COLLECTIF, Musique et sacré : actes du colloque. 17-18 septembre 2004. Monastère royal de Brou. Centre Culturel de Rencontre d'Ambronay, Ambronay Éditions, 2005 [150 pages ; ISBN 2-9523633, 22 €].
Créées depuis peu, les Éditions d'Ambronay se sont inaugurées avec l'édition de sonates de Scarlatti au pianoforte joué par Aline Zylberajch (réédition) et un coffret de 4 CD gravés de musique religieuse de Monteverdi (ensemble Elyma). Un petit dernier sort tout juste de la couveuse : La Guiditta d'Allessandro Scarlatti (Le Parlement de Musique, Martin Gester). Mais il y a eu aussi un premier livre, les actes d'un colloque tenu au monastère royal de Brou les 17 et 18 septembre 2004 : « Musique et sacré ».
Le sujet est d'une ambition rare, son étude est de haut niveau, les angles d'attaque couvrent un large spectre de spécialités : tout n'est pas facile à lire, mais qu'il y a aussi matière à faire un plein d'idées et de prospectives, voire d'idées de derrière les idées. Comme ont dit, c'est un livre qui laisse des marges.
L'ouvrage est ouvert par un long texte de Michel Poizat, brutalement décédé avant d'avoir pu mener à terme l'ensemble du projet.
Pour lui, le premier dispositif de la parole est la voix. La voix est un dispositif, un appareil destiné à produire quelque chose. Cet appareil est étrange en ce qu'il a une matérialité observable, mais aussi une capacité transcendantale : le sens. La voix est un instrument qui produit du sens.
La voix est aussi source de plaisir, de jouissance. Les sociétés dépensent, s'organisent pour jouir de la voix. Or, toujours dans le cadre des étrangetés, la voix s'efface dès que le sens surgit. Ce que Jacques Derrida remarque dans «La voix et le phénomène» (PUF 1967).
Cette voix et en fait un carrefour entre le sujet et l'autre, entre corps et langage. En tant que fonction de communication, la voix est inscrite dans le social et articule dans une même configuration «Voix, Verbe, Dieu, Société et Jouissance ». Michel Poizat privilégie deux expressions anthropologiques de cette configuration : la pratique de l'hymne et l'institution du tribunat.
Hymne religieux, car pour lui, dans le cadre de la religion catholique, Dieu qui ne peut être nommé que de façon auto-référentielle (je suis ce que je suis) ne peut être que chant qui a le pouvoir de transcender la signification. Le chant a un aspect performatif, il met en scène sans informer. Il pose un problème essentiel pour la théologie, celui de la légitimité de la jouissance dans le chant.
Mais en étant fusion des voix en une, ici voix de Dieu, voix du peuple, voix de l'Église, l'hymne peut aussi devenir hymne national. L'auteur consacre plusieurs pages à l'extraordinaire flambée de succès que connu dès sa composition «La Marseillaise» et à la forte impression qu'elle fit sur les contemporains, ennemis de la République compris, leur surprise d'entendre un hymne aux effets si puissants où ne sont évoqués ni Dieu ni roi. Il montre que le sacré n'est pas fondamentalement une structure religieuse, mais que la religion, est une forme de gestion particulière du sacré.
Plus proche de Rousseau il aborde la question du tribun, du tribunal, du tribunat. C'est-à-dire l'importance de l'éloquence et des débats publics, et montre comment l'idée de sacré organise les prises de parole, mais encore l'applaudissement, comme substitut de la parole et don du corps : la voix des main.
Une très belle citation extraite du Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau :
«Le tribunat n'est point partie constitutive de la cité, et ne doit avoir aucune portion de la puissance législative ni de l'exécutive, mais c'est en cela même que la sienne est pus grande : car ne pouvant rien faire, il peut tout empêcher» [p. 49]
Je rappelle que Jean-Jacques Rousseau pensait, comme beaucoup à son époque, en vertu de lectures peu critiques ou historiennes d'archives, que la musique de l'antiquité avait une puissance singulière. Pour lui, la qualité expressive de la musique était tributaire de l'art du tribunat. A Rome disait-il, les tribuns devaient convaincre la foule, ils devaient user de tout leur art et dès lors nourrissaient la musique (essentiellement de l'accentuation). Aujourd'hui, on ne se sert plus du discours pour convaincre, on envoie les soldats récupérer l'impôt de force chez les pauvres gens. Le langage de la cour inutile est appauvri, la source de la musique française est tarie.
