Des articles récents ont mis en relation la pensée de la nature et celle de l'homme chez Rousseau qui serait ainsi un précurseur du romantisme, de la naïveté politique (l'homme naturellement bon) et de l'écologie (l'harmonie naturelle). Pour ne prendre qu'un exemple, dans la revue le Débat [n° 124-2003] Jean Pierre Le Goff parle d'une « idée rousseauiste de l'homme où le mal ne peut venir que de la société ou de mauvaises institutions », c'est à dire l'homme naturellement bon, et plus loin, Paul Thibaud refusele prétendu «rousseauisme» sans plus de précision, mais associé au «galopant droit-de-l'hommisme qui flatte toujours plus l'individu», le tout en l'espace de quinze pages. Dans le numéro suivant, à propos « de l'utopie », les Discours de Rousseau sont mis à contribution de façon bien rapide, par Robert Redeker d'abord, qui parle d'un «anodin état de nature, vu de façon paradisiaque par Rousseau» et par Marcel Gauchet qui écrit: «lecontre-pied des vues optimistes du progrès, dans une vision voisine des Discours de Rousseau...» sans autre explication. On pense à Voltaire se moquant du Discours sur l'inégalité [Garnier-Flammarion] en s'imaginant l'envie de remarcher à quatre pattes parce qu'il n'a pas bien compris que ce texte n'est que le préambule paradoxal d'une recherche de l'artifice politique décrite plus tard par le Contrat social [Garnier-Flammarion] .
Cette pensée de la nature, si l'on tient compte à la fois de sa dimension musicale, philosophique et littéraire, s'avère d'une grande complexité et doit être examinée dans ces trois registres simultanément, pour éviter les lectures réductrices, trop spécifiquement littéraires ou philosophiques. L'éclectisme même des curiosités du jeune Rousseau, autodidacte mêlant musique, latin, droit, philosophie, géographie, géométrie... l'a conduit d'abord à la musique, puis à la philosophie, avant qu'il ne se réfugie dans la littérature (voir à la fin de l'article, en «bonus inédit», l'entretien avec le musicien).
Un des aspects de son œuvre, moins connu aujourd'hui, est le Devin du village [dont on peut trouver une réédition CD depuis 2002 chez EMI Classics par l'orchestre de chambre Louis de Froment]. Cet intermède musical sans doute mineur, prouve que son rapport à la musique, de la Lettre sur la musique française jusque dans l' Essai sur l'origine des langues [Garnier-Flammarion], le Dictionnaire de musique [Oeuvres t. 5 la Pléiade] et les Dialogues, est plus qu'une simple lubie sans compétence et sans importance, mais la mise en place d'un nouveau paradigme musical et philosophique, celui de la mélodie, de la perfectibilité et pourquoi pas de la liberté.
Dans le Devin, les divinités antiques et les nobles figures tragiques ont déserté la scène de l'Opéra pour céder la place à de simples villageois et les lourdes harmonies de l'Olympe, dénoncées chez Rameau, sont devenues plus légères et plus sensibles sur cette place de village. On y trouve la réalisation pratique, dans le duo, de ses écrits sur la musique, et le récitatif s'est essayé à être «déclaration harmonieuse», selon le principe d'unité de la mélodie que Rousseau défendra pendant trente cinq ans, contre les duos de la musique française qui «sont hors de la nature; car rien n'est moins naturel que de voir deux personnes se parler à la fois durant un certain temps, soit pour dire la même chose, soit pour se contredire, sans jamais s'écouter ni se répondre». Il recommande de traiter «les duos en dialogue [grâce à] un chant convenable au sujet et distribué de telle sorte que chacun... parlant alternativement, toute la suite du dialogue ne forme qu'une mélodie qui passe... d'une partie à l'autre sans cesser d'être une et sans enjamber». Il n'est pas anecdotique que pour son premier opéra, Bastien et Bastienne, écrit à l'âge de douze ans, Mozart se soit inspiré indirectement du Devin dont il continuera plus tard la technique du dialogue chanté, par exemple en 1787 dans le duo entre Zerline et Don Juan. Ce principe, mis en œuvre dès le duo du Devin, influa, y compris et surtout dans la rencontre avec Gluck dont nous reparlerons, sur l'évolution esthétique de l'opéra, mais aussi sur la pensée «mélodique», faite de «variations», de son auteur.
Revenons d'abord sur la bonté naturelle de l'homme, puis sur l'harmonie naturelle, qui sont les lieux communs les plus répandus du rousseauisme.
Au deux tiers de la première partie du discours moqué par Voltaire, après avoir énoncé l'hypothèse à examiner: «Il paraît d'abord que les hommes dans cet état n'ayant entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus, ne devaient être ni bons ni méchants...», Rousseau, en bon disciple, nuance son maître Hobbes, philosophe anglais du XVIIe, l‘un des inventeurs des concepts d‘état de nature et de pacte social. Mais «n'allons surtout pas conclure avec [lui] que pour n'avoir aucune idée de la bonté, l'homme soit naturellement méchant...[il] n'a pas vu que la même cause qui empêche les sauvages d'user de leur raison... les empêche en même temps d'abuser de leur faculté... de sorte qu'on pourrait dire que les sauvages ne sont pas méchants précisément, parce qu'ils ne savent pas ce que c'est qu'être bons.». A quoi il ajoute le «sentiment naturel» de «pitié naturelle... donné à l'homme pour adoucir, en certaines circonstances, la férocité de son amour propre... » Puis conclut: «Avec des passions si peu actives, et un frein si salutaire, les hommes, plutôt farouches que méchants... n'étaient pas sujets à des démêlés forts dangereux.»
L'idée d'empathie - et non de charité qu'on prête au rousseauisme (naïf), encore lui! - sera précisée encore plus clairement, d'un point de vue presque évolutionniste et dialectique du rapport à l'autre, dans l'essai sur l'origine des langues, au chapitre IX qui est, selon mon hypothèse, une réponse aux critiques et objections du second discours, et devrait être publié comme telle à sa suite: «La pitié, bien que naturelle au cœur de l'homme, resterait éternellement inactive sans l'imagination qui la met en jeu. Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié? En nous transportant hors de nous-mêmes; en nous identifiant avec l'être souffrant... Ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons...Comment souffrirais-je en voyant souffrir un autre, si je ne sais pas même qu'il souffre, si j'ignore ce qu'il y a de commun entre lui et moi? Celui qui n'a jamais réfléchi ne peut être ni clément, ni juste, ni pitoyable; il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif. Celui qui n'imagine rien ne sent que lui même, il est seul au milieu du genre humain.» Ce qui revient à son hypothèse initiale, mais sans l'utopie «paradisiaque» de l'état de nature et le refus de tout progrès.
A aucun moment dans l'un ou l'autre texte, il n'est dit que l'homme, à l'état de nature, s'il n'est pas naturellement méchant, soit naturellement bon. Il n'est pas «méchant précisément», mais plutôt «farouche». Cette «férocité» naturelle, que la société peut très bien accentuer ou modérer, selon que l'homme obéit aux hommes ou aux lois [ 8e lettre écrite sur la montagne], ne sera plus du même ordre, puisque l'animal, selon le Contrat social, aura évolué en homme, «soit en bien, soit en mal» selon une formule ignorée, à tort, du rousseauisme naïf et dont nous reparlerons bien sûr.
Quant à l'autre lieu commun, l'harmonie naturelle, il relève de la même lecture littéraire et littérale, et non forcément musicale, d'un passage des Rêveries du promeneur solitaire:
«Rien n'est si triste que l'aspect d'une campagne nue et pelée qui n'étale aux yeux que des pierres, du limon et des sables. Mais vivifiée par la nature et revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux et du chant des oiseaux, la terre offre à l'homme dans l'harmonie des trois règnes un spectacle plein de vie, d'intérêt et de charme, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais.»
A la fin de cette septième rêverie, alors qu'il herborise dans la montagne suisse, et se croyant seul, laissant son imagination vagabonder, un bruit humain le ramène à la réalité, d'abord avec plaisir, puis avec «un sentiment douloureux plus durable, comme ne pouvant plus dans les antres mêmes des alpes échapper aux cruelles mains des hommes acharnés à me tourmenter.»
