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Berlin, 2 novembre 2013, par Jean-Luc Vannier ——

Le « Couronnement de Poppée » version « trash » au Neuköllner Oper de Berlin

Loin de la Bismarckstrasse et de ses opéras « traditionnels » de Charlottenburg, le Neuköllner Oper demeure par excellence la scène alternative de Berlin. À l'image des Docks de Londres au tournant de ce siècle, puis du Bronx new-yorkais, le quartier de Neukölln devient le lieu branché de la capitale allemande : les nouveaux « bobos » y chassent à coup de loyers exorbitants les anciens résidants.

Sarah Behrendt (Arnalta) et Clemens Gnad (Neron)Sarah Behrendt (Arnalta) et Clemens Gnad (Neron). Photographie © Matthias Heyde.

Depuis presque trente ans, cet établissement « lyrique » d'à peine deux-cents places sert de laboratoire d'essai aux adaptations les plus radicales et aux mises en scène les plus « déjantées » des œuvres classiques. Il serait erroné de croire que seul un public de « Linke Vögel », de « gauchistes » et autres « alternatifs » fréquentent le 131 de la Karl-Marx Strasse. La preuve : deux dames en tailleurs « bon chic, bon genre » se pressaient, samedi 2 novembre, pour entendre une version du « Couronnement de Poppée » de Monteverdi « revue et corrigée » — une litote — par Barbara Rucha pour la musique, Kriss Rudolph pour le texte et Hendrick Müller assisté de Juliane Hollerbach pour la mise en scène. L'une assurait l'auteur de ces lignes que cette production était « particulière » (besonders), l'autre la reprenait en la qualifiant de « bonne » (gut). Les deux formèrent un compromis : ce « Püppi, Die Krönung nach Monteverdi » était « besonders gut » (particulièrement bonne) ! Coincé entre ces deux bourgeoises acoquinées et un couple gay de « Bears » faisant penser au récent livre du critique allemand Kevin Clarke sur le sujet (Kevin Clarke, Beards : An Unshaved History (Englisch / Deutsch), Bruno Gmünder Verlag, 2013, 256 pages, 49 Euros), une formation de six musiciens précédait l'entrée dans l'auditorium, nécessaire préparation à cet « happening ». Ce n'était pas de trop.

Sarah Papadopoulou (La Cantante Blu) et Lorant Szekely (Ottone).Sarah Papadopoulou (La Cantante Blu) et Lorant Szekely (Ottone). Photographie © Matthias Heyde.

Même si nous voulons bien nous souvenir de son ancien « Berliner Leben » inspiré de la « Vie parisienne » d'Offenbach en 2012 dans ces mêmes murs, le travail de Hendrick Müller déstabilise : de l'ouvrage de Monteverdi, le metteur en scène n'a conservé que les passages les plus marquants de la partition mais a complètement « trituré » l'intrigue originale pour la transposer dans une dictature imaginaire où un président paranoïaque se débarrasse de son influent conseiller Sénèque, puis de sa sœur et épouse Ottavia, jalouse de son amour pour le chien, certes craquant, « Mumpa » incarnant finalement « Poppée ». En relation avec l'actualité immédiate, de multiples écrans de télévision transmettent les images issues de caméra de vidéosurveillance (Max Berthold) et encadrent un plateau encombré de câbles électriques, fils de Parques modernes sur l'inextricable nouage des destinées humaines. Satire politique ? Ou réflexion sur « l'arbitraire » (Willkür) du pouvoir comme le souligne le baryton Clemens Gnad incarnant Néron ?

Anna Warnecke (Ottavia) et Sarah Papadopoulou (Drusilla).Anna Warnecke (Ottavia) et Sarah Papadopoulou (Drusilla). Photographie © Matthias Heyde.

Il est d'autant plus difficile de se prononcer en raison d'une véritable césure dans la mise en scène : autant la première partie donne libre cours à la fantaisie la plus débridée, aux divagations les plus saugrenues, autant le deuxième acte retrouve les rails d'une dramaturgie plus « conventionnelle » : dramatisation scénique de la mort de Sénèque, multiplication des arias monteverdiennes limitant les « hors-pistes » individuels ou collectifs. Les héros seraient-ils fatigués, las de leurs agitations frénétiques, vaines pour le mortel humain ? Après le « höhepunkt » de la subversion, le conflit pulsionnel connaît après l'entracte, une relative accalmie.

Tobias Hagge (Sénèque) et Clemens Gnad (Neron).Tobias Hagge (Sénèque) et Clemens Gnad (Neron). Photographie © Matthias Heyde.

 Composé d'une violoniste (Vera Kardos), d'une accordéoniste (Paula Sell), d'un contrebassiste (Carsten Wegener), d'un joueur de banjo (Thomas Schudack), d'un percussionniste (Detlef Pegelow) et d'une tromboniste (Anke Lucks), l'orchestre de « chambre » moderne, jazzifiant parfois Monteverdi non sans un certain charme rafraîchissant, intervient musicalement et scéniquement dans un remarquable souci de coordination avec les chanteurs. Une performance d'autant plus méritoire : les difficultés de la partition ont nécessité un minutieux travail de déchiffrage pour certains des instrumentistes. Le public qui les a longuement applaudis, aura reconnu ces louables efforts.

Le couronnement de Popée version trash. Le couronnement de Popée version trash. Le groupe Schmaltz. Photographie © Matthias Heyde.

Les huit artistes impliqués dans cette production entretiennent visiblement des relations différentes avec le chant et la scène. Saluons principalement la voix magnifique de Sarah Behrendt (Arnalta) aux aigus clairs et stables : la jeune soprano de Brème fera sûrement parler d'elle dans un avenir proche. Remarquable aussi pour ses talents de composition dans le rôle de Néron, le baryton Clemens Gnad. Tobias Hagge campe un Sénèque obsessionnel dont nous aurions apprécié d'entendre davantage le registre vocal de baryton-basse. Anna Warnecke (Ottavia) et Sarah Papadopoulou (Drusilla) chantent tout en se crêpant admirablement le chignon dans une scène d'hystérie féminine épique. Les comédiens Lorant Szekely et Peter Fischbach nous convainquent dans leurs personnages respectifs d'Ottone et de Mercure. 

Clemens Gnad (Neron) et Sarah Behrendt (Arnalta). Clemens Gnad (Neron) et Sarah Behrendt (Arnalta). Photographie © Matthias Heyde.

Les puristes de Monteverdi resteront évidemment sur leur faim. Mais ne faut-il pas, comme l'affirmait Pythagore à ses disciples de l'École de Crotone, faire « un pas de côté » pour s'assurer de retrouver « l'axis mundi » ?

Berlin, le 3 novembre 2013
Jean-Luc Vannier


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