On a beaucoup souri (en coin du bon ton), à ce trait pourtant génial du point de vue polémique et symbolique. Il pourrait bien qu'il soit musicalement plus prospectif qu'on pourrait le penser, justement par la médiation du sacré (par exemple le performatif de la voix). Je ferme la parenthèse.
Toute cette disposition, cet appareillage social de la voix, Michel Poizat propose de le concentrer dans l'idée de Pulsion invoquante, reprise de Jacques Lacan.
Pour le philosophe Bernard Baas, la question du sacré est une question de la limite qui sépare, dans le fonctionnement d'une société, ce qui est licite et ce qui est inviolable, interdit. Le latin dit que le mot «sacré» vient de «sacer», «sancio» (participe «sanctus») dont la première signification est «interdit», «inviolable». «Profane», du latin «pro-fanus» qui signifie «devant le temple», c'est-à-dire à l'extérieur. Franchir cette frontière serait fascinant mais aussi terrifiant : tel serait la nature du «frisson du sacré». C'est aussi une chose qui est proche du sentiment du sublime, qui est celui de franchir la frontière entre fini et infini, et d'un point de vue religieux de s'arracher au monde pour s'élever au divin. Le sacré serait alors l'expérience de la présence du divin. C'est-à-dire une intensité d'émotion pouvant porter à croire à la présence de l'imprésentable. Car l'extérieur ne peut entrer dans l'intérieur, l'infini dans le fini. C'est donc une expérience de la limite, «l'affect du sacré n'advient qu'à la limite» [p. 57]. Le sacré est donc le mouvement qui pousse et retient en même temps de franchir la frontière. De tous les arts, la musique est le plus à même de produire ce sentiment de sublime.
C'est aussi, d'après Georges Bataille le mouvement du va du monde des choses utiles à celui des choses qui ne servent à rien, du monde des choses serviles à celui de la souveraineté. Le sens du sacré et alors un «non-sens», puisqu'il est une promesse de se détacher de ce qui fait sens.
On est alors dans le monde de la représentation, où il y a toujours écart entre le représentant et le représenté. Le sens n'est donc jamais pur. La présence pure serait une présence débarrassée de la nécessité de la représentation. La limite est donc entre la représentation et la présence, le cas d'une parole qui serait soustraite de son contenu représentatif. «Or, soustraire de la parole son contenu représentatif (les symboles linguistiques), c'est produire une énonciation sans énoncé : la voix, l'intonation, la mélodie.» […] «… il n'y a pas et ne peut y avoir de sacré que pour l'être parlant qu'est l'homme. Et cela vaut en propre pour la musique : il n'y a de musique que pour cet être de parole qu'est l'homme».
Le sacré est l'élévation à la présence qui excède toute représentation, et donc une libération de la contrainte représentative de la langue, une transgression de l'ordre symbolique, du Verbe. La musique est alors le contraire du langage.
Raymond Court, également philosophe, met en avant une comparaison entre deux mises en scène musicale du mythe de «Pygmalion» d'Ovide par Jean-Jacques Rousseau et par Jean-Philippe Rameau. Opposition entre la conception Physico-mathématique de Rameau et celle de la philosophie de la nature imitée de Rousseau, où la voix à la primauté sur le son. Le passage du chaos à l'ordre (de la forme sculptée à la forme animée) est chez Rousseau une opération sémiologique, qui selon Raymond Court est «quelque chose qui relève d'une véritable éducation sentimentale et marque la passage du narcissisme à l'amour-réciprocité». Chez Rameau, la structure sonore et le jeu des harmonies (des accords) sont utilisés pour exprimer le travail sur la pierre qui donne forme à la statue et à la vie.