S'il décrit un monde d'harmonie végétale rendu paisible par l'absence des autres, c'est sans doute par suite de son exclusion du monde des hommes qui, même s'il l'amplifie par la puissance de son imagination, n'en repose pas moins sur une réalité que le libelle anonyme de Voltaire, Le sentiment des citoyens [citations extraites du Jean-Jacques de Jean Guehenno NRF] résume assez bien, le désignant comme «l'auteur d'un opéra et de deux comédies sifflées»: «Veut-il que nous nous égorgions parce qu'on a brûlé un mauvais livre [ Le contrat social] à Paris et à Genève...Il faut lui apprendre que si on châtie légèrement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux...». La brouille avec Voltaire dépasse la simple anecdote . Ce libelle est significatif de ce que pensent les citoyens privilégiés de la République de Genève, les tenants de l'ordre établi en France ou les intellectuels prônant le despotisme éclairé sans cracher sur l'argent que cela rapporte, d'éclairer les princes de ce temps des Lumières. Ce marginal se méfie du progrès, a refusé la pension du roi, première brouille avec Diderot qui ne fera qu'empirer, et vendu son Contrat social à la page, au prix d'une copie de page de musique, à son éditeur inquiet suite au succès récent de la nouvelle Héloïse. Et c'est dans cet état d'esprit particulier que les «végétaux attestent la pureté de la nature...comme si l'innocence végétale avait le pouvoir d'innocenter le contemplateur» selon Jean Starobinski [ La transparence et l'obstacle NRF].
Il s'agira donc d'approfondir d'abord la description de cette pensée musicale, harmonique ou mélodique, puis celle de la nature, par le biais du jardin, pour décider si se vérifie une telle conception de l'homme chez Rousseau, alors que «dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en campagnes riantes [souligné par nous] qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons»[ Discours sur l'inégalité]. En effet si le passage à l'homme social a pour conséquence, dans un premier temps, l'esclavage, l'inégalité et la misère, le déboisement qui l'accompagne ne semble pas si catastrophique pour la nature. Essayons d'y voir plus clair dans cette mystique botanique et harmonique qui semble vouloir exclure l'homme de la nature.
Pour Jean Brun [Actes du colloque Musique et philosophie de Dijon Vrin 1983] la musique, autrefois harmonie, permettait une compréhension de notre rapport au monde, «ce grand vivant qu'était l'univers... une telle vision du monde se retrouve dans le leibnizianisme où elle viendra mourir. Les monades étant sans portes ni fenêtres ne sauraient directement communiquer entre elles; mais elles communient en et par cette Harmonie Préétablie dont elles sont les notes et dont Dieu est le compositeur et le chef d'orchestre» La musique aujourd'hui est «engendrée» par un monde replié sur lui même et sourd à l'autre et à l'ailleurs, dans son absence de référence à un modèle transcendant, « cacophonie... rythme cadencé... bruitisme.. musique concrète... musique stochastique... musique électronique... [célébrant]la mort de Dieu...de l'art...de l'homme».
La théorie de «l'harmonie préétablie» du philosophe allemand du XVIIe Leibniz, est ici comprise comme le miroir et le mouroir d'une harmonie perdue; ce réquisitoire contre la modernité musicale, avec des discours plus récents [Alan Bloom, Alain Finkielkraut...] contre la culture rock et la modernité, pourrait sembler, de loin, être un «écho» du Discours sur les sciences et les arts de Rousseau, critique sans nuance contre le progrès écrite en 1750 par un musicien encore sous l'influence harmonique de son temps.
Mais cette illusion ne tient pas longtemps. En effet, quand le jeune musicien se découvre philosophe, sa pensée musicale s'en trouve modifiée, évoluant de pair avec le questionnement qui l'habite désormais. D'abord élève appliqué de Jean Philippe Rameau, l'illustre musicien baroque français du XVIII°, dans son double apprentissage autodidacte de l'harmonie et de la composition, en particulier pour ses articles sur le musique dans l' Encyclopédie, Rousseau raconte dans la Lettre sur la musique française, publiée en 1753 [Editions Garnier-Flammarion en complément de l' Essai sur l'origine des langues], que, durant un intermède à l'Opéra, il entendit le jeune enfant d'un artiste italien en accompagner au clavecin la musique en supprimant «beaucoup de sons» des accords et en n'employant «très souvent que deux doigts dont l'un sonnait presque toujours à l'octave de la basse... C'est donc un principe certain et fondé dans la nature que toute musique où l'harmonie est scrupuleusement remplie, tout accompagnement où tous les accords sont complets doit faire beaucoup de bruit mais avoir très peu d'expression».
Leibniz qui, selon Gilles Deleuze [ Le pli, Leibniz et le Baroque Editions de Minuit], représente le mieux le baroque avec Rameau, décrit l'âme déchiffrant son chant sur la tablature gravée en elle du grand livre du monde, parfois dans «les conditions d'un concert où deux monades chantent chacune sa partie sans connaître celle de l'autre ni l'entendre, et pourtant s'accorder parfaitement». Pas de mélodie improvisée pour les âmes (les monades), mais des chants, «toujours déjà» pré-écrits par Dieu, qu'elles n'ont qu'à déchiffrer sans se préoccuper d'entendre les autres, puisque l'harmonisation en est préétablie. Et c'est bien ce que critique Rousseau dans cette forme de duo: « rien n'est moins naturel que de voir deux personnes se parler à la fois durant un certain temps, soit pour dire la même chose, soit pour se contredire, sans jamais s'écouter ni se répondre» On peut écouter, pour le vérifier, l'un des duos de Platée, opéra de Rameau de 2205, pour s'en convaincre, et comparer avec les duos des Paladins du même compositeur, comédie-ballet écrite en 1760, soit sept ans après la querelle dite des Bouffons et la lettre de Rousseau qui ne semble pas être restée lettre morte.
En quoi Deleuze n'a pas compris Rousseau, quand il affirme dans le même livre [note p.175], que le retour de Rousseau à la mélodie est une régression, car il n'a pas vu qu'ici, la mélodie est, comme le manque d'instinct, la langue de convention ou le perfectibilité, quelque chose de propre à l'homme, qui lui permet de se reconnaître et de s'assumer homme parmi les hommes, justement en dehors de toute harmonie préétablie d'ordre et de droit divin.
La ressemblance lointaine entre le premier Discours et celui de Jean Brun référant à Leibniz, s'estompe à ces lectures: la «cacophonie», c'est à dire le «bruit», le «peu d'expression», l'absence de «naturel» semblent bien référer au paradigme de l'harmonie pour Rousseau.
En simplifiant beaucoup, qu'elle soit «intelligible»(Platon), «préétablie» (Leibniz), ou plus tard «main invisible/ruse de la raison» (Adam Smith/Hegel), «toujours déjà» (Heidegger) dans «l'éternel retour»(Nietzsche), l'harmonie, musicale ou non, gouverne toutes les actions individuelles; la liberté n'est qu'apparence et illusion. Ce que disent bien ces vers de Nietzsche écrits lors d'une promenade dans le sud de la France:
«Ne sommes nous pas tous deux les premiers accords
d'un même sein, l'accord préétabli/ d'un même destin éternel?»
A l'origine de ce paradigme harmonique de la nature, il faut remonter à la Grèce Antique des Ve et IVe siècles avant JC, à Pythagore, puis à Platon, pour qui les nombres ont une dimension à la fois rationnelle et magique, d'où une théorie - où beau, bien et vrai coïncident dans la perfection - de l'harmonie des sphères comprise à la fois comme unique loi de l'univers, de la musique céleste et de sa variante humaine. Bienfaisante pour les âmes et les corps dont l'harmonie est altérée par la maladie ou la passion, la pratique musicale permettait de retrouver l'harmonie inscrite dans leur nature, en préférant la lyre aux accords nobles et calmes, à la flûte mélodique, passionnée et populaire, ce qu'explique Platon dans la République avec ses principes d'éducation du philosophe-roi qui seul doit gouverner harmonieusement la cité idéale, et qui annonce le despotisme éclairé des philosophes des Lumières dans la continuité de ce paradigme de l'harmonie .
