Eleonore Pameijer & Carine Alders, Suppressed Music in The Netherlands : Discovering Hidden Treasures
Traduction française par Jean Granoux ——
La peinture hollandaise est connue du monde entier. Chacun connaît et admire Rembrandt, Vermeer, Frans Hals, Van Gogh ou Mondrian.
La musique est dans une situation bien différente. Partagée entre les influences allemande et française, la musique en Hollande penche vers le modèle français au début du xxe siècle, tant du fait du succès d'une école française innovante (Debussy) que du fait du rejet d'un régime politique et « culturel » (le terme de culture nazie est contradictoire, d'où les guillemets) malsain. Le régime nazi, bien en peine de définir des normes culturelles cohérentes, s'est surtout appliqué à éliminer les musiciens résistants ou d'origine juive.
L'entreprise s'est traduite par la disparition physique de nombreux compositeurs, de leurs archives, et même de leur souvenir. L'après-guerre a vu le triomphe provisoire de la musique sérielle (pour dire vite) et un certain mépris pour les compositeurs « traditionnels ».
Le temps remet en permanence les valeurs établies en question. Après leur mort, la traversée du désert est courante chez les écrivains, y compris les plus grands ; elle dure souvent une cinquantaine d'années. Alors, une réévaluation s'opère, provenant des milieux universitaires, des jeunes musiciens eux-mêmes, et enfin du public.
En 1996, la flûtiste Eleonore Pameijer et le pianiste Frans van Ruth créent la Leo Smit Foundation, du nom du compositeur hollandais Leo Smit (1900-1943). Ils veulent faire revivre la musique disparue. La Leo Smit Foundation instaure des Uilenburger Concerts dans la Synagogue Uilenburger (restaurée) d'Amsterdam. En plus de cent concerts, de nombreuses œuvres ont refait surface. Voici quelques noms de compositeurs :
Les post-romantiques Andries de Rosa (1869-1943) et Samuel Schuijer (1873-1942) ont disparu dans les camps.
Jan van Gilse (1881-1944) compose dans la lignée de Brahms et Mahler. Résistant notoire, il meurt dans la clandestinité en 1944.
Sem Dresden (1881-1957) est chassé de ses fonctions de directeur du conservatoire de La Haye en tant que juif. Il compose un Chorus symphonicus basé sur les textes des Psaumes, traitant des malheurs du peuple juif. C'est une forme de « résistance passive ». Dresden survivra à la guerre, mais son œuvre est pratiquement oubliée.
Rosy Wertheim (1888-1949) une des élèves de Dresden, est née à Amsterdam d'une riche famille de banquiers. Après ses études au Lycée musical d'Amsterdam, elle y enseigne le solfège et le piano dans les années 20. Elle y est aussi chef de chœurs. En 1929 elle se rend à Paris où sa maison devient un lieu d'accueil pour les artistes et compositeurs hollandais, en même temps qu'un véritable « salon » que fréquentent Milhaud, Honegger, Messiaen, Jolivet, Ibert, ou Elsa Barraine. Comme nombre de Hollandais à l'époque, Rosy Wertheim est très influencée par la musique française, admire Debussy et Ravel tout comme Stravinsky. Elle a écrit une sonate pour violoncelle, un quatuor à cordes, un concerto pour piano et beaucoup d'œuvres chorales. Après des voyages à Vienne et aux USA, elle rentre au pays devant les tensions qui s'aggravent en Europe. Là on ne sait plus très bien ce qui se passe. Sa nécrologie la décrit comme une incroyable source de réconfort et d'assistance aux autres au cours des années de guerre. Elle a marqué ceux qui la connaissaient par ses concerts clandestins donnés dans sa cave, où elle proposait souvent des œuvres de compositeurs juifs hors la loi. Elle a survécu mais la plupart de sa famille a disparu. Après la guerre elle est tombée malade et n'a pas repris la composition. En dépit d'une œuvre significative, Rosy Wertheim a été complètement oubliée et ne figure toujours pas dans les anthologies de la musique hollandaise du xxe siècle. Ses partitions manuscrites sont déposées aux archives de l'Institut musical néerlandais à La Haye, mais demeurent inéditées. Un CD couvrant l'essentiel de sa musique de chambre a été enregistré en 2010 pour Future Classics. La plupart de ses œuvres ne sont pas datées, et il ne reste presque pas de documents écrits sur sa vie, de sorte que sa biographie est difficile à reconstituer.
