D'emblée, ce livre se présente de manière impressionnante : par
l'élégante austérité de sa couverture, par son épaisseur, par son éditeur
attaché à la tradition universitaire. Mais encore, par son titre, qui évoque
une érudition rare, voire obscure, par le fait qu'il est issu d'une thèse
d'État, la dernière — dit-on, a avoir été soutenue : ce diplôme hautement
honorifique n'étant accessible qu'aux prétendants s'y étant inscrits avant sa
suppression, dans les années 1985.
On pourrait hésiter à ouvrir un tel ouvrage, par crainte d'y
trouver un genre universitaire déjà combattu au XIIIe siècle par Abélard, qui
parlait d'arbre feuillu et resplendissant, mais sans fruit, ou de verbiage
magnifique, mais renseignant fort peu.
Évidemment, écrire cela, c'est écrire que tel n'est pas le cas.
Bien que ne cédant en rien à l'académisme imposé par la tradition du genre, ce
livre est rédigé avec distinction, sans jargon ni sous- ou bien entendus à
décrypter. Peut-être même peut-on discerner une certaine préciosité élégante et
un goût pour les mots rares, lesquels, par-ci, par-là, émaillent le texte. Dans
le fond, écrire sur la langue poétique peut donner envie de la prouver.
Le propos est donc clair, transparent ; l'érudition, soutenue
et foisonnante, n'a pas d'autre prétention que celle de soutenir la
réflexion.
Fait assez rare dans les travaux universitaires d'aujourd'hui,
l'auteur est engagé, ose, avec parfois humour, des jugements et prospectives
personnels. Autrement dit, on entend très fort le « je » qui a beaucoup à dire,
derrière le « nous » collectif.
Il reste que ce n'est pas un livre « facile », par le sujet, sa
concision, sa technicité, et peut-être comme le dit l'auteur, parce que
souvent, les préjugés masquent les évidences.
La thèse centrale est celle-ci : la poésie et la musique, leur
unification en chanson, sont des choses qui sonnent. Elles sont avant tout des
objets sonores, des totalités concrètes. Une chanson, écrit Pierre Bonniffet, ce
sont des phonèmes, une musique et son chant, qui se donnent comme un tout
unifié. On nous invite donc plutôt que de « sauter à la rime pour se rincer
l'œil et lire pour comprendre » la poésie, de « lire pour entendre ». Parce « c'est bien en
effet la prononciation qui était au cœur du débat sur la création poétique et
non pas l'écrit, ni même l'orthographe » [p. 76]
Cette thèse est traversée par un précepte méthodologique issu
de la scholastique humaniste, la trinité « invention, disposition,
élocution », pour le créateur, et en sens inverse pour l'auditeur. On dispose au
départ d'un matériau, ou de l'inspiration (divine), il faut le formaliser (le
disposer et en disposer) pour en faire une œuvre qui ne se révélera que par sa
diffusion (élocution).
La période étudiée est comprise entre la publication en 1544,
de « Delie, object de plus haulte vertu », long texte poétique sur l'absence, de
Maurice Scève, poète lyonnais, admiré pour son art, et discuté pour son
obscurité, et la publication, en 1612, du « Second livre des Meslanges » de
Claude Le Jeune, le maître de musique d'Henri IV.
Ce livre analyse donc, du point de vue de leurs effets sonores,
la poésie, la musique et aussi leur unification par la chanson. Pour rassurer
les littéraires comme les musiciens, on portera attention au fait que l'auteur,
chercheur au CNRS, sur le français ancien, a enseigné au département de
musicologie de Paris IV, et chante le répertoire qui est ici étudié.
On peut considérer cet ouvrage, comme la justification des
nombreuses transcriptions modernes de chansons de l'époque dite humaniste,
réalisées par l'auteur. Ce dernier se donne pour but de retrouver la pureté
initiale d'interprétation de ces chansons.