Mais sur la place du Devin du village, écrit par Rousseau peu après son premier discours, l'auteur fait danser les villageois sous les ormeaux au son du chalumeau, changement de paradigme oblige. Ainsi, dans le Dictionnaire ( de musique), il affirme à l'article Chant que celui-ci « ne semble pas naturel à l'homme» et que le « vrai sauvage», ne pouvant accéder au langage dans sa solitude, «ne chanta jamais (car) on crie et on se plaint sans chanter; mais on imite en chantant les cris et les plaintes».
Comment un style de chant, le duo par exemple, pourrait-il être naturel, à moins d'entendre deux sens possibles à cet adjectif: le naturel qualifiant l'originel propre à l'état de nature, et celui désignant une certaine qualité des rapports de communication entre les hommes respectant l'égalité naturelle, au premier sens, de l'état de nature, qualité du dialogue où l'on reconnaît autrui et où l'entend, avant que l'orgueil, la possessivité et la domination propres à l'état civil et social ne vienne gâcher cette qualité antérieure. Il ne s'agit donc pas d'un naturel caché, intelligible, absolu qu'il faudrait divulguer, comme chez Rameau, commenté par Catherine Kintzler [ Rameau et la fin de l'esthétique classique - Sycomore] pour qui «à l'opéra, l'homme est au spectacle de la nature: il décèle le mécanisme derrière l'illusion du merveilleux» comme le jardin à la française révèle, dans un cartésianisme teinté de spinozisme, la nature derrière la nature [T.O.Enge l'architecture des jardins en Europe - Taschen]. L'article Baroque du même Dictionnaire confirme cette humanisation du naturel qui passe par une désacralisation du paradigme musical: «Une musique baroque est celle dont l'harmonie est confuse, chargée de modulations et de dissonances, le chant dur et peu naturel, l'intonation difficile et le mouvement contraint». (A noter l'utilisation de l'expression «musique baroque» que de nombreux critiques font remonter au seul XX° siècle).
Par contre, le «chant mélodieux et appréciable n'est qu'une imitation des accents» est-il écrit à l'article Chant, et s'il est bien artificiel par rapport à la naturalité originelle, il est plus naturel que le chant baroque.
Dès l'instant où, sans doute par une nécessité imprévue, par le fait d'un accident naturel, géologique ou climatique, l'homme naturel quitte sa solitude forestière, et naturelle, pour s'associer avec autrui, il laisse libre cours à sa perfectibilité et s'installe dans la culture et dans l'histoire, dans le langage et dans le chant, ce qui est développé dans l'Essai sur l'origine des langues. Au chapitre IX, l'auteur met en pratique dans la temporalité historique (et non utopique, d'où l'impossibilité d'une philosophie de l'histoire au sens prophétique chez Rousseau), l'hypothèse d'état de nature du second Discours, où la crainte des autres, perçus comme ennemis, amenait les hommes à s'éviter, et paradoxalement à vivre en paix. Donc, dans les climats doux et fertiles, l'homme sauvage vit solitaire sans besoin des autres, ses besoins étant seulement physiques et réduits à la famille, ce qui limite la langue aux gestes et à quelques sons inarticulés. Mais de multiples bouleversements naturels vont obliger les hommes à se rassembler pour survivre et réguler la nature, comme nous le verrons plus loin. Dans les déserts du sud, autour du point d'eau, vont naître les premières passions, amoureuses et voluptueuses, et les premiers chants, langage moral et non calcul rationnel organisant les sons, est-il encore précisé au chapitre XIV contre Rameau qui affirme la primauté de l'harmonie en musique.
Rousseau rompt donc avec les deux aspects néo-pythagoriciens du paradigme de l'harmonie baroque, le calcul, modèle de la langue universelle chez Leibniz, et l'harmonie. La mélodie n'est que la transcription des passions humaines qu'expriment par leur chant les hommes, définis spécifiquement par leur perfectibilité, c'est à dire leur capacité à évoluer à partir de rien et d'acquérir et développer toutes leurs capacités et leur imagination, d'où leur capacité à improviser leur propre histoire dans une temporalité non préétablie par une quelconque harmonie. C'est le propre de l'improvisé de n'être pas parfait parce que imprévisible «soit en bien, soit en mal».
Cette formule, Rousseau l'utilise dans l' Essai à propos de «la langue de convention qui n'appartient qu'à l'homme: voilà pourquoi l'homme fait des progrès, soit en bien, soit en mal», puis la reprend dans l' Emile à propos de «l'imagination qui étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit en mal».
Une autre reprise, à l'unisson ou à l'octave [signalée par Catherine Kintzler dans ses notes sur L' Essai Garnier-Flammarion] semble remarquable, c'est la formule «c'est alors seulement que» au chapitre IX de l 'Essai et au livre I, chapitre VIII du Contrat social, qui semble s'opposer au «toujours déjà», souvent utilisée par le philosophe allemand Heidegger, du paradigme harmonique. Elle permet de mettre en relation ces deux passages de l' Essai et du Contrat, concernant la perfectibilité, implicite mais non citée, ni dans le premier: «La terre nourrit les hommes; mais quand les premiers besoins les ont dispersés, d'autres besoins les rassemblent, et c'est alors seulement qu'ils parlent et qu'ils font parler d'eux» ni dans le second: « C'est alors seulement que la voix du devoir, succédant à l'impulsion physique, et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là, n'avait regardé que lui même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants». Cette reprise permet de montrer que, quand Jacques Derrida, dans la Grammatologie [Editions de Minuit p.40], déduit de l' Essai «deux séries: (I)animalité, besoin, intérêt, geste, sensibilité, entendement, raison, etc. (2).humanité, passion, imagination, parole, liberté, perfectibilité, etc.», le contexte de la double formule du «c'est alors seulement que» permet de contester la place des mots entendement et raison dans la série de l'animalité, puisque cette formule indique dans le Contrat, quelques lignes plus loin, «l'instant heureux...qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme» se voyant, dans ce passage à l'état civil, «forcé...de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants». Ces deux termes semblent bien appartenir à la série de l'humanité et de la perfectibilité dont ils sont d'ailleurs des conséquences.
Deux indices donc d'une reprise de l' Essai pendant la rédaction du Contrat et de l' Emile, écrits entre 1758 et 1761, qui permettent peut-être de proposer des jalons dans la temporalité de la réflexion du philosophe et de mettre en correspondance ses œuvres sans les isoler ni les hiérarchiser. Sans doute contemporain à l'origine du second Discours de 1755 dans une première ébauche, l'Essai (d'abord intitulé Essai sur les principes de la mélodie selon une note de l'Emile) en est surtout un développement, terminé vers 1761, qui pourrait suivre l'évolution d'une pensée à la fois musicale et théorique.
Le paradigme de la mélodie, du chant et de la perfectibilité, s'il se construit contre la prépondérance de la raison harmonique, ne refuse pas à la mélodie les apports de l'harmonie dans la mesure où le chant conserve son naturel et respecte le principe d'unité de la mélodie. Si la sympathie comme phénomène acoustique de mise en vibration par résonance peut caractériser la communion harmonique des monades, c'est la sympathie comme empathie (évoquée déjà à propos de l'homme naturellement bon du rousseauisme naïf), émotion à l'unisson, qui va accompagner l'émergence de la communauté humaine et la naissance du chant et de la mélodie.
Catherine Kintzler cite ce texte manuscrit de Rameau [ Rameau et la fin de l'esthétique classique Ed. du Sycomore]: «Point d'ouvrage soit de la nature soit de l'art soit en physique soit même en morale, qui ne soit susceptible de ce terme, harmonie universelle, harmonie céleste, harmonie du corps humain, harmonie en peinture, en architecture, harmonie du gouvernement, etc. ... pour parvenir cependant à la justesse exacte rigoureuse et sensible qu'on trouve dans la musique, laquelle semble nous être donnée par la nature comme le type sensible de ce que doit être en proportions, c'est à dire de toute perfection».