Il y a dans la musique de rameau, un risque d'autonomie musicale propre à évacuer le sacré, Comme Hanslick le défendait en 1854 «… pleine autonomie des formes musicales entendues comme pures formes sonores en mouvement dont la cohérence interne suffit à définir le beau en musique». On en arrive à considérer que seule la musique instrumentale est pure et absolue, ce qui conduit Hanslick, selon Raymond Court, à des aberrations dans ses jugements de la 9e Symphonie de Beethoven, des Opéras de Wagner ou des musique de Bach. Cela conduit aussi un Varèse à déclarer qu'il n'y a pas de sacré en musique sans texte, donc sans élément extérieur.
Raymond Court propose donc, à l'inverse de Bernard Baas que «…méritent le qualificatif de sacré, toutes ces musiques vouées à magnifier le verbe en le portant à son plus intense degré d'expression et de sens et qui reposent […] sur une discipline de la voix, ou comme disait saint Augustin, une vigilance de l'esprit»
Bien entendu, on revient à Jean-Jacques Rousseau, ardent défenseur de la vocalité et à ce qu'il nomme dans son dictionnaire de musique «la parole vive», comme l'écrit l'auteur, «l'essence charnelle de la musique», «l'énergie de a langue» ou «l'énergie de l'expression».
Les limites sont ici entre parole et écoute, corps et monde, par quoi, selon Merleau-Ponty «on pénètre dans la chair de la musique et dans la musique comme chair.» Au principe de cette fonction d'incarnation, il y a l'accent. «Le verbe est la musique » (William Christie» ; «le mot doit être patron de musique» (Monteverdi) [p. 78].
Bernard Tétu, est connu pour son activité chorale à Lyon, est aussi philosophe. Il évoque les sirènes, symboles d'un amour impossible et mortel, et Orphée qui remonte ou arrête le temps. Maisl il reste attaché à son point de vue de praticien. Pour lui, il y a une «sorte d'affect général plus large qui dépasserait la distinction profane-sacré» [p. 85], car un concert réussi est un partage proche de la plénitude de l'échange avec le public, du partage, et non la recherche de lui offrir un état second. «S'il me faut nommer le sacré en musique, ce serait cette quête de la totalité où l'homme partagé, divisé, voire exilé – comme le décrivent toutes nos mythologies et religions -, pourrait entrevoir l'unité retrouvée.».
Le chant a le pouvoir d'arrêter le temps, ou d'être une expérience de l'abolition du temps. «l'acte musical réussi est la négation du temps qui passe» [p. 87]. Pour lui, interprète, il s'agit d'enraciner dans son propre corps le discours musical. Quand Casals grogne en jouant, écrit Bernard Tétu, il ne grogne pas la mélodie, il grogne autre chose que ce qu'il joue. Il y aurait donc quelque chose sous le discours musical, que les mots de peuvent pas dire, comme l'amour mortel des sirènes femmes oiseaux de l'antiquité méditerranéenne ou de l'impossible amour des sirènes femmes poisson nordiques.
Le chant peut dire l'infinité des émotions humaines presque simultanément, va au-delà de la possibioité de signification des mots. Pour appuyer son propos Bernard Tétu donne à écouter le chant d'un vieux chanteur de flamenco et celui d'un enfant autiste. On éprouve là une certaine frustration à ne pouvoir en profiter.
Sophie Wahnich, historienne, développe de manière approfondie l'idée de «voix sociale» évoquée par Michel Poizat dans sont texte introductif. Elle montre comment, au moment des événements révolutionnaire de 1792, la voix populaire est au centre des rites qui s'inventent, sur fond de chrétienté, dans l'établissement d'une sacralisation de la Nation et de la Loi. Une gestion non religieuse du sacré ou le serment est le rite essentiel.
Sous sa plume, ces événements deviennent un véritable drame musical qui se met lui-même en scène. Depuis la pétition adressée à la constituante et portée en défilé ordonné en en musique (la cri du peuple mis en forme, sacralisé) où, dit témoin de l'époque Monsieur Santerre de sonne beaucoup de mouvement pour tout ordonnancer…» |p. 99], au silence de l'attente : L'Assemblée décrétera-t-elle la Patrie en danger ? Puis le silence de la déception, comme fut le silence réprobateur des parisiens au passage de rois de retour de Varenne.
