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par jean-Marc Warszawski, 2006.

La Passion selon Urhan

MESTRON HERVÉ, La passion selon Urhan (roman). Éditions Symétrie, Lyon 2005 [180 p.].

Dans «comment on écrit l'histoire» (Seuil), Paul Veyne affirme qu'écrire l'histoire c'est comme écrire un roman, sauf qu'il s'agit d'un roman vrai. Ce qui contredit à juste titre Paul Ricœur qui conclut dans « Temps et Récit » (Seuil) que rien ne permet de discerner le récit de fiction du récit d'histoire.

Il n'est donc pas saugrenu, dans une série de critiques portant sur la fonction du documentaire dans la formation du sens, d'inclure un roman. On connaît la réussite du «Roman de la rose» d'Umberto Eco, où une enquête policière fantaisiste se déroule dans un monde monastique construit sur une solide documentation historique ou celle du Film de Tavernier « Que la fête commence », là encore d'une fantaisie factuelle complète,  mais donnant une vision vraie de la déliquescence politique sous la Régence et des premiers frémissements qui aboutiront au bouleversement de la Révolution.

D'autant que le roman d'Hervé Mestron est inspiré de la biographie d'un musicien bien réel né le 16 février 1790 à Monjoye et mort à Paris le 2 novembre 1845. Remarqué à Aix-la-Chapelle par l'impératrice Joséphine venue aux thermes en été 1804, il est recommandé auprès de Lesueur dont il devient un familier. Altiste, il remplace Paganini à la création d'«Harold» de Berlioz et met à l'honneur la viole d'amour.

Personnage fantasque, profondément mystique, il est un objet de légende pour ses contemporains, particulièrement  pour le dramaturge Ernest Legouvé (1807-1903), qui dans ses « 60 ans de souvenirs » dresse un portrait d'Uhran très romancé, comme est l'ensemble de ses souvenirs, dont on retrouve des extraits incorporés au roman d'Hervé Mestron.

Pour ce qui concerne l'histoire ou le roman vrai selon Paul Veyne, on se reportera au livre d'Ulrich Schuppener, « Christian Urhan : Zum 200. Geburtstag des bedeutenden Musikers aus Monschau ». Beiträge zur Geschichte des Monschauer Landes (2), 1991. L'auteur remonte aux sources de premières mains, aux archives de Monschau et de Aachen, connaît parfaitement bien la littérature secondaire conservée à dans les grandes bibliothèques françaises, mais encore met en œuvre une impressionnante documentation transversale.

Il se trouve que je suis par hasard, le plus effroyable des lecteurs. À cause du livre d'Ulrich Schupenner, mais aussi parce que je connais bien le Monjoye natal du vrai Christian Uhran, magnifique et rude bourgade de montagne, construite dans les escarpements d'une vallée étroite du massif de l'Eifel et tombant littéralement dans le  Rur, un torrent.  À la naissance de Christian Uhran, Monjoye est un village allemand. Il devient français en 1794. C'est en 1918 que Monjoye, allemand, prend le nom de Monschau. Il est en effet situé à une trentaine de kilomètres d'Aix-la-Chapelle (Aachen) que je connais de même très bien et où se passe la première partie du roman.

J'ai eu du mal à imaginer certaines scènes évoquées par le livre, comme l'arrivée de Joséphine au Markplatz de Aachen (la place de l'hôtel de ville) dans la liesse populaire, parce que les rues à configuration médiévale qui mènent à cette place laisseraient tout juste la place à un équipage et une garde à cheval. De la même manière j'imagine mal le jeune Uhran  méditer à la cathédrale en écoutant la maîtrise chanter des chorals de Bach, parce que les chorals harmonisés par Bach, plutôt chantés par l'assemblée des fidèles, n'ont pas leur place dans un sanctuaire catholique comme le « Dom » de Aachen.

Pourquoi faire passer la Meuse à Aachen [p. 31]  et y ajouter un canal [p. 32] ? La description de la cathédrale, où Urhan médite semble provenir d'un dépliant touristique plus que de la dramatisation nécessaire à la vérité du roman, ou d'une vision réelle. À ce sujet, l'ouvrage est parsemé de loin en loin de ces descriptions sorties droit de la documentation, sans véritable retraitement dramatique, dont on ne sait pas si elles appartiennent  à la dramaturgie du roman ou au regard distancié du narrateur. Et alors on ne sait situer le narrateur ni dans le temps ni dans le tissu de la narration, parce que la manière dont les personnages s'expriment dans les dialogues et le langage utilisé dans la narration sont uniformes et modernes, voire anachronique quand on met sous la plume de Bonaparte un vocabulaire qu'il ne pouvait avoir.

Hervé Mestron s'avance peut-être un peu trop légèrement dans une courte préface où l'on peut lire « J'ai lu et relu tout ce qui était écrit sur le personnage, la plupart du temps par des auteurs l'ayant directement côtoyé, j'ai cependant essayé d'échapper au syndrome « cloîtrant »  de la reconstitution pour laisser libre court à ma rêverie ».

Je ne pense pas qu'Hervé Mestron ait tout lu de ce qui a été écrit sur Christian Urhan, mais encore il ne s'agit pas d'avoir tout ratissé, car on ramasse ainsi le meilleur et le pire. Le témoignage des contemporains est loin d'être une chose solide par principe. Tout lire sur un personnage, c'est aussi lire son époque, son milieu, son vocabulaire et les problématiques qu'on peut en tirer... Et prendre le risque des  décisions. C'est ainsi que fonctionnent beaucoup de romans, historiques ou non. Le polar de qualité est une chronique vivante spécifique à un milieu, un lieu, un moment.

Le rêve et l'imagination sont aussi des outils importants pour l'historien. Par ailleurs, rester au plus près des référents de véracité factuelle n'est pas un syndrome ni un enfermement. La rêverie n'est pas une libération, mais justement un enfermement sur soi, une mise à l'écart du réel. Enfin, l'historien ne restitue pas. L'histoire ne se restitue pas. Elle se raconte, elle s'explique, elle se pense.

Ce qui est ici intéressant est qu'on réalise que les pièges du documentaire menacent autant l'historien que le romancier, mais que la vérité du récit d'histoire n'est pas la même que celle du récit romanesque. L'historien ne peut se permettre d'inventer de toutes pièces des événements, par exemple pour expliquer une relation entre deux faits. D'abord parce que ce serait faux, que cela induirait dans l'histoire des logiques qui ne sont que dans la tête de l'historien, mais surtout ferait retomber l'intérêt de l'intrigue ou de l'enquête.

A l'inverse, sauf parti pris esthétique (peut-être le «Le Pendule de Faucault » d'Umberto Eco), la notice documentaire ne peut pas être dans sa sécheresse extérieure et énoncé impersonnel être introduite dans le récit romanesque sans un minimum de précautions et de mise en scène. Je ne connais qu'un exemple terriblement efficace d'une telle intrusion qui en son temps fit scandale. Dans « La Semaine sainte », Louis Aragon met en scène le personnage de Théodore Gericault, le peintre tant admiré par Michelet. C'est la semaine Sainte de 1815.

Alors que l'action de passe dans le Nord, Aragon, le narrateur, reconnaît la ferme où pendant la guerre 1914-1918 il était stationné en tant qu'infirmier. Effet saisissant et virtuose.

C'est cela qui donne tort à Paul Ricoeur : on ne peut confondre un récit d'histoire avec un récit de fiction. Hervé Mestron n'a pas complètement surmonté les pièges de l'entre-deux.


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