Daté de 1759, ce texte montre bien en quoi l'Essai serait la réponse indirecte annoncée par Rousseau: la peinture, la musique, le jardin, la politique et la morale ne sont pour l'un que les applications pratiques des lois de l'harmonie universelle et transcendante. La liberté n'a pas de place dans cet équilibre mathématique « de toute perfection». Pour l'autre, il l'explique aux chapitres XIII et XIV de l'Essai, il s'agit non de «sciences naturelles» mais de «beaux arts», activités spécifiques à l'humanité et à elle seule. La perfectibilité, l'imagination, la liberté des hommes leur ont fait développer ces qualités, «soit en bien, soit en mal», après le passage à l'état civil, inévitable et donc difficilement conciliable avec une pensée de l'harmonie de la nature et de la perfection. Car la nature doit elle-même être pensée selon le principe de perfectibilité, comme progrès nuancé, «soit en bien, soit en mal» et non comme progrès négatif et sans nuance comme le définissait le premier Discours de 1750, première ébauche d'une pensée mélodique elle même perfectible.
Dans les premières lignes de l' Emile, publié en 1762, et écrit à peu près en même temps que la Nouvelle Héloïse, l'Essai, le Contrat et le Dictionnaire de Musique, Rousseau s'écrie plus qu'il n'écrit :
«Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme; il force une terre à nourrir les productions d'une autre, il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons; il mutile son chien, son cheval, son esclave, il défigure tout; il aime la difformité, les monstres; il ne veut rien tel que l'a fait la nature, pas même l'homme; il le faut dresser par lui, comme un cheval de manège; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin.»
Ici, l'homme agit et transforme la nature, y compris la sienne. Ce réquisitoire contre l'homme trouve un écho apparent dans les Rêveries du promeneur solitaire (l'idée d'harmonie naturelle citée plus haut) dans une sorte de vision préromantique où l'homme ne peut que contempler, sans agir, et n'est qu'un regard passif: «l'harmonie des trois règnes»,échoaussi du Discours sur les sciences et les arts: «On ne peut réfléchir sur les moeurs, qu'on ne se plaise à se rappeler l'image de la simplicité des premiers temps. C'est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux, et dont on se sent éloigner à regret...»On voit donc se constituer dès 1750 et se prolonger vers 1777 une vision de la nature avant l'homme qui va devenir très vite un mot d'ordre pour les romantiques. Le récit des vagabondages de Rousseau dans les Alpes et à l'île Saint Pierre vont contribuer à transformer le regard sur la nature hérité de la culture classique pour qui les montagnes, les forêts et les rivages ne sont pas fréquentables. Le seul paysage, avant lui, était le «pays sage» ou «la campagne riante», c'est à dire cultivée, jardinée, humanisée.
La deuxième formule, de Jean-Jacques lui-même, confirme cette vision paradoxale de la nature, due peut être au dédoublement des prénoms, entre Jacques le botaniste asocial et Jean l'humaniste (ou l'inverse) qui, lui, se révèle juste à la suite des lignes de l' Emile citées plus haut:
«Sans cela, tout irait plus mal encore, et notre espèce ne veut pas être façonnée à demi.»
Cette affirmation énigmatique relativise donc le réquisitoire qui la précède et ne trouve pas son sens dans la dédicace à la future mère qui suit.
Il faut donc chercher ailleurs. Le second Discours, celui sur l'inégalité, explique que l'homme est «façonné à demi» parce que la nature a donné à l'animal l'instinct pour survivre quand les hommes doivent se contenter de leur perfectibilité, « faculté qui à l'aide des circonstances développe successivement toutes les autres», progrès nuancés, on l'a vu, dans l' Essai sur l'origine des langues par la formule du «soit en bien, soit en mal» qui fait du concept de perfectibilité chez Rousseau un concept spécifique, à la fois positif et négatif, différent de son acception positive au siècle des Lumières, ou de l'acception négative du premier Discours.
Dans un ancien texte, L'influence des climats, il résume les développements à venir et nous amène à proposer le concept d'acclimatation, synonyme de celui de perfectibilité : «Si toute la terre était également fertile, peut-être les hommes ne se fussent-ils jamais rapprochés. Mais la nécessité, mère de l'industrie, les a forcés de se rendre utiles les uns aux autres pour l'être à eux mêmes» (on remarque ici la définition inverse du principe de la main invisible où l'intérêt de chacun devrait produire celui de tous, changement de paradigme oblige ) «c'est par ces communications, d'abord forcées, puis volontaires, que leurs esprits se sont développés, qu'ils ont acquis des talents, des passions, des vices, des vertus, des lumières, et qu'ils sont devenus tout ce qu'ils peuvent être en bien ou en mal. L'homme isolé demeure toujours le même, il ne fait de progrès qu'en société». La double conséquence des bouleversements terrestres a été de transformer l'environnement, mais aussi les sociétés humaines en les combinant «d'une manière nouvelle, et ces combinaisons, dont les premières causes étaient physiques et naturelles, sont devenues par le fruit du temps, les causes morales qui changent l'état des choses, ont produit des guerres, des émigrations, des conquêtes, enfin des révolutions qui remplissent l'histoire des hommes et dont on fait l'ouvrage des hommes sans remonter à ce qui les a fait agir ainsi»[Oeuvres t.3, la Pléiade NRF]. Le hasard n'est qu'un moment du changement, et non une fatalité, puisque si la nécessité et les causes physiques et naturelles sont à l'origine de l'évolution humaine individuelle et collective, la liberté humaine, la perfectibilité et la volonté morale vont les relayer «en bien ou en mal», annonce de l'autre formule. On peut comprendre alors le «sans cela, tout irait plus mal encore», la survie de l'humanité, et donc sa possibilité, est à ce prix; sinon, avec encore une reprise de formuleà l'unisson qui peut signifier la continuité de la pensée: «sans cela... à la fin tout eût péri» écrit-il au chapitre IX de l' Essai.
Car Rousseau n'a jamais vraiment développé le «tout est bien» initial sauf dans un court paragraphe du Traité de sphère inédit [Oeuvres t.4 la Pléiade] proche du premier Discours: «Enfin, tout pour peu qu'on jette un œil de réflexion sur les grands et magnifiques objets dont la terre est couverte et ornée, tout dis-je nous montre la main puissante et bienfaisante qui a préparé cette terre pour notre habitation et que l'homme stupide et ingrat ose méconnaître.» Par contre, le «sans cela, tout irait plus mal encore» apparaît dès le second Discours quand «de grandes inondations ou des tremblements de terre environnèrent d'eaux et de précipices des cantons habités; des révolutions du globe détachèrent et coupèrent en îles des portions du continent» amenant contre la nature déchaînée les hommes à vivre ensemble et à communiquer. C'est cette vision étonnante de la nature qu'il va développer plus tard, autour de 1760 donc, dans l' Essai, au chapitre IX: «Le premier état de la terre différait beaucoup de celui où elle est aujourd'hui, qu'on la voit parée ou défigurée par la main de l'homme. Le chaos... régnait dans ses productions..., tout croissait confusément... Avant que les hommes réunis missent par leurs travaux communs une balance entre ses productions...elle maintenait ou rétablissait cet équilibre par des révolutions... Sans cela, je ne vois pas comment le système eût pu subsister, et l'équilibre se maintenir. Dans les deux règnes organisés, les grandes espèces eussent à la longue absorbé les petites: toute la terre n'eût bientôt était couverte que d'arbres et de bêtes féroces; à la fin, tout eût péri.».
D'un côté donc, un «tout est bien» qui décrit la nature comme une harmonie divine où l'homme ne peut rien faire que contempler, sinon il risque de tout défigurer, vision que confirmera le «promeneur solitaire», et de l'autre, dans le même texte, un «tout irait plus mal encore» où la nature est pensée comme un système autonome, mais chaotique, dont l'équilibre est au prix des bouleversements géologiques et climatiques. La liberté d'action de l'homme, par son instabilité même, y trouve totalement sa place «soit en bien, soit en mal» et cette formule définit l'humain qui devient ici facteur d'équilibre en stabilisant la nature, en la cultivant et en canalisant les eaux... Ce qui explique le double «sans cela» et fait de ce texte une sorte de charnière entre une pensée présente dont le contexte serait le paradigme de la perfectibilité, c'est à dire de l'improvisation, de la mélodie et non de l'harmonie, et une pensée à venir s'en éloignant en partie.
