L'effet de surprise est total. Dans le grand hall du Deutsche Oper de Berlin transformé en salon musical, un superbe quintette à cordes joue, ce mardi 30 avril, des airs de Giuseppe Verdi (Annett Will à la contrebasse, Ulrike Seifert au violoncelle, Manon Gerhardt à l'alto, Magda Makowska et Yukari Aotani aux violons). Le mélomane imagine sans effort le classicisme probable de ce « Rigoletto », mélodrame en trois actes et quatre tableaux créé le 11 mars 1851 au Théâtre de la Fenice à Venise. Lorsqu'il gagne son siège, il découvre toutefois une scène ouverte et complètement éclairée prolongeant le parterre par ses décors et, assis sur plusieurs rangées de sièges, des « spectateurs » communément habillés qui papotent autour d'un orchestre en train de s'accorder. Se souvenant de son « Rigoletto » à Covent Garden, un citoyen de Sa Très Gracieuse Majesté s'interroge avec toute la circonspection anglaise requise : « s'agirait-il d'une version de concert ? » Perte des repères scéniques et intégration du public au « happening » du plateau.
Bastiaan Everink (Monterone) et Andrzej Dobber (Rigoletto). Photographie © Bettina Stöss.
Audacieuse à plus d'un titre, la mise en scène de Jan Bosse n'encourt pourtant pas le reproche d'étouffer la dramaturgie. Encore moins les voix. Au contraire, elle les rehausse. Les premiers instants, véritable clin d'œil à « La Traviata », l'un des piliers de cette trilogie verdienne avec « Il Trovatore », peuvent susciter la crainte : dans cette ambiance festive du bal donné au palais du duc de Mantoue, ses courtisans tirent vers l'audience des fusées de serpentins dorés et « Rigoletto » apparaît vêtu dans un costume d'abominable homme des neiges fait de scintillantes paillettes. Ce singulier travestissement rend ce personnage, hanté tout au long de l'œuvre par la malédiction du comte Monterone — « Ce vieillard m'a maudit » — immédiatement dérisoire.
Rigoletto, acte I premier tableau. Photographie © Bettina Stöss.
A mesure que l'histoire se déroule, le travail de Jan Bosse prend tout son sens : avec force mécanismes de machinerie, ce « décor » initial n'en laisse pas moins apparaître la demeure de « Rigoletto » permettant une scénographie plus habituelle du second tableau de l'acte I qui protège les superbes arias et duos de « Rigoletto », de Gilda et du duc. Mais la logique de l'ancien étudiant de la Hochschule für Schauspielkunst Ernst Busch de Berlin s'impose dès l'enlèvement de Gilda où le plateau engloutit la maisonnée. Dès lors, les travées s'inversent, puis s'écartent pour, dans la dernière scène, disparaître définitivement afin de ne laisser subsister que le dépouillement et la nudité spectaculaires de cet immense vide scénique et, pour seules présences, l'incommensurable douleur de « Rigoletto » et le corps agonisant de sa fille. Admirable de puissance dramaturgique. Cette « mise en scène de la solitude totale », comme l'explique Jan Bosse dans un entretien publié dans le programme, vise la situation de Gilda, proche, selon le metteur en scène « de Natascha Kampusch enfermée dans sa cave par son père ». Il s'agit aussi, selon lui, d'une enfilade de « masques », celui de « Rigoletto » qui dissimule sa fille et, dans son célèbre air du second acte « La rà, la rà, la la... » sa recherche éperdue de Gilda. Celui aussi du duc de Mantoue dont la cynique cruauté sera révélée à l'acte III. « Rigoletto », conclut enfin Jan Bosse, est « une pièce morale sur l'amoralité, ou pour être plus précis, sur l'impossibilité de la morale dans une société qui ne l'est pas ».
Lucy Crowe (Gilda) et Andrzej Dobber (Rigoletto). Photographie © Bettina Stöss.
Nonobstant cette remuante dynamique, la direction musicale de Moritz Gnann sur l'orchestre et les chœurs du Deutsche Oper, principalement masculins aux deuxième et troisième actes, est irréprochable. La distribution des voix l'est tout autant : malgré un souci de santé annoncé avant l'ouverture, le baryton d'origine polonaise Andrzej Dobber réussit néanmoins son pari d'incarner un « Rigoletto » encore plus déchirant par la mise à l'épreuve circonstancielle de sa puissance vocale : pour ses lamentations, ses sombres réflexions « Pari siamo ! » et ses duos émouvants avec sa fille, il reçoit à l'issue de la représentation une ovation très méritée. Dans le rôle de Gilda, la soprano britannique Lucy Crowe accentue, en dépit de certaines notes aiguës manquant un peu de clarté, la revendication de liberté du personnage féminin décrit dans le drame originel « Le roi s'amuse » de Victor Hugo, pièce présentée à la Comédie Française le 22 novembre 1832 et dont s'inspire le librettiste de « Rigoletto ». Une revendication d'autant plus explicite que son grand air « Caro nome » fut à l'origine écrit pour Lina, l'épouse adultère du chef sectaire « Stiffelio » dont l'Opéra de Monte-Carlo vient de donner une imposante version.
Albert Pesendorfer (Sparafucile) et Clémentine Margaine (Maddalena). Photographie © Bettina Stöss.
Clémentine Margaine (Giovanna). Photographie © Bettina Stöss.
Souffrant, Teodor Illincai a été remplacé par Yosep Kang dans le caractère du duc de Mantoue. Le ténor coréen semble plus à l'aise dans ce rôle dont il interprète brillamment le célèbre « La donna è mobile » au début du troisième acte, que dans celui d'Alfredo dans une « Traviata » entendue au Deutsche Oper en janvier dernier. Signalons la très belle prestation vocale du baryton néerlandais Bastiaan Everink dans le rôle du comte de Monterone, celle de la basse autrichienne Albert Pesendorfer campant un Sparafucile plus noir que jamais, et celle très remarquée de la jeune mezzo-soprano française Clémentine Margaine dans le double rôle de Maddalena et Giovanna. Autant dire que cette nouvelle production de « Rigoletto » du Deutsche Oper aura – légitimement – marqué les esprits et les cœurs.
Andrzej Dobber (Rigoletto). Photographie © Bettina Stöss.
Berlin, le 1er mai 2013
Jean-Luc Vannier
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Dimanche 10 Novembre, 2024