Martin Spanjaard (1892-1942) est surtout connu comme chef d'orchestre (des Philharmoniques de Vienne et de Berlin comme du Concertgebouw d'Amsterdam). C'est surtout à Berlin qu'il a composé, avant que sa carrière ne lui prenne tout son temps. En 1942, Martin Spanjaard et sa femme Elly Okladek, une harpiste hongroise, tous deux juifs, furent exterminés à Auschwitz.
Bob Hanf (1894-1944) peintre, écrivain, interprète (violoniste) et compositeur. Il a écrit des mélodies sur des textes de Rilke, Kafka et Goethe, dans la tradition germanique plus que française. Il a réalisé plusieurs expositions consacrées à des peintres comme Vassily Kandinsky. Vers 1920, il a peint dans le style expressionniste allemand, comparable à Max Beckman. D'origine juive, il s'est caché. Arrêté en avril 1944 il a été déporté à Auschwitz, où il est assassiné en Septembre. Ses compositions ne sont pas encore publiées.
Daniël Belinfante (1893-1945) compositeur, résistant, meurt à l'hôpital du camp de Fürstengrube en janvier 1945. Ses manuscrits sont déposés au Netherlands Music Institute.
Franz (Ferenc) Weisz (1893-1944) né à Budapest, se fixe en Hollande dans les années 20, se marie et obtient la nationalité néerlandaise. Juif, il est déporté en 1943 à Westerbork, puis à Terezin (Theresienstadt) and finalement à Auschwitz, où il meurt en 1944. Depuis 2009, quelques-unes de ses compositions ont refait surface.
Ignace Lilien (1897-1964) né à Lemberg (Lwów en Pologne ; aujourd'hui Lviv en Ukraine). La première guerre mondiale le surprend en Hollande où il s'installe. Dans les années 30 il vit à Reichenberg (Liberec), en Bohême. Il esty de retour en Hollande en 1939. Étranger, il n'est pas répertorié comme juif, et survit avec de faux papiers. La Ballade van Westerbork sur ses propres poèmes, décrit la déportation des enfants juifs de Westerbork vers les camps de concentration d'Europe orientale.
Simon Gokkes (1897-1943), a écrit de la musique sacrée pour la synagogue. En 1943 Simon Gokkes, sa femme Rebecca Winnik et leurs enfants furent assassinés à Auschwitz. Il ne reste que très peu d'œuvres de lui. Sa composition Kinah (1928), pour voix solistes, quintette à vent et piano, a été publiée par le Netherlands Music Institute.
Henriëtte Bosmans (1895-1952), pianiste interprète déjà célèbre, a appris la composition avec Cornelis Dopper, pui s avec Willem Pijper. Elle a écrit des symphonies et des euvres de musique de chambre. Dès 1942 elle est proscrite des concerts publics, car elle est « à moitié juive » ; elle donne des récitals illégaux dans des domiciles privés. Elle reprend sa carrière après la guerre et compose des mélodies pour la chanteuse française Noémie Perugia. Elle reste méconnue, malgré une biographie publiée par Helen Metzelaar (2002).
Johanna Bordewijk-Roepman (1892-1971) a démarré la composition relativement tard. Ses premières œuvres orchestrales ont été jouées en 1940. Du fait de son refus de l'exigence des Nazis de faire partie de la Kultuurkammer, ses œuvres furent interdites de publication. En mars 1945, elle échappe de peu à la mort lors du bombardement de la Haye. Après la guerre elle fait partie de la Ereraad voor de Muziek, chargée de juger les musiciens collaborateurs. Cela ne favorise pas sa carrière, et elle tombe dans l'oubli dans les années 50.