D'où les conséquences esthétiques de cette conception de la nature: l'homme, cet être dénaturé, sans instinct, ne peut contempler la nature qu'une fois qu'il l'a rendue habitable et donc cultivée, dénaturée, «contournée à sa mode» en «campagne riante» car, dans les endroits ou les hommes peuvent vivre, elle n'est souvent que du mauvais pays, de la broussaille, du terrain vague. Ce n'est en général que dans des endroits rares et inaccessibles à l'homme qu'elle cache «ces lieux si peu connus et si dignes d'être admirés»[ la Nouvelle Héloise]. Ce que le peintre romantique allemand Caspar David Friedrich va s'attacher à peindre toute sa vie: des paysages à la limite du sublime, vertigineux ou inhospitaliers, dans lesquels l'homme a rarement sa place, sauf comme un spectateur vu de dos, prostré dans sa contemplation d'une nature d'avant l'homme. «La nature semble vouloir dérober aux yeux des hommes ses vrais attraits auxquels ils sont trop peu sensibles, et qu'ils défigurent[verbe à connotation négative]...Ceux qui l'aiment et ne peuvent l'aller chercher si loin sont réduits à lui faire violence, à la forcer [verbes à connotation positive] en quelque sorte à venir habiter avec eux, et tout cela ne peut se faire sans un peu d'illusion» continue Rousseau dans son roman où il décrit comment Julie a installé au fond de son verger un jardin secret, joignant l'agréable à l'utile de manière à en faire un lieu de promenade qui ressemble à la pure nature: «il est vrai, dit-elle que la nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n'y a rien là que je n'ai ordonné».
Car avant de pouvoir contempler, il faut l'activité de l'homme qui aménage et ainsi crée la possibilité même du regard humain, parce que la perfectibilité humaine, « soit en bien, soit en mal », transforme, en la parant ou la défigurant, la nature confuse et envahissante. Elle la fige dans l'espace et dans le temps selon des règles qui permettent à l'homme de s'y retrouver, qu'il s'agisse de l'art du jardin ou du paysage pictural, règles qui en évoluant vont amener l'homme à modifier son regard sur la nature, tout en continuant de la maintenir à distance, selon un principe de perspective qui la contient et l'isole comme dans un cadre de fenêtre.
Du jardin d'Eden des peintures religieuses aux paysages profanes de la peinture flamande, il y a tout un processus de laïcisation qui accompagne l'appropriation de l'homme occidental sur le monde, domestiquant un peu partout la nature, au point que le jardin classique à l'italienne, puis à la française, devra céder la place au jardin à l'anglaise pour permettre au regard de retrouver des lieux plus «naturels», dans un espace de plus en plus maîtrisé par l'homme. En apparence du moins, car ce dernier jardin serait organisé de façon monadique, comme reflet de la totalité universelle, selon le philosophe T.O.Enge dans Architecture des jardins en Europe[Taschen], ce qui le rapprocherait donc du paradigme de l'harmonie.
Mais Rousseau, lui, décrit le jardin de l'homme de goût, conciliant à la fois l'humaniste et le botaniste, comme un lieu utile et plaisant où sont rassemblés sans artifice visible, ni à la française, ni à l'anglaise justement, l'eau, la verdure, l'ombre et la fraîcheur, comme sait le faire la nature, sans user de la symétrie ni aligner les allées et les bordures. L'homme de goût «ne s'inquiétera point de se percer au loin de belles perspectives: le goût des points de vue et des lointains vient du penchant qu'ont la plupart des hommes à ne se plaire qu'où ils ne sont pas.»
Pourtant, après la parution de l' Emile, avec ses deux premiers paragraphes paradoxaux, il semble rejeter le paradigme qu'il a contribué à édifier pour revenir au précédent comme s'il essayait d'effacer une pensée qui fait de lui un être traqué, une solitude involontaire isolée par l'étrangeté de sa pensée. Barrès, l'écrivain d'extrême droite, lors du bicentenaire de la naissance du philosophe, le qualifiait d'inspirateur de «tous les théoriciens de l'anarchie» et Maurras, son confrère, «d'ennemi de la France». Robert Rado développait ce même point de vue dans La Croix du 12 juin 1912: «A l'heure où les thèmes de la race et du milieu, de l'hérédité et de la continuité renforcent de manière éclatante nos croyances traditionnelles et ces grandes réalités que nous appelons la patrie, la famille, la profession, il est tout de même insolent qu'on vienne nous exhiber ce vagabond genevois qui a employé tout son génie à nier ces réalités, à couper toutes les racines sous prétexte qu'elles étaient des liens, et à dresser seul sur ces ruines, l'individu, cet être sans passé, sans foyer, sans métier, cette abstraction, ce fantôme affreux dont nous avons tant de peine à nous délivrer.» [cités par Benoît Mely: Rousseau, un intellectuel en rupture Minerve]. Etre sans nature, sans définition, dont la nature même, à cause de la perfectibilité, est de ne pas avoir de nature, comme le redira l'existentialisme sartrien, voilà bien le problème de l'homme Rousseau parmi les hommes!
«La faute à Rousseau» serait-elle de s'être compris le premier comme arraché à la naturalité biologique et d'avoir assumé l'absence d'instinct, de prédétermination biologique; et ce, au point de changer de religion, de patrie, de statut social, passant volontairement du métier de compositeur à la mode à celui de copiste, et du rôle d'intellectuel entretenu à celui d'exilé volontaire, par la publication de livres dérangeants. La seule faute que lui se reconnaît, c'est d'avoir caché son secret, que Voltaire à dévoilé anonymement en 1765, dans son écrit déjà cité: «C'est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches - selon le tolérant anonyme, il aimait trop le vin - et qui, déguisé en saltimbanque traîne après lui de village en village, et de Montagne en Montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère, et dont il a exposé les enfants à la porte d'un hôpital...en abjurant tous les sentiments de la nature comme il dépouille ceux de l'honneur et de la Religion.»
Et comme toute faute oblige à se confesser, c'est ce qu'il va faire, mais en rompant avec la tradition millénaire d'en rendre compte devant Dieu ou ses ministres: c'est devant les hommes seuls qu'il va avouer ses fautes, ses peurs, ses mensonges et ses vices qui, comme l'onanisme ou le rejet de l'instinct paternel, quoiqu'en dise Derrida dans la Grammatologie, ne sont que la conséquence de sa perfectibilité et ne sont pas des fautes.
A la limite, l'absence d'instincts qui définit l'homme le rend solitaire à l'état de nature, ni bon, ni mauvais en dehors du rapport à l'autre, «farouche» plutôt que naturellement bon ou mauvais . C'est pourquoi la description de l'état de nature du second Discours n'est pas celle du paradis mais une hypothèse philosophique sur ce «qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé , qui probablement n'existera jamais». Et le Contrat social, dans sa première version dite manuscrit de Genève [Oeuvres t.3 la Pléiade], affirme: «l'âge d'or fut toujours un état étranger à la race humaine.»
Quant au chapitre IX de l' Essai il semble bien une réponse aux critiques et objections du second Discours, puisqu'il va y dépasser l'aporie sur le langage et ses «embarras», y préciser aussi la question de la pitié, on l'a vu, et l'invraisemblable hypothèse de la longévité de l'homme sauvage [reprise du poète épicurien latin Lucrèce qui écrivait dans De la nature des choses: «unerace d'hommes vécut alors, race des plus dure, et digne de la dure terre qui l'avait créée ( De la nature, V, 925...)] Cette idée est réévaluée par Rousseau dans l' Essai : «tout ce qui est débile périt, tout le reste se renforce» - ce que Darwin n'aurait pas refusé - et l'amène à imaginer la possibilité pour les plus nombreux, moins robustes et plus paisibles, d'inventer la vie pastorale, les premiers chants et les premières langues pour résoudre les problèmes du Discours.