La Marseillaise comble une attente, celle du peuple de reprendre la voix. Le «Ah ça ira» était un cri de ralliement. La Marseillaise est un Hymne.
Peut-être, j'ouvre une nouvelle parenthèse, les législateurs n'ont-ils pas entendu cette Marseillaise, comme on n'a pas entendu leRap, voix des laissés pour compte des cités populaires, précédent de loin et dans le silence des émeutes sans surprise.
Danton, Robespierre, Marat eux, entendent : «Le peuple est las de n'être point vengé. Craignez qu'il ne fasse justice lui-même. Je demande que sans désemparer vous décrétiez qu'il sera nommé un citoyen dans chaque section pour former un tribunal criminel» (Le Moniteur universel, 17 août 1792) [p. 103].
Les références aux pratiques chorales, aux valeurs de la liturgie chrétienne, de la musique d'ensemble dans les discours politiques sont assez étonnantes, et l'idée de l'auteur à propos des mises en scène, de la sacralisation qui associent la volonté, l'ardeur avec la retenue de la violence est convaincante. D'un point de vue de la cérémonie liturgique on parle de décence, mais là on est dans le monde réel.
«Le silence du peuple, affirment les révolutionnaires, c'est le silence des lois. Un tel silence engendre l'effroi. Pour que la voix du peuple soit entendue comme voix de Dieu, il lui faut alternativement des rituels d'apaisement musicaux et politiques. Littéralement cela produit les hymnes, ou les concerts (ici Gossec) qui disent le fait politique par la musique écoutée et produite en commun, dans une quête complexe d'harmonie non fusionnelle.» [p. 106]
Le livre s'achève sur deux articles sur la gestion religieuse du sacré. Dans l'Islam, par Aline Tauzin, ethnologue et dans la chrétienté, par Jean-Yves Hammeline, spécialiste de ces questions bien connu dans le monde de la musique.
Leurs propos sont au premier abord étonnants : Parler de musique sacrée est impossible pour ce qui concerne l'Islam. Pour Jean-Yves Hammeline, il n'y a pas de musique sacrée.
Aline Tauzin met en avant les problèmes du vocabulaire : il est impossible d'accoler le terme «musique» à celui de «sacré» en arabe. En témoigne le «Festival des musiques sacrées» de Fès au Maroc, qu'on annonce en arabe par «Festival de Fès», faute de traduction satisfaisante. Mais la chose ? L'auteur précise que si la linguistique est en défaut, c'est que les choses le sont aussi. Fondamentalement, pour l'Islam, musique et religieux sont incompatibles, bien que les discussions théologiques continuent depuis la fin du premier siècle de l'Hégire où cette exclusion réciproque a été prononcée. Les hadiths (recueils de Dits du Prophète) s'opposent sur la question, entre interdiction formelle et Licéité.
Jean-Yves Hammeline, quant-à lui, met en avant les dictionnaires et les traités de musique, pour montrer que jusqu'à la fin de la renaissance, la catégorie de musique sacrée n'est pas pensable, parce qu'on est persuadé de l'unité de l'art musical [p. 126].
Dans les deux cas, les raisons fondamentales sont les mêmes. La musique est considérée comme étant du côté de la vulnérabilité morale (de la chair), de la féminité, des choses légères et du plaisir, de la perversité. Choses qui «excèdent la raison» [p. 115]
Évidemment, ce sont là des notions qu'il faut décrire, affiner, mettre en sens, et en relation avec les activités de cantillation ou de psalmodie, mais encore des pratiques musicales qui se développent à L'Église, ou dans certaines sectes de l'Islam, l'exemple le plus spectaculaire étant le soufisme.
Mais encore, «L'orthodoxie redoute et condamne l'expérience du sacré mais elle ne peut empêcher son existence par le biais, par le biais de la musique, justement, de la poésie, en ce que le rythme qui fonde cette dernière excède la stricte valeur des mots»
Jean-Marc Warszawski
6 février 2006
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Jeudi 7 Mars, 2024