Dans cette liste figure évidemment Leo Smit (1900-1943), à l'avant-garde de la nouvelle génération de compositeurs hollandais. La fondation Leo Smit s'occupe de faire revivre la mémoire et les œuvres des musiciens disparus, qu'on pourrait nommer les musiciens de Westerbork (l'équivalent hollandais du camp de Drancy).
Julius Hijman (1901-1967), pianiste, compositeur et musicologue, a contribué à faire connaître Schönberg, Berg et Webern, (en 1937 un article dans Caecilia). C'est l'un des rares musiciens juifs à avoir échappé à la déportation, en émigrant aux USA avec sa famille. Professeur aux conservatoires de Houston, Kansas City, Philadelphie et de New York, sa musique (musique de chambre et musique chorale) reste méconnue en Hollande.
Hans [Heinz] Lachman (1906-1990) est né à Berlin. Juif, il quitte l'Allemagne dès 1933. Ex-membre des Sid Kay's Fellows, le premier jazz band berlinois, il devient musicien de film à Amsterdam. Lui et sa famille survivent à la guerre, cachés dans une forêt par un prêtre catholique. Le prêtre est trahi et exécuté. Après la guerre, Lachman écrit de la musique classique. L'un de ses premières compositions est un Requiem pour le prêtre, donné et enregistré par la radio néerlandaise. Lachman forme son propre ensemble composé de musiciens du Concertgebouw, et sa musique qui recourt à des genres très divers est souvent diffusée à la radio.
Bertus van Lier (1906-1962). Professeur dans plusieurs conservatoires, journaliste musical, et chef d'orchestre connu, il a écrit notamment Het Hooglied (le Cantique des cantiques, 1949) et A Tfile fun a Ghettojid (prière d'un juif du Ghetto, 1951), sur un texte de Kwiattkowska . À « moitié juif », il se cache et échappe de peu à l'arrestation. Après la guerre il fait partie comme Johanna Bordewijk-Roepman de la Ereraad voor de Muziek, chargée de juger les musiciens collaborateurs. Mal vu de ce fait, il est amené à abandonner la vie musicale pour un poste à l'Université de Groningen.
Lex van Delden (né Alexander Zwaap, 1919-1988) compositeur autodidacte, s'inscrit en médecine à l'Université d' Amsterdam en 1938. L'invasion allemande le force en tant que juif, à abandonner ses études. Aveuglé accidentellement, il rejoint la Résistance et prend officiellement son nom de guerre Lex van Delden. Journaliste musical à Het Parool, il est très souvent joué dans les années 50 et 60. Sa musique, est dans l'ensemble d'accès aisé, elle figure toujours au répertoire.
Marius Flothuis (1914-2001), compositeur, musicologue, critique et écrivain. Docteur en musicologie en 1969 avec sa thèse sur les arrangements par Mozart de ses propres compositions. En 1937, Flothuis est nommé directeur artistique adjoint du Concertgebouw. En 1942, il est exclu pour refus de collaboration. Il vient en aide à des juifs, est arrêté et détenu au Camp Vught. En prison il compose son Aubade et la Sonata da Camera pour flûte. Après la guerre, il est nommé directeur artistique de l'Orchestre du Concertgebouw. Influencé par son ami Bertus van Lier au départ, il développe ensuite son style propre. Bernard Haitink a déclaré après avoir donné une œuvre de Flothuis « Il n'y a pas une seule note de trop dans cette œuvre », ce dont Flothuis a été très fier.