De même, les allusions au texte biblique semblent à la fois une réponse aux objections des censeurs, et une manière de les neutraliser, comme le doigt qui incline l'axe du monde, tout en prenant ses distances: «j'appelle les premiers temps ceux de la dispersion des hommes , à quelque âge du genre humain qu'on veuille en fixer l'époque... Epars dans ce vaste désert du monde, les hommes retombèrent dans la stupide barbarie où ils se seraient trouvés s'ils étaient nés de la terre [souligné par nous]. En suivant ces idées si naturelles, il est aisé de concilier les idées de l'écriture avec les monuments antiques...». Quand Rousseau réfère aux «idées si naturelles», il ne pense pas une nature cause et principe de sa propre organisation, avec des mains, attributs de la toute puissance créatrice qui a façonné Adam avec la glaise, car, dans le même chapitre, il récuse l'hypothèse d'un «printemps perpétuel», d'un paradis abondant en tout, où les hommes, «sortant des mains de la nature» se seraient dispersés pour conserver leur «liberté primitive» en évitant l'état social.
Il s'agit plutôt d'une nature proche du matérialisme de Lucrèce chez qui «le nom de mère appartient à la terre qui... a créé la race humaine...» [ De la nature, V, 821-827], et qui suppose le hasard comme principe d'organisation non préétablie. Cela permet à Rousseau de rendre compte de l'apparence de désordre et la possibilité d'y penser une certaine conception des hommes, comme «s'ils étaient nés de la terre». La terre accouche, de manière passive et imprévisible, des hommes, au pluriel! Si la nature est un système fondé sur l'instabilité, l'homme en est un élément déterminant, sa perfectibilité même jouant comme principe d'équilibre, au moins temporaire qui, s'il ne s'était jamais civilisé, n'aurait pu survivre parmi les derniers prédateurs, les plus féroces, errant dans la forêt ultime où la diversité végétale et animale aurait finalement disparu. «Sans cela... la fin, tout eût péri». Voilà pour les idées «si naturelles». Le paradis n'est une solution ni pour l'homme, ni pour la nature: l'uniformité préétablie et harmonique ne convient ni à l'un ni à l'autre, et vouloir lire Rousseau en précurseur de la pensée écologiste, ce que fait Marcel Schneider en 1978, conduit à des contresens. Par exemple, dans l'extrait de la Nouvelle Héloîse cité précédemment qu'il commente dans ce sens, les verbes défigurer, forcer et faire violence ne sont pas synonymes mais fonctionnent, le premier en négatif et les deux autres en positif, sur le modèle du «soit en bien, soit en mal».
Il y a, on l'a vu, une volonté à lire Rousseau en romantique à partir des Rêveries et du début de l' Emile, alors que dans sa pensée, l'arrachement à la nature est une condition nécessaire à l'humanité de l'homme et à l'habitabilité du monde par l'homme, être de culture au double sens de savoir et de jardinage; c'est pourquoi l'art spécifiquement humain du jardin est une dénaturation, ce qu'il écrit dans sa septième Lettre sur la botanique en 1773[Oeuvres la Pléiade]: «l'homme a dénaturé beaucoup de choses pour les mieux convertir à son usage: en cela il n'est pas à blâmer[souligné par nous]; mais il n'en est pas moins vrai qu'il les a souvent défigurées, et que, quand dans les œuvres de ses mains il croit étudier vraiment la nature, il se trompe. Cette erreur a lieu surtout dans la société civile; elle a lieu même dans les jardins. Ces fleurs doubles qu'on admire dans les parterres sont des monstres dépourvus de la faculté de produire leur semblable, dont la nature a doué tous les êtres organisés. Les arbres fruitiers sont à peu près dans le même cas par la greffe: vous aurez beau planter des pépins de poires et de pommes des meilleures espèces, il n'en naîtra jamais que des sauvageons.» Le ton mesuré et didactique de cette lettre semble revenir sur l'emphase du début de l' Emile et y répondre: Si l'homme ne veut rien garder «tel que l'a fait la nature», c'est à cause d'une imperfection même de la nature qui a pour conséquence l'acclimatation, la perfectibilité et l'imagination humaine. Sinon, l'homme ne refaçonnerait pas la nature en vue de l'améliorer, par des greffes et des boutures pour obtenir de meilleurs fruits, ou par la mutilation pour conserver sa belle voix à l'enfant. D'où le «sans cela, tout irait plus mal encore» qui atténue considérablement le style théodicée du premier paragraphe de l' Emile et se continue dans le Contrat Social: la perfectibilité humaine comprise comme liberté naturelle n'aura de limites, comme liberté civile, que dans le cadre d'une législation humaine, et non religieuse et morale, puisque la «bonté» originelle n'est que l'innocence d'un animal farouche, borné et solitaire sans contact avec autrui.
Faut-il alors comprendre que l'homme est déjà un monstre avant de se perfectionner en monstre, que tout n'est pas si bien sortant des mains de Dieu, du moins pour l'homme, créature inachevée, «façonnée à demi», sans instinct propre, abandonnée dans un état de nature qui n'a rien du paradis, ni de «la campagne riante» qui sera plus tard l'une des productions «monstrueuses» de l'homme?
Alexis Philonenko affirme que l' Emile «est un acte d'accusation terrible contre la société civile» puisque «cet être pour la monstruosité, tandis qu'il bouleverse la nature, se constitue lui-même comme monstre» [ Rousseau et la pensée du malheur Vrin] et donc: « Si les hommes étaient ce qu'ils doivent être, ils n'auraient pas besoin d'étudier pour apprendre les choses qu'ils ont à faire», ce qu'il commente par: «si les hommes n'étaient pas malades, mais sains, la philosophie ne serait pas nécessaire». Mais est-ce bien la faute àla société s'ils sont «façonnés à demi» et non «sains»? Cette confusion n'est pas étrangère au refus de prendre en considération la part musicale de l'œuvre de Rousseau qui aurait «surestimé sa production musicale et accordé un trop grand prix à ses réflexions théoriques en ce domaine... Tout le monde depuis a préféré «l'écrivain malgré lui «à l'homme qui se croyait «né pour la musique»»
Pourtant, si le mal est réel, il n'est pas métaphysique mais naturel ou social et politique. Et la culture, au triple sens de l'éducation, du jardinage et de la politique en sont les remèdes. Ainsi au sujet des monstres humains décrits par l'article Castrato du Dictionnaire de Musique :«des pères barbares...sacrifiant la nature à la fortune, livrent leurs enfants à cette opération pour le plaisir des gens voluptueux et cruels qui osent rechercher le chant de ces enfants», et seule «la voix de la pudeur et de l'humanité» serait capable de proposer une norme à cette liberté sous la forme de lois humaines légitimées par le contrat social, lui même fondé sur l'égalité naturelle des hommes à l'état de nature, avant qu'il ne dégénère; « en cela il[l'homme] n'est pas à blâmer» comme on vient de le voir. L'éducation, nécessaire, participe donc de cette évolution puisqu'il s'agit de cultiver autrui, «façonné à demi», au risque d'en faire un monstre, mais comment faire autrement?
Education et mutilation permettent aux hommes de devenir «tout ce qu'ils peuvent être en bien ou en mal» pour reprendre la formule de L'influence des climats .Avec le castrat à la voix belle, mais «sans chaleur et sans passion» d'ange artificiel, mutilé, «boursouflé», «maussade», l'homme a créé une monstruosité, sans doute, puisqu'en lui l'homme, ou l'humain, n'est pas advenu. Gluck, réécrivant complètement son Orphée en français va remplacer le castrat de la version italienne par une voix de contre-ténor, plus «naturelle» en suivant les conseils de Rousseau pour la composition mais aussi pour la distribution de l'œuvre.
Comme le suggère Pascal Quignard dans La leçon de musique [Hachette], le jeune homme, au moment de la mue, perd sa voix parfaite d'enfant. Trois choix sont possibles alors, la castration pour la conserver artificiellement, ou dans le même ordre d'idée la perfection instrumentale, pour retrouver cette voix perdue, ou alors la composition, pour la réinventer. Ce qui expliquerait pour Quignard la différence entre l'homme et la femme face à la musique... Mais pour revenir à notre propos, ce choix entre perfection et perfectibilité ne fait que retrouver le choix entre harmonie et mélodie, qui doit permettre à l'humain de devenir ce qu'il peut être.
