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19 décembre 2013, par Jean-Luc Vannier ——

« On the edge » et Diana Vishneva ovationnés au Monaco Dance Forum

La lecture du programme pointait l'exceptionnalité de la soirée. Ne serait-ce qu'en termes de mécénat : les « soutiens » mentionnés du milliardaire russe Roman Abramovich, ceux de la « Vladimir Smirnov Foundation » et, dans un encadré particulier, celui de Dimitri Rybolovlev, propriétaire du club de football AS Monaco, annonçaient, mercredi 18 décembre à l'Opéra de Monte-Carlo, une performance chorégraphique d'envergure dans le cadre du Monaco Dance Forum. Et ce, en collaboration avec Les Ballets de Monte-Carlo, le Centre Chorégraphique National Roubaix Nord Pas de Calais, l'Atelier de Paris Carolyn Carlson et la « Diana Vishneva Foundation ».

Bernice Coppieters, Diana Vishneva et Gaëtan Morlotti. Switch. Photographie © Alice Blangero.Bernice Coppieters, Diana Vishneva et Gaëtan Morlotti. Switch. Photographie © Alice Blangero.


À la réputation des bienfaiteurs financiers et à la notoriété des producteurs artistiques (Sergei Danilian) s'ajoutait la renommée des chorégraphes pour le spectacle « On the edge » dont la création mondiale intervint en novembre dernier au très californien Segerstrom Center for the Arts. En première partie, Jean-Christophe Maillot proposait « Switch » avec Diana Vishneva, Bernice Coppieters et Gaëtan Morlotti. Après la pause, Carolyn Carlson présentait « Woman in a room » avec, pour seule interprète, la soliste russe. Deux pièces très différentes même si la double participation de la danseuse étoile originaire de Saint-Pétersbourg, qui se partage entre le Ballet du Théâtre Mariinsky de sa ville natale et le American Ballet Theater de New York City, jetait quelques passerelles figuratives entre les deux productions.

Bernice Coppieters, Gaëtan Morlotti et Diana Vishneva. Switch. Photographie © Alice Blangero.Bernice Coppieters, Gaëtan Morlotti et Diana Vishneva. Switch. Photographie © Alice Blangero.


Le Directeur des Ballets de Monte-Carlo dont les élèves de l'Académie Princesse Grace célébraient récemment les vingt années passées à la tête de la prestigieuse compagnie monégasque, se surpasse dans « Switch ». Sur une musique de Danny Elfman, l'auteur de Serenada schizophrenia entendue dans la séquence initiale d'un mélancolique « Chore » en avril 2013, et avec des costumes de Karl Lagerfeld pour la danseuse russe, Jean Christophe Maillot suscite une magnifique et intense réflexion sur les ambivalentes articulations inconscientes, nourries d'attraction et de répulsion, d'attachement et de séparation, d'amour et de haine, d'un impossible trio pulsionnel, et ce, à l'opposé d'un Emmanuel Levinas pour lequel « le tiers ouvre la possibilité de justice ». Un travail qui superpose en outre plusieurs énigmes et apories chorégraphiques : la dualité contre la tiercéïté, le masculin contre le féminin, la sensualité érotique contre la sécheresse de coeur. Le couple formé par Gaëtan Morlotti, vu récemment dans un happening prometteur au Musée Chagall de Nice et Bernice Coppieters, débordante d'une volupté aussi féline que son récent Shéhérazade sur le Rocher, subit l'intrusion de la danseuse étoile Diana Vishneva : celle-ci devient le double négatif de chacun des deux autres personnages, l'anti-intercesseur de l'apparente harmonie humaine qu'elle déconstruit au moyen de ses brusques attitudes, de ses postures saccadées, de son rejet par la main — notons cette prégnance gestuelle chez l'artiste — et de ses déhanchements complètement désarticulés, dignes d'une toile de Francis Picabia. Des évolutions marquées par de superbes « pics » chorégraphiques : celui de Diana Vishneva en miroir du duo amoureux Gaëtan Morlotti et Bernice Coppieters en arrière-plan ou bien les exercices de barre mêlant acrobaties techniques et langueurs implorantes de celle qui reçut en 1994 la médaille d'or et le Grand Prix de la compétition internationale des jeunes danseurs de ballet à Lausanne.

Diana Vishneva. Woman in a Room. Photographie © Gene Schiavone.Diana Vishneva. Woman in a Room. Photographie © Gene Schiavone.


Après l'entracte, la « Woman in a room » signée Carolyn Carlson sur une musique de Giovanni Sollima et René Aubry, réintroduit Diana Vishneva dans une atmosphère élégiaque typiquement russe, quelque part entre l'infinie mélancolie d'un Gontcharov et le processus psychotique d'un Dostoïevski. Seule dans sa pièce sombre au milieu de laquelle trône une solide table en bois paysanne, la soliste tente de se réapproprier l'énergie d'une vie qui semble la fuir. Nous y retrouvons notamment la gestuelle de la main — celle qui glisse de désespoir sur le visage ou celle qui cache ce dernier de la folie — avec une évocation du fameux « Cri » d'Edvard Munch, regard perdu dans le vide.

Diana Vishneva. Woman in a Room. Photographie © Gene Schiavone.Diana Vishneva. Woman in a Room. Photographie © Gene Schiavone.


Balancements frénétiques, contorsions heurtées et variations hystéroïdes de vêtements ponctuent cette seconde performance jusqu'à l'étrange surgissement de « citrons » sur la table. Symbolique du soleil mais aussi, osons cette audacieuse interprétation, pour les Russes d'avant la « dollarisation », c'est-à-dire avant l'implosion de l'Union soviétique, le citron tout comme l'orange étaient perçus comme le fruit vitaminé réparateur et protecteur contre les rigueurs hivernales : un luxe souvent inaccessible nécessitant de longues files d'attente avec son « soumka », le sac subsidiaire à remplir en cas d'une rareté nutritive mise en vente quelque part dans le Moscou du « Dostavat » (arriver à se procurer par des moyens détournés). Une époque révolue ! Des citrons que la danseuse étoile n'hésite pas à venir offrir au public dans un final accueilli par les acclamations debout de ce dernier.

Nice, le 19 décembre 2013
Jean-Luc Vannier


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