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Jean-Marc Warszawski, 20 septembre 2006

Alexandre Pouchkine : Mozart et Salieri

mozart

POUCHKINE ALEXANDRE, Mozart et Salieri(traduction du russe, avant-propos et postface de Jean-Pierre Pisetta).« Photophore », éditions Bernard Gilson, Bruxelles 2006 [62 p. ; 8,00 €]

Les éditions Bernard Gilson nous proposent, dans une nouvelle traduction commentée de Jean-Pierre Pisetta, les deux scènes d'Alexandre Pouchkine : Mozart et Salieri.

En marge, c'est bien entendu l'occasion de revenir sur la fortune de la rumeur, selon laquelle Salieri jaloux aurait empoisonné Mozart. C'est presque l'air de la calomnie. On a beau ne prêter aucun crédit à cette amplification de bruits de couloirs (mais il y a tout de même là des comportements à observer), il reste que sur ou avec ce mensonge on a construit une fausse perspective.

Comme le déforment les portraits, un jeune Mozart qu'on aime à représenter poupin les joues roses, les lèvres pulpeuses, et un Salieri vieux, le visage sec et parcheminé, les lèvres coupantes. Ce serait là l'image respective des leurs musiques. La vérité est que Salieri, à l'époque, n'a rien à envier à son jeune et estimé collègue.

Jean-Pierre Pisetta le rappelle : Pouchkine, avec son Mozart et Salieri, écrit en 1830, a été un important vecteur de la légende. C'est certainement la source de la pièce de Peter Shaffer, elle-même source du chef-d'œuvre  Amadeus, le film de Miloš Forman. Pisetta estime que Pouchkine aurait dû avoir une petite part de l'oscar décerné en 1984.

On rappelle aussi que Pouchkine est un écrivain fondateur de la littérature russe, apprécié par les compositeurs : La Dame de Pique, Eugène Onéguine, Mazeppa, le Coq d'Or, Le Tsar Saltan de Tchaïkovski ; Boris Godounov de Moussorgsky ; Mavra de Stravinsky. Rimsi-Korsakov quant à lui a été inspiré par plusieurs écrits de Pouchkine et a composé en 1898 un chef-d'œuvre avec Mozart et Saliéri.

Dans cette œuvre, on peut penser que Pouchkine, en réalité, évoque sa propre situation et urgence. Il est lui-même un poète prodige, désigné alors qu'il est encore un adolescent, comme l'avenir de la poésie russe. Il est aussi en prise avec l'adversité et le pouvoir qui le condamne à l'exil en 1820 et 1823.

Il oppose les savants bons faiseurs à l'inspiration spontanée, la simplicité à la complication des géomètres, le génie aux calculs. Thèses récurrentes de la critique esthétique. Il aborde les vertus morales qu'on attribue aux artistes : peut-on être à la fois un génie et un meurtrier ?

Jean-Pierre Pisetta relève aussi l'évocation dans le texte des projets familiaux du poète.

Comme on le reproche parfois à Pouchkine, le texte est simple, presque trivial, et pourtant ces deux courtes scènes ont des leviers de grande œuvre dramatiques, où proliférent ou les ambiguïtés (ou de multiples possibilités d'interprétation). Il s'agit d'un meurtre passionnel, où se mêlent amour (salieri est amoureux de Mozart) et dépit. C'est aussi le bris d'un miroir qui renvoie une image négative.

Il y a même un climax, un moment de forte tension, créé par le quiproquo : Salieri annonce son geste funeste et Mozart comprend autre chose, c'est un duo de monologues. Curieusement, la seconde scène, à l'auberge, pourrait être une citation du repas avec le commandeur dans l'opéra Don Giovanni. La théâtralisation du poison est aussi un classique de la tragédie et de l'opéra.

Il y a un intermède. Mozart entre chez Salieri avec un violoneux mendiant qui racle certains de ses airs. Salieri est indigné. Il montre, là encore son amour pour Mozart. Mais cet épisode a aussi une autre portée : il révèle que le peuple, des personnes parmi le plus pauvre, apprécient sa musique. Cela n'est pas anodin. On sait l'effort des artistes russes pour s'émanciper des cultures françaises et allemandes (Pouchkine est parfaitemement francophone), pour construire un art réellement russe. Ce mouvement les conduit à s'intéresser, à se rapprocher du peuple porteur de culture.

Pouchkine obtient de son père, pour sa corbeille de mariage, deux cents serfs. Une trentaine d'années après ce Mozart et Salieri, Moussorgsky, qui perd une source de revenus avec l'abolition du servage, est toutefois convaincu que les terres seront mieux tenues par les paysans.

Voilà donc la rumeur viennoise devenue une tragédie russe (puis un opéra) en 15 pages maximum. Comme quoi, la vérité (esthétique et historique) d'une œuvre peut prendre racine dans un mensonge d'histoire.

Jean-Marc Warszawski
20 septembre 2006


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