Nous ne partageons pas ce point de vue, qui doit être pourtant
essentiel, aux motivations de Pierre Bonniffet. Nous ne pensons pas que
l'histoire puisse être reconstruite, mais encore que cette notion de « pureté
originale » est un préjugé fort, propre à notre civilisation, avatar en
histoire de l'essentialisme, toujours une construction perpétuelle a
postiori.
Il reste que cette motivation, celle de se rapprocher, dans le
temps, de cette supposée pureté originelle, à conduit l'auteur à accomplir un
remarquable travail d'historien, puisqu'il a recherché, à partir du témoignage
des grammairiens, des grands témoins du temps, des humanistes eux-mêmes, à
savoir comment on pouvait entendre poésie et musique, plutôt que de discuter, à
partir des traités de musique, la place de telle ou telle note. C'est ainsi que
sont mis à contribution Théodore de Bèze, Étienne Dolet, ou Pontus de Tyard etc.
et surtout Marsile Ficin, parce que :
« C'est par l'hédonisme vocal exempt de tout remord dont il
fait preuve, que Ficin innove, et qu'il influe sur la musique : son idée du
phénomène sonore enrichit à la fois l'acte du musicien et celui de l'interprète,
car il ne décrit pas la nature du son uniquement en termes arithmétiques, sa
place dans la gamme seulement en termes de géométrie, ni le mode de sa
transmission en termes mécaniques : l'intenzionalità, base de la
connivence [...] entre en jeu, et c'est pourquoi le chant est si souvent
invoqué à l'appui de sa théorie sonore ».[ p. 300]
L'auteur ne recherche pas la vérité formelle ou intemporelle,
que ces témoignages pourraient fournir (il n'y a donc pas de pureté originelle),
mais se place dans la dynamique des mentalités, ou de l «'air du temps » des
grands penseurs humanistes. Il s'agit donc bien d'une manière moderne de faire
de l'histoire.
Loin d'une « mise en contexte » chère aux histoires de la
musique, il est bien question ici des dynamiques mêmes du contexte qui élaborent
l'histoire et n'en est sont pas qu'un décor. Cela entraîne un type de
questionnement du document ancien, dont on ne recherche pas le simple
témoignage formel, mais les conditions pratiques et opérations idéologiques qui
conditionnent son élaboration, et donc le sens de son contenu.
C'est cela qui donne bien des richesses à ce livre, émaillé
d'une grande quantité de remarques destinées à encadrer le monde possible de la
pensée et des évidences de l'époque, et donc en retour, notre manière de les
aborder. Si Pierre Bonniffet va parfois chercher très loin ses justifications, il est aussi rappelé à l'ordre par la nécessaire réalisation pratique. Peut-être sommes nous en présence d'un grand traité d'esthétique de la chanson du second XVIe siècle, et donc en effet, de la pureté originelle, qu'aucun artiste, c'est connu, ne respecte. Jean-Marc Warszawski 20 juin 2007
En
vente à la librairie « Pages musicales » Musique et poésie au 16ème siècle, une sélection de Guylène Dubois Présentation de l'éditeurLa méthode proposée analyse les poèmes du XVIe siède et les trois éléments fusionnés dans les chansons (phonèmes, musique et chant), selon les trois étapes (invention, disposition et élocution) que les écoliers apprenaient durant le trivium. La fonction des trois éléments du corps sonore a beaucoup évolué dans le champ sonore en soixante ans. La parole, de sujet, devient objet de la musique. La musique, malgré les efforts du psaume et de la poésie mesurée, s'affranchit de la parole et de ses réfèrent. Le chant, dans ce divorce, s'émancipe à son tour et invente ses propres réfèrent. Pierre Bonniffet, ingénieur d'étude honnoraire au CNRS, docteur es-Lettres et Sciences humaines, a une double formation d'historien et de chanteur. Il a publié de nombreuses études sur la poésie et la musique au XVIe siècle
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