Dominique Dubreuil tente de nous livrer ici des archives
à l'accès des plus difficiles, dont seule
la poésie semble capable de casser les secrets.
Il faut bien cela, pour rendre compte de ce qui a pu
être le dernier délire de Franz Schubert,
son dernier Voyage d'hiver. Comme un écho
littéraire à sa musique.
C'est bien là, le dernier et
posthume délire de Franz. Son premier médecin,
un butor, le lui avait dit : « vos exaltations
sont des signes avant-coureurs »... Mais de quoi
?
Erik Satie, nous l'a appris, «
tous les malheurs viennent de la musique ».
Mais Franz, instinctivement, sans pouvoir connaître
Satie et n'ayant certainement pas encore lu Goethe,
a peur du Roi des aulnes, le voleur d'enfants. Il écrit
à son père que son professeur de musique
manigance de terribles choses. La musique aurait-elle
donc perdu Franz dans un voyage infini ?
On comprend alors l'importance du
« sémaphore éolien musical »,
destiné à transmettre la musique, invention
dont il est, on le remarque, assez fier. Quelle bonne
idée pour faire voyager la musique sans bouger,
en étant enfermé même, enfermé
dans sa tête même, de livrer les œuvres
à la dramatisation du vent, d'utiliser cette
invention militaire française pour appeler les
nations à la concorde. Car la première
œuvre diffusée par « Sémaphore éolien
musical » doit être un appel à
la concorde.
Le lecteur inattentif risquerait
à tort d'attribuer l'invention du «
Sémaphore éolien musical » à
la fécondité, à la virtuosité
poétique de la plume de l'auteur (si indiscutable,
qu'on pourrait arrêter là le dévoilement). Ce
lecteur inattentif, mettra en
avant, qu'aucun des biographes de Franz, parmi eux les
plus autorisés, n'a porté la moindre attention
à cette invention. Pourtant, celle-ci est vraiment
à l'honneur du compositeur qui offre à
l'humanité un instrument utile et pacifique,
transforme la musique en voyage et par là, Franz
lui-même en voyageur infini.
Le voyage est fluidité, écoulement,
flot, égouttement, infiltration, érosion,
transport. Fluidité de toute cette eau qui imbibe
chaque page du livre. N'y a-t-il meilleure analogie
poétique à la musique que l'eau ?
Thierry Escaich n'évoque-t-il
pas « le ruissellement des eaux natales de l'univers
» pour présenter son :« Exultet »
?
Certes, les savant rétorqueront
système stellaire, harmonie des sphères,
intervalles parfaits, et Dieu qui compte sur ses doigts.
Mais que disent les nombres à propos de la Jeune
fille et la mort ?
Justement, Franz se renseigne auprès
de ses amis : la mort est-elle masculine ou féminine
? Question secondaire pour le biologiste, mais essentielle
pour le poète. Là, il faut couper la poire
en deux. Germanique, elle est un homme ; latine elle
est une femme. C'est avec la latine qu'il se promène
longuement à la campagne. Mais, déjà
en voyage sur le Styx, il crie, il renonce, et le passeur
l'exauce. Mais revient-on vraiment de parmi les morts
?
Parfois, quand il fait très
froid, cette eau devient concrète, se solidifie,
devient glace, elle est alors hiver.
On sait comment, la première
audition qu'il donna du « Voyage d'hiver »,
aurait laissé ses amis de glace. Il leur aurait
semblé que ce voyage était trop sombre,.
Ils auraient ignoré que Franz était déjà
en chemin.
Les choses ne se sont en effet pas
très bien passées. C'est Vogl (oiseau
en allemand) qui chanta le Voyage (était-ce vraiment
la création du Voyage d'hiver ?). Soucieux d'unifier
sa musique et la nature, Franz avait disposé
sur scène un arbre (un tilleul ?), un bac de
glace et un oiseau (Vogel en allemand) en cage...
Les problèmes ont éclaté quand
Franz a disposé les cubes de glace sur les cordes
du piano, car le propriétaire du lieu a craint
le pire pour son matériel. Pauvre ignorant
qui ne pouvait comprendre qu'il assistait à une
invention musicale majeure, appelée de nos jours
le « piano préparé ».
On considère (à tort),
que John Cage (Käfig en allemand) est l'inventeur du piano préparé.
Mais il faut s'avouer qu'il est un petit garçon
en culottes courtes à côté de Franz.
C'est un piano d'écolier qu'il prépare,
avec ses gommes, crayons, bouts de papier, règles
etc. Franz, avec ses glaçons, y fait entrer
la nature concrétisée. À la fin du concert,
Franz ouvre la cage, et libère l'oiseau. Mais
on ne peut pas dire qu'il eut avant Olivier Messiaen
le goût pour l'ornitologie musicale.
Franz écrit d'ailleurs : «
Je cherchais du regard les oiseaux maritimes qu'on voit
sur les remparts de la ville ou qui vont se percher
sur les mâts des navires dans le port. J'avais
appris qu'un voyageur étranger, très savant,
était arrivé pour tenter de saisir le
sens de ces cris, de ces plaintes, de ces triomphes
aussi quand le vent semble emporter sans pitié
ces mouettes alors que tout est calculé par les
oiseaux de la trajectoire, infiniment mieux qu'aucun
musicien ne saurait le gouverner dans sa partition.
»
Avant d'entamer le grand voyage,
accompagnant le char mortuaire du despote, un tsar,
dit l'histoire, peut-être Beethoven dirait une
autre histoire, il est un temps, serveur dans un
restaurant ou se rencontrent Goethe et Beethoven, ses
idoles. Mais à la caisse, n'est-ce pas le Commandeur
de pierre qui compte les jours si comptés ?
