sa roulotte ayant brûlé, trois doigts de sa main gauche étant définitivement paralysés, il a dû se forger, à force de volonté, une manière de jouer les accords très personnelle.

Concernant la philosophie, l'exercice est plus périlleux, à vouloir tout introduire et tout dire en deux centaines de pages, par simple association de mots souvent. Allusion et concision. Billie Holliday chante Strange fruit sous l'oeil amical de Lester Young, et nous voilà partis dans un exposé sur le désir mimétique chez René Girard... En 1946, Django, guéri, joue avec Stéphane Grappelli la Marseillaise, et nous voilà survolant La République de Platon, sans évoquer sa bien étrange conception musicale qui excluait toute musique improvisée loin de sa « Cité idéale ». Un comble !  [voir notre article concernant la Haine de la musique, Platon et Rousseau.]

L'auteur avait remarqué, en passant, p. 35, dans le chapitre précédent : Deleuze note que les musiques de jazz sont des expressions mineures, donnant à entendre des minorités. Qu'est-ce qui justifie une telle affirmation, on ne le sait pas. Pourquoi ne seraient-elles pas des expressions majeures donnant à entendre des minorités ? Qui à droite comme à gauche contesterait que Django  est un musicien français majeur, même de jazz manouche, tout en jetant hors de leurs vieilles caravanes des familles entières de Roms, en ce début d'hiver, au nom de la dignité humaine, alors que tous les lieux d'accueil acceptables ont été réduits au strict minimum ? Voilà sans doute un vrai problème de philosophie morale.

Mais le principe a été donné en introduction : Là où le philosophe questionne le monde, bavarde – jase – en émettant sa petite musique dialectique, le jazz pense et énonce un récit qui bruisse de mille mesures générées depuis le lieu lointain de ses origines (p. 9).

Or ni la philosophie ni le jazz ne bavardent. C'est bien le problème ! Les philosophes dialoguent entre eux à travers les siècles parfois, avec une dimension de désaccord entre les argumentations qui n'apparaît jamais dans le livre. Toutes les philosophies ont l'air de se rejoindre de façon bien lisse.

Et les musiciens jouent ensemble ou alternativement, en dialoguant sans craindre la confrontation ni la dissonance, et en évitant le bavardage, qui serait pour tout auditeur un défaut majeur. Les longues improvisations de John Coltrane en relèvent-elles ?

Un dernier point concerne le sous-titre, avec le mot « ritournelle » qui renvoie indirectement à Deleuze. Il y a dans la ritournelle quelque chose de stéréotypé et de répétitif qui est le contraire du jazz. En effet, à partir d'un thème plus ou moins simple, repris d'une chanson entendue à la radio, ou créée sur le même modèle, se construit le « standard », facile à partager dans un groupe de musiciens qui ne savent pas forcément lire la musique. Cette simplicité, apparente, liée à la complexité de certains accords, va permettre à chaque musicien de transcender la répétition, d'inventer de multiples variations. La répétition se limite en fait à la grille harmonique, pas à la mélodie, qui doit justement s'enrichir dans l'improvisation, et dépasser son caractère stéréotypé et répétitif.

Sans doute Deleuze et Guattari voulaient-ils transcender la ritournelle dans les rares pages de Mille plateaux qu'ils lui consacrent, mais nous n'en saurons pas plus en les lisant, ni en lisant « Philojazz » p. 214, où leur propos est vite résumé et expédié : Deleuze et Guattari précisent la tâche de la philosophie : d'un côté, créer des concepts, et de l'autre, repousser les limites des représentations artistiques qui ont à voir et à faire avec nos affects et nos percepts. C'est la notion de « ritournelle » avec ses variations de timbres, de vitesses, de dynamiques, de densités. L'événement musical, ce qui est en train de s'éprouver, est marqué par l'heure, le lieu, la lumière… La pensée-musique produit des territoires habités par des rapports entre des matériaux sonores, des forces non sonores et des agencements de la vie.

Un peu rapide, tout comme d'ailleurs l'apport de la philosophie à la réflexion sur la musique, survolé dans les quatre pages qui précèdent. Reste un ouvrage d'introduction au jazz qui se lit agréablement.

plume Alain Lambert
30 octobre 2013
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