De même, le travail de greffe et de bouturage ne sert pas à dévoiler la nature derrière la nature, comme le croyait l'opéra baroque, mais, avant qu'elle ne devienne invivable, à la rendre habitable en bien ou en mal, ce dont l'extension catastrophique de notre civilisation urbaine est une des conséquences mais pas forcément un destin. Et si le travail du verger et des champs est une nécessité pour l'homme, le jardin de «l'homme de goût» aura pour fonction de lui permettre de se dépayser, de se délasser des moments d'effort; labeur qui transforme l'environnement en y laissant sa marque, au point que nos paysages, en dehors des villes, ne peuvent plus appartenir qu'à trois catégories: le jardin, la campagne et le site touristique que l'industrie du même nom rend accessible à tout un chacun aujourd'hui.
Si l'homme est en position de démiurge, c'est qu'il sait parfois mieux que la nature elle même ce dont elle peut accoucher au milieu de son instabilité chaotique puisqu'il est lui même une virtualité qui doit et peut apprendre à se réaliser en bien plutôt qu'en mal. Nous n'avons donc pas quitté le paradigme de la mélodie que l'éducation et le jardinage viennent compléter pour permettre à l'homme d'essayer de se réaliser pleinement comme humain dans son arrachement nécessaire à la nature, à la fois pour s'acclimater au monde et l'acclimater au genre humain. Le Land art, l'art du paysage, continué aujourd'hui par Andy Goldsworthy ou Nils Udo dans le respect des sites naturels par des sculptures éphémères que la photographie seule peut conserver, joue peut être sur ces deux registres après avoir été à ses début Earth art à coup de bulldozer et de grands chantiers.
Pour Rousseau, mélodie et jardin sont de l'ordre de l'humain, de la perfectibilité, de l'imagination et des passions simples: faste, luxe et symbolique métaphysique, quelle qu'elle soit, en sont exclus et ce jardin est accessible à tout un chacun, s'il est homme de goût, ce qu'il peut devenir par l'éducation. Le jardin partage avec la musique une temporalité mélodique, celle aussi du processus éducatif qui permet aux hommes d'espérer devenir «tout ce qu'ils peuvent être» puisque la nature n'y saurait suffire. D'où le jeu sur la polysémie du mot culture que l'on retrouve chez Marcel Conche: «Car nous ne sommes pas responsable de toutes nos pensées. L'esprit est un champ où poussent bien des mauvaises herbes; mais nous en sommes le jardinier»[ Vivre et philosopher PUF] et chez Primo Levi: «Hitler et les SS... n'avaient pas été «cultivés» ou avaient été mal cultivés»[ Les naufragés et les rescapés].
Et vouloir recréer l'homme dans son milieu «naturel» pour le purifier a été le contresens des horticulteurs nazis ou pré-nazis de la première moitié du XXe siècle, comme en témoigne un responsable spécial de l'implantation et de l'entretien des paysages auprès du commissaire du reich pour le renforcement des populations allemandes dans les «territoires de l'est intégré», quand ils voulaient retrouver dans ces territoires «pour les allemands en tant que population autochtone» un paysage respectant les lois naturelles, où ils «ne s'ensablent ni ne s'enslavent en quelques années». Dès la fin des années trente, l'utilisation de plantes considérées comme non indigènes fera parler d'horticulture «dégénérée», comme pour l'art: «de même que, dans le combat contre le bolchevisme, c'est toute notre culture occidentale qui est en jeu, de même dans la lutte contre l'intruse (la balsamine à grandes fleurs) mongole, c'est un des fondements essentiels de notre culture, à savoir la beauté de nos forêts, qui se trouve menacé».
Car c'est par l'arrachement au milieu naturel que les hommes peuvent espérer devenir «tout ce qu'ils peuvent être en bien ou en mal» tout en accédant au concept d'universel humain. C'est du moins ce que nous apprend un vagabond sans passé, sans foyer, sans métier qui cultivait, selon La Nouvelle Héloïse, de la «vigne de Judée» dans son jardin, sans doute comme Borchardt, jardinier d'origine juive, mort en fuyant le nazisme, qui écrivait en 1933: «Si cette espèce de jardinier barbare avait toujours été la règle, aucune giroflée, aucun pied de romarin, aucune pêche, aucun buisson de myrte, aucune rose pompon n'auraient jamais franchi les Alpes, jamais aucune relation horticole ne se serait établie entre les peuples, les époques et les latitudes, toutes relations qui se rangent sous le grand concept historique d'acclimatation. Dans les jardins, on vivrait encore de glands... la déraison réside dans la mise en jachère du jardin dans le jardinier, et cette volonté de décourager la recherche.[toutes citations reprises d'un article du recueil Maîtres et protecteurs de la nature Champ-Vallon éditeur].
Le concept d'acclimatation proposé par ce botaniste et élargi ici, s'applique aussi bien aux deux paradigmes de l'humain, celui du jardin et celui de la mélodie. Ce qui vaut pour les plantes vaut aussi pour les musiques propres à des communautés géographiques précises, mais aussi pour les autres créations artistiques. Transplanter les cultures, les mettre au contact d'autres peut être facteur d'enrichissement et de renouvellement.
Cette attention aux autres cultures populaires était déjà présente dans les planches du Dictionnaire de musique, où Rousseau avait noté en exemples un air latin, un air grec, une chanson de mousquetaires, un air chinois, une chanson des sauvages du Canada, une danse canadienne, un air suisse, une chanson persane.
Et la querelle des bouffons, en confrontant musique française et musique italienne, permit sans doute, à travers Rousseau, puis Gluck, un renouveau musical. Hector Berlioz, qui fit redécouvrir au XIXe ce musicien allemand qui alla d'Italie en France, le considérait comme révolutionnaire. Dans son Dictionnaire des musiciens, au Seuil, Roland de Candé confirme cette «profonde influence sur l'opéra ultérieur: abandon des airs inutiles, comme des ornements superflus, remplacement du recitativo secco accompagné au clavecin, par un récitatif mélodique accompagné par l'orchestre. Importance de l'ouverture qui annonce et résume le drame. Fonction dramatique des choeurs».
En effet, si on ne peut comprendre l'avènement de la modernité musicale par delà le baroque sans la transition nécessaire de l'œuvre de Gluck, dans sa période française entre 1773 et 1776, Gluck lui même avouera ce qu'il doit à la pensée musicale de Rousseau, s'agissant de l'art du duo et du récitatif mélodique, du bon usage de l'harmonie sans excès, et du mauvais usage des castrats. D'abord en désaccord, le musicien, pour faciliter son passage en France, décida de consulter le «fameux M. Rousseau de Genève [pour] fixer le moyen que j'envisage de produire une musique propre à toutes les Nations, et de faire disparaître la ridicule distinction des musiques nationales...»[lettre au Mercure de 122020]. Ce qui amènera Rousseau à travailler avec Gluck sur la partition d'Iphigénie, dont la répétition l'a enchanté: «Vous avez réalisé ce que j'ai cru impossible jusqu'à ce jour». «[Rousseau] a déclaré avec ce renoncement à soi-même si peu commun des sages qu'il s'était trompé jusqu'à présent; que l'opéra de M.Gluck renversait toutes ses idées et qu'il était aujourd'hui convaincu que la langue française était aussi susceptible qu'une autre de musique forte, touchante et sensible» [ la Correspondance Littéraire d'avril 1774]. Il avait d'ailleurs déjà nuancé ses propos provocateurs de la lettre concernant l'incapacité propre au français à avoir une musique dans L'Essai dans le chapitre VII duquel il précise que toutes les langues de l'Europe ont perdu leur accent musical, et même l'italienne qui, pourtant, se prête mieux à la musique. Et on trouve dans les écrits de Gluck et de Mozart une même critique d'une tradition musicale française plus proche du cri que du chant qui explique sans doute en grande partie le réquisitoire de Rousseau, et les conséquences bénéfiques de leur travail commun sur l'évolution de cette tradition musicale, d'abord en France puis en Europe. Le musicologue écossais Burney, traducteur du Devin du village pour sa création en Ecosse, le confirme dans le récit de son voyage musical dans l'Europe des Lumières [Flammarion] où il relate les diverses conversations qu'il eut autour de 1770 avec les musiciens et mélomanes italiensqui citent souvent comme références et comme modèles le Devin et le Dictionnaire de musique.