Voilà pour les choses triviales.
On notera, pour l'aspect plus relevé, une
lettre reçue par Franz dont le contenu est tout
à fait juste : « ... je pense que l'histoire
dont vous allez lire les grandes lignes est par essence
poétique : puisque vous êtes, j'en suis
certain après avoir déchiffré certaines
de vos partitions, un véritable musicien, vous
ne pouvez qu'arriver à devenir vous aussi le
conducteur de ce récit, avec cette magie que
communiquent les sons lorsqu'ils sont réinventés
par quelqu'un de votre talent. Mieux : je suis persuadé
que reconnaissant dans mon ébauche de poème
certains traits qui pourront vous émouvoir, vous
n'aurez pas de peine à compléter en vous
glissant dans mon œuvre ce que j'ai laissé seulement
à l'état de suggestion »
Le compositeur Pascal Dussapin présente
ainsi ses conférences au Collège de France
: « Composer n'est pas démontrer. Composer, c'est inventer des impulsions et des flux.
C'est comme l'eau d'une rivière. Composer, c'est inventer des chemins de
traverse, des éloignements, des distances. C'est comme fuir et s'enfuir
toujours. Mais composer, c'est long. Et lent. Très lent. Très, très long
et lent... Ça n'avance jamais. C'est parce qu'on ne sait pas ce que ça va
devenir. La question paradoxale, ça n'est pas d'achever mais comment ne
pas finir. Composer, c'est ne jamais finir. Ça prendrait beaucoup
trop de temps de finir, c'est-à-dire tout notre temps. Et pour autant,
nous n'aurions jamais fini. »
Franz écrit à son ami
Jochen : « Tu te rappelles que jadis
mon père voulait que je m'adonne à un
métier d'artisan, « d'un noble artisanat
qui te rapprochera du pouvoir d'un dieu antique »,
disait-il. Je ne lui ai certes pas obéi, je ne
suis pas devenu le confectionneur d'horloges et de montres
qu'il rêvait d'avoir comme fils. Mais s'il était
encore avec nous, je pourrais lui montrer ce modèle
inouï que l'obéissance au Voyageur m'a conduit
à inventer. « Chacun occupe dans le Temps
sa place, tu dois aider chacun à trouver cela
», me disait-il aussi quand il croyait que je
deviendrais cet artisan. Je contourne, je retarde, j'anticipe,
je suspends chaque fragment de ce temps, qui ne pèse
pas plus que l'aile du papillon, que le grain de sable.
Et j'évite la chute dans l'obscurité,
aux bornes du pays où l'on ne compte plus les
heures. Combien d'années me laissera encore le
Voyageur, je l'ignore, et peut-être son décret
à lui, qui a seul véritablement pouvoir
d'arrêter qui ou quoi que ce soit, est-il déjà
revêtu de sa signature ? J'aurai déjà
vécu suffisamment pour une minuscule victoire.
Et tu en témoigneras, me le promets-tu bien ?
»
Un bon moment de livre dans les paysages
fantastiques du romantisme.
Jean-Marc Warszawski 10 avril
2007
Présentation de l'éditeur
Vous rentrez de concert ou vous venez d'écouter un
disque. C'était l'Inachevée, la Belle
Meunière, Marguerite au rouet, le quatuor la
Jeune Fille et la Mort.
Et le voilà qui sonne à
la porte. Il n'est pas grand (ses amis l'ont surnommé
« petit champignon » ; un binoclard gentil
comme tout, peut-être éméché,
ce soir. Il s'appelle Franz, l'Instit des faubourgs.
« Franz Schubert, le compositeur que le monde
entier admire » (mais c'est lui que le dit, parce
qu'il n'est joué que pour les intimes).
Bien sûr, vous êtes flatté
de sa visite. Et il se met à raconter des histoires
bizarres. Il a écrit une lettre à son
père parce qu'il a peur du Roi des Aulnes. Il
a rencontré un fille étrange qui le fascine
mais porte un nom de mort.
Il achète des pommes sur la
Grand Place. Il est poursuivi par un ancien collègue,
on veut le forcer à entrer au parti totalitaire
qui a pris le pouvoir. Il a été serveur
dans un restaurant où festoyaient Beethoven et
Goethe. Il a fait un concert en mettant sur scène
un oiseau en cage et un bac rempli de glace.
« Je suis un Wanderer,
c'est à dire que je voyage sans arrêt.
Je reviens d'une croisière sur le Styx, j'ai
visité une usine dans la montagne où il
y a des femmes et des enfants esclaves, j'ai accompagné
le cercueil d'un tsar en jouant du piano sur une remorque.
Et je me demande si je ne vais pas bientôt...
»
Vous vous frottez les yeux : tiens,
il n'est plus là. C'était pourtant bien
Schubert, vous en jureriez. Mais on est en 2004 ou en
1824 ? Musique et rêve vous jouent parfois des
tours.
Dominique Dubreuil, après
des études universitaires d'Histoire, a été
dramaturge à la Comédie de Saint-Étienne.
Journaliste culturel, spécialisé en musique
classique et contemporaine, il a notamment écrit
pour Esprit et Libération ; il
poursuit son activité de chroniqueur musical
à plumart.com. Il a produit des émissions
pour France-Culture et France-Musique,
a publié trois ouvrages de nature sociologique
; en collaboration, un livre sur le Concerto , et un
roman, L'Absente. Il a enseigné à
Lyon l'esthétique générale au Conservatoire
National de Région et à l'Université
Lyon II.
|