Nico Richter (1915-1945) né à Amsterdam, commence tout jeune à étudier le violon. Il compose dès l'âge de treize ans. Il étudie le violon avec Sepha Tromp, la femme d'Eduard van Beinum, puis la direction d'orchestre avec Hermann Scherchen à Bruxelles, où il gagne le prix de composition avec son Concertino pour violoncelle et cinq instruments. Bien que juif, il est autorisé à terminer ses études médicales à l'Université en novembre 1941. Richter entre en résistance ; trahi en avril 1942, il est mis en prison, à Amsterdam, puis à Scheveningen, et du Camp Amersfoort au Camp Vught (janvier 1943). Le 15 novembre 1943, il est déporté à Auschwitz. Transféré à Dachau, il survit et revient en Hollande en juillet 1945, si affaibli qu'il meurt en août 1945, après avoir achevé sa Sérénade pour flûte, violon et alto sur son lit de mort. Son œuvre restreinte en quantité n'a guère été jouée jusqu'à la publication d'un CD du Leo Smit Ensemble (Tatlin). Les deux Pièces pour flûte et piano ont d'abord été écrites pour violon et piano. La musique de Richter est proche de celle de la Seconde école de Vienne. Ses compositions ne sont qu'à peine tonales, et son langage musical condensé rappelle celui de Webern.
Dick Kattenburg (1919-1944) était étudiant quand la guerre a éclaté. On ne sait pas grand-chose de lui, faute de documents. Il a reçu un diplôme « Théorie et Violon », au Collège Musical Belge de Bruxelles. Au cours de sa courte vie, Dick Kattenburg aura écrit environ trente compositions : musique instrumentale, musique de chambre et œuvres pour orchestre. Ses compositions montrent une influence de la musique française, tout en étant assez romantiques, avec des harmonies et des lignes mélodiques charmantes, voire parfois un aspect jazzy. Pendant la guerre, il a reçu dans la clandestinité des leçons de composition de Leo Smit. Ce n'est qu'alors que le monde juif devient une source d'inspiration pour sa musique. Il commence à écrire des mélodies sur des textes hébreux qu'il nomme palestiniens, mexicains or roumains pour en augmenter les chances de survie. Dick Kattenburg fut arrêté et déporté à Auschwitz, où il a été assassiné dans l'été 1944 à l'âge de 24 ans. Après qu'Eleonore Pameijer a donné ce qu'on croyait être l'unique composition ayant survécu, la Sonate pour flûte, la nièce de Kattenburg, Joyce Bergman-van Hessen, fit l'inventaire des papiers de famille qu'elle avait reçues en héritage ; elle découvrit un grand nombre de compositions qu'elle donna à Ed Spanjaard. Nombre de ces œuvres sont apparues comme étant de grande qualité, souvent enjouées, avec de nombreux passages polytonaux qui rappellent la musique de Darius Milhaud. Un CD de musique de chambre est paru (FutureClassics 2009), et trois de ses partitions ont été publiées par le MCN (Music Center of the Netherlands).
Conclusion : Des recherches attentives ont montré que la seconde guerre mondiale a effacé une partie importante de la vie musicale hollandaise. Soixante-dix ans plus tard, notre perception de l'histoire de la musique de notre pays a changé, en partie grâce à ces recherches. Les trous de notre mémoire collective se comblent, bien que nul ne puisse dire ce qui serait advenu si des talents comme Leo Smit, Nico Richter, Simon Gokkes ou Dick Kattenburg avaient eu la chance de poursuivre leur carrière après la guerre. Leur musique se serait-elle modifiée s'ils avaient pu l'écouter ? Auraient-ils influencé les générations suivantes? À quoi ressemblerait la scène musicale hollandaise si ces compositeurs avaient survécu ?
Ces questions n'auront pas de réponse. Nous ne pouvons pas faire revivre les compositeurs, mais nous pouvons faire revivre leur musique.
Dans le futur, nous envisageons de mener des recherches sur Fania Chapiro, Israel Olman, Robert de Roos, Andrée Bonhomme, Sedje Hémon, Paul Hermann, Leo Kok et d'autres, qui nous sont peut-être encore inconnus. La Fondation Leo Smit se dévouera à cette tâche.
Eleonore Pameijer & Carine Alders Posted
1er mars 2010
Traduction par Jean Granoux
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Mardi 19 Mars, 2024