Jean Louis Backès [ La Littérature Européenne Belin 1996] fait justement remarquer que Rousseau est un des rares écrivains à bien connaître la musique, ce qu'il retrouve dans la forme même de la nouvelle Héloïse qu'il compare à une symphonie. Cette comparaison est, elle, moins pertinente puisque ce roman épistolaire est construit, comme un quatuor peut-être, autour de quatre voix principales très distinctes, selon le principe même d'unité de la mélodie défini par l'écrivain qui l'écrivit justement entre 1756 et 1761. Au même moment Haydn composait ses quatuors à cordes et fixait cette forme musicale en quatre parties ou plus, pour deux violons (Julie affirme dans sa dernière lettre que Claire est «une autre Julie»), un alto et un violoncelle. Les voix vont s'y individualiser en séparant les mélodies, au contraire des anciens quatuors vocaux polyphoniques souvent construits sur l'imitation, la fugue, l'harmonie entre les voix. L'individualisation des voix du quatuor dans le roman annonce peut-être déjà l'individualisation démocratique des citoyens dans le Contrat Social.
Pour revenir à l'histoire musicale du point de vue de l'acclimatation, l'arrivée de l'allemand Haendel en Angleterre après un détour en Italie, a contribué à développer l'opéra italien à Londres à la fin du XVIIe. Bien plus tard, en Irlande, l'appropriation par la tradition musicale populaire du musicien classique du XVIIIe O'Carolan, nourri lui aussi de musique italienne, verra le développement d'une musique traditionnelle très riche. Le groupe les Chieftains a d'ailleurs enregistré un disque consacré à ce compositeur dont plusieurs airs ont été repris par la musique traditionnelle celtique. L'héritier le plus talentueux en est peut être le musicien galicien Carlos Nunez dont la flûte baroque et la musique, savante, actuelle et populaire à la fois, témoigne de cette longue acclimatation.
Le début du XXe siècle est lui, marqué par l'avènement d'une musique populaire improvisée dans trois régions du monde, après la rencontre de deux traditions dont l'une, migrante, est déracinée: le blues afro-américain, le tango italo-argentin et le musette italo-français. L'arrachement aux racines socio-géographiques permet, dans tous ces exemples, à une tradition d'évoluer et de s'affranchir de ses limites «naturelles», en réalité culturelles, ce dont témoignent certaines réussites de la world-music actuelle, quand elles arrivent à s'affranchir des contraintes de l'industrie musicale. Idée assez ancienne, sans doute déjà pratiquée dans l'antiquité et plus tard dans l'espace européen, comme on l'a vu. Mais ce concept commercial, a, sous sa vraie forme musicale, ses origines dans le déracinement tragique et cruel qui vit toute une population noire installée de force sur des terres américaines dont les anciennes cultures venaient de disparaître avec l'arrivée des européens.
Quand on lit les histoires du blues, par exemple celle de Giles Oakley: Devil's music [Denoël], on ne peut pas ne pas se demander, dans le flou des années 1865-1910, entre la «libération» des esclaves du sud et la publication de Memphis Blues, si la survie de cette plainte syncopée primitive - langue chantée de l'émotion au sens de Rousseau - aurait pu se faire par la seule tradition orale, par quelques chanteurs solitaires, et sans règles communes, du Mississippi abandonnés à la misère sur une terre qui n'est pas la leur. Ce sont indirectement les musiciens blancs de music-hall qui, de manière parodique où le mépris se mêle à la fascination, vont diffuser une idée simplifiée de cette musique, avant que les minstrels noirs, s'inspirant de ces spectacles, donnent enfin une forme régulière au blues, où l'improvisation suppose un canevas rigoureux, pour permettre le jeu en orchestre, selon les règles musicales occidentales écrites. Puis se sera la technologie qui, à partir de 1920 va permettre de fixer dans la cire les grandes voix noires du blues et sa forme définitive, avant que Woody Guthrie, le premier bluesman blanc, vagabond syndicaliste qui délaissa femme et enfants pour aider les ouvriers agricoles latinos à lutter contre la surexploitation des propriétaires californiens, ne donne à son tour une autre dimension à cette musique populaire, celle de la protestation sociale et de l'engagement, écho lointain d'un autre musicien marginal en son temps. [On peut voir le beau film de Hal Ashby En route pour la gloire réalisé à partir des mémoires de W.Guthrie, le père spirituel de Bob Dylan]
La rencontre dans le blues de la gamme pentatonique africaine et de la musique européenne reste une véritable revanche culturelle qui marquera tout notre siècle et ses paysages musicaux, des pièces de Satie, Ravel, Debussy ou Stravinsky en passant par le jazz et le rock, le blues anglais, le reggae noir de Bob Marley ou blanc de Police, les influences balinaises et africaines des musiciens minimalistes comme Phil Glass ou Steve Reich, et la poésie de la beat génération (Mexico City Blues de Kerouac) reprise en rap ou slam ensuite. La naissance et l'expansion du rock and roll est indissociable du mouvement des droits civiques, quand, dans l'Amérique de la ségrégation, les premiers concerts réunissent dans les mêmes salles les jeunes blancs et noirs, public et musiciens, tous auditeurs des mêmes radios que la ségrégation ne pouvait contrôler, au moment même où Martin Luther King commence son action. D'où la validité, au delà des récupérations commerciales, du concept de culture rock, n'en déplaise à tous les wagnériens et sectateurs de la «grande» musique [un livre intéressant à ce sujet: Claude Chastagnet la loi du Rock Climats 1998].
La synonymie qui semble se lire entre perfectibilité, liberté, jardin et mélodie, peut permettre par exemple une interprétation de la relation entre musique et image au cinéma. Ainsi les orchestrations très lourdement harmonisées des films à la sauce StarWar, dans la tradition des harmonies wagnériennes, conviennent parfaitement à cette rivalité entre empires, qu'ils soient du bien ou du mal, alors que la plupart des films dits noirs, c'est à dire les polars proches de l'existentialisme sartrien, s'accommodent fort bien, au contraire, eux, du jazz improvisé accompagnant l'errance de personnages condamnés à être libres. Voir par exemple comment le superbe thème de jazz, Silence, du contrebassiste Charlie Haden [Magico ECM 1980] est utilisé de façon harmonique, le bandonéon se contentant d'en égrener les accords quand la première soeur, à la fin du film Kadosh d'Amos Gitai, reste murée dans son silence, puis devient improvisation quand l'autre soeur quitte la ville prison et s'enfuit. Et le reste du film, qui décrit ce carcan est accompagné de la musique du clarinettiste de jazz Louis Sclavis, proche de son disque chez ECM: les violences de Rameau, un hommage justement au musicien du paradigme harmonique
Dans sa préface aux Ecrits sur la musique de Rousseau [Stock+], Catherine Kintzler insiste sur le «poids très lourd» de celui-ci «dans la destinée de la musique occidentale et de toute esthétique produisant du bon et du mauvais, du beau et du laid, du superficiel et du profond», c'est à dire l'ère du Walkman. Elle semble avoir du mal à considérer sur le même plan «Beethoven, Offenbach et un compositeur de music-hall» qui, s'ils «n'écrivent pas la même musique... composent à partir de la même esthétique et pour la même écoute définie par Rousseau». Mais dans un paradigme de la perfectibilité «soit en bien, soit en mal», les critères ne sont pas forcément liés à des genres, où le beau, le bon, le profond iraient nécessairement au classique, mais ils jouent à l'intérieur des genres. Dans le prolongement de Gershwin ou Kurt Weil, les duos jazzy des films musicaux de Jacques Demy, l'opéra rock Tommy des Who, ou pourquoi pas les duos récents du spectacle Notre Dame de Paris, respectent bien le principe d'unité de la mélodie, même sans le savoir.
C'est sans doute la faute à Rousseau - représenté au moins deux fois en musicien jouant sur des instruments «populaires» comme le cistre et la vielle à roue, changement de paradigme oblige - si la musique et la chanson populaires ont continué et renouvelé une tradition mêlant poésie et chant qui aurait été à l'origine des langues; et si, en jazz par exemple, l