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16 octobre 2013 —— Stefan Lefèvre.

Maurice Ravel : Sonate en sol majeur pour violon et piano

Maurice Ravel, Sonate en sol majeur pour violon et piano (I. Allegretto, II. Blues, III. Perpetuum mobile), 1922-1927.

La fameuse sonate en sol majeur, est la dernière œuvre de musique de chambre du compositeur. Élaborée entre 1922 et 1927, elle est dédiée à la violoniste Hélène Jourdan-Morhange, et fut créée par Ravel en personne au piano, avec Georges Enesco au violon, le 30 mai 1927. On y retrouve l'influence des grands maitres, mais également celle du jazz et du blues si cher à Georges Gershwin (auteur de Rhapsody in blue), avec qui Ravel fréquenta les night-clubs enfumés d'Harlem — véritable berceau du jazz à New-York.

Il est intéressant de noter que Ravel, influencera le langage harmonique du pianiste américain de jazz  Bill Evans, considéré comme l'un des plus grands de sa génération. Herbie Hancock autre pianiste émérite de jazz, interprétera le blues de la sonate en sol majeur lors de concerts.

Maurice Ravel, Sonate pour violon et piano (1927), 1. Allegretto, 2. Blues (moderato), 3. Perpetuum mobile (allegro), Régis Pasquier (violon), Brigitte Engerer (piano), Harmonia Mundi France, 1990.

I. Allegretto

Le premier mouvement de la sonate débute par un motif de piano, où s'exalte une sonorité immatérielle. À son entrée, le violon reprend cette mélodie à la quinte supérieure. L'exposition à elle seule ne comporte pas moins de quatre thèmes différents, qui seront exploités, développés, altérés.

On songe à un paysage fantastique, à une rêverie au charme éthérée... Une certaine élégance et sensualité émanent de cet Allegretto ; le jeu legato du violon virevolte autour du piano, unis dans une danse fusionnelle. Ravel de son talent fertile, brouille les pistes dans ce mouvement construit en trompe-l'oeil, contraste de maintes couleurs par sa science des timbres et des trajectoires obliques, déroule un dialogue ambigu par son art des équivoques.

Est-ce là un moyen de questionner le réel et l'impermanence des choses qui nous entourent ? Ravel, en « as » du détournement, tire sur les ficelles d'une harmonie qu'il refaçonne à la manière de poupées russes. Tout au long de sa carrière, l'éclectique Ravel d'une insatiable curiosité, ne cessera de renouveler ses formes, son style, et ses idées musicales, alliant tradition et modernité dans d'étonnantes combinaisons aux couleurs inattendues.

Maurice Ravel

II. Blues

Le mouvement médian, dit « Blues », a recours à certains éléments du jazz. Ravel, cet ancien « Apache »1, attentif à la musique de son époque en appréciait particulièrement le langage. Toujours à l'affût, son flair aiguisé percevait ici des sonorités novatrices destinées à influencer l'art moderne. Il accapare certains aspects du jazz comme le « riff » de piano (combinaison d'accords ou un refrain joués de manière répétitive par la section rythmique ou le musicien soliste d'une formation musicale) , les attaques sur la fameuse « blue note » (sensibilisation de la tierce majeur ou de la quinte), les rythmes syncopés, les accentuations.

Le démarrage en pizzicati peut renvoyer au banjo (qui est monnaie courante dans les années 1920-1930) ou à la guitare qui marque tous les temps (« faire la pompe » dans le jargon musical). Il est à noter que l'introduction du piano est en la bémol majeur alors que le violon est en sol majeur, nous avons donc une bi-tonalité. La mélodie au climat bleu-mélancolique peut évoquer un saxophone, mais ce morceau n'est résolument pas un blues au sens strict du terme (hormis le dernier glissando du violon — intervalle de septième mineure utilisé habituellement par les bluesmen pour conclure leurs morceaux), ses couleurs et multi-tons, ses accents exotiques renvoient indubitablement à l'univers de l'auteur qui puisa son inspiration dans de nombreux folklores et musiques traditionnelles pour les réintégrer à son œuvre L'artiste parle la langue de « l'oncle Sam » tout en conservant son accent français, qui est sa langue maternelle (avec des origines basques). On est comme on naît !... Faut-il y voir un brin d'ironie, ou une quelconque facétie de sa part ? Du blues oui, mais à la Ravel ! Quoiqu'il en soit quelle audace pour une sonate !

Ce Blues très jazzy n'a pas finit de faire « jaser »...

Vladimir Jankélévitch

 

Maurice Ravel, extrait d'une conférence du 7 Avril 1928 à Houston

Venons-en maintenant à un aspect de mon œuvre propre qui sera peut-être d'un intérêt plus immédiat pour vous : à mon avis le blues est un de vos acquis essentiels, véritablement américain, en dépit des influences venues d'Afrique et d'Espagne. Des musiciens m'ont demandé comment j'en étais venu à proposer un blues en tant que second mouvement de ma sonate pour violon et piano récemment achevée. Ici, à nouveau, la même soumission à laquelle j'ai déjà fait allusion est en évidence car, bien qu'ayant adopté cette forme musicale populaire, j'ose dire, néanmoins, que c'est de la musique française, du Ravel, que j'ai écrit. En effet ces formes populaires ne sont qu'un matériau de construction, l'œuvre d'art n'apparaissant qu'après maturation de la conception, aucun détail n'étant alors laissé au hasard. De plus une stylisation minutieuse, née de la manipulation de ces matériaux, est absolument essentielle.

Pour comprendre pleinement ce que je veux dire, il sufrait de faire traiter ces blues par vos propres musiciens et par des musiciens européens autres que français : vous verriez certainement que les œuvres ainsi produites sont infiniment diverses, la plupart portant les caractéristiques nationales de leurs compositeurs respectifs, en dépit de la nationalité unique du matériau initial : le blues américain. Pensez aux différences radicales, si frappantes, qui séparent le jazz et les raggs de Milhaud, Stravinsky, Casella, Hindemith et autres. L'individualité de ces compositeurs a été plus forte que les matériaux empruntés. Ils ont pétri ces formes populaires pour satisfaire aux exigences de leur art personnel. Ainsi rien n'est-il laissé au hasard et cette stylisation minutieuse des matériaux employés entraîne-t-elle que les styles deviennent aussi nombreux que les compositeurs eux-mêmes. En ce qui concerne mon propre travail de composition, je trouve qu'une longgue période de gestation est en général nécessaire. Durant cette période, j'arrive graduellement à voir, et avec une précision grandissante, la forme et la trajectoire d'ensemble de l'œuvre à venir. Je puis en être ainsi préoccupé des années durant, sans écrire une seule note. Après quoi la rédaction matérielle se fait relativement vite, mais il y a encore beaucoup de travail pour éliminer tout ce qui peut être considéré comme superflu avant d'arriver, aussi totalement que possible, à la clarté finale désirée. Alors le temps vient où de nouvelles idées peuvent être retenues, concernant d'autres compositions. Mais ces projets nouveaux ne sauraient relever de l'arbitraire et, s'imposant librement à l'esprit, ils trouvent parfois leur origine dans un lointain souvenir ne resurgissant qu 'avec des années de retard.

III. Perpetuum mobile

Il est conseillé d'accrocher sa ceinture pour ce volet final dit « Perpetuum Mobile »4 (prémisse probable du futur Boléro), révélateur du talent imaginatif sans limites de « l'horloger suisse » (surnom dont l'avait doté Stravinsky), qui impose ici son talent de « géomètre des mystères » selon le célèbre oxymore de Roland-Manuel5.

Les douze mesures d'introduction amorcent un rythme volontairement hésitant, reprenant le motif bref et staccato du premier mouvement. Ravel active le levier de son imaginaire : attention au départ ! Par un dernier réglage, ajustant la mise au point, bielles et rouages se mettent progressivement en branle, pour d'un seul coup imposer ce rythme ininterrompu, à la mécanique parfaitement huilée, aux motifs répétés, obsessionnels, et d'une rotation vertigineuse.

L'archet du violoniste, tel une locomotive propulsée par quatre mille chevaux vapeur, s'élance dans d'ahurissantes doubles-croches, qu'il décline en gammes, arpèges, accords brisés... Saisissant au vol ce tempo vif, dans une parfaite synchronisation de copilote, le pianiste ajoute avec insistance des ponctuations, tantôt discrètes, tantôt plus affirmées, réminiscences fragmentées des deux mouvements précédents, pour une parfaite alchimie chauffée à blanc, et cuit à point, en moins de quatre minutes !

Quelle leçon d'écriture !

Édouard Ravel
ingénieur, frère de Maurice.

Marcel Marnat
musicologue et journaliste

plume Stefan Lefèvre

Notes

1. En 1900, Ravel se joint à un groupe d'artistes et d'intellectuels qui porte le nom de club Apache et dont les activités touchent à toutes les formes d'art. Les femmes n'y sont pas admises. C'est grâce à ce groupe, qui cessera d'exister en 1914, que Ravel rencontre notamment Erik Satie, Jean Cocteau, André Gide, Paul Valéry, Igor Stravinski, Nijinski et Serge Diaghilev. Le club Apache se réunit chez Ida et Cyprien Godebski et c'est pour les enfants de ce couple que Ravel composera plus tard Ma mère l'Oye.

2. Par exemple son trio en la mineur est directement sous l'influence du pays Basque. L'Espagne est la source de son inspiration dans sa Vocalise en forme de Habanera, son Boléro, l'Alborada del gracioso, Pavane pour une infante défunte, la Rapsodie espagnole, Don Quichotte à Dulcinée. Les États-unis l'influenceront Ravel dans le 3e mouvement du concerto pour la main gauche, dans le « blues » de la sonate pour violon et piano — qui possède d'ailleurs des similitudes avec le chant de la théière anglaise tiré de sa fantaisie lyrique : L'enfant et les sortilèges, travaillé durant la même période (1923-1927).

3. La « laideronnette impératrice des pagodes » dans Ma Mère l'Oye est animée d'un esprit asiatique ainsi que le poème « Asie » extrait de Shéhérazade qui rappelle également l'Inde et la Chine tandis que Daphnis et Chloé et les chanson populaires grecques sont directement inspirés du peuple hellénique.

4. Perpetuum mobile (Latin), moto perpetuo (Italien) ou mouvement perpétuel peut signifier deux choses : 1. morceaux de musique ou parties de pièces, caractérisés par un flux continu de notes, généralement à un tempo rapide. 2. ensemble de pièces ou grandes parties de pièces qui doivent être jouées à maintes reprises, souvent un nombre indéfini de fois. Quelques exemples : Mouvement perpétuel pour violon d'O. Novacek, Moto perpetuo, opus 11, pour violon, de N. Paganini, Le vol du bourdon de N. Rimski-Korsakov, Scherzo du 2e concerto pour piano de S. Prokofiev, 3e mouvement du concerto pour violon de S. Barber.

5. Compositeur et musicologue, disciple, ami et biographe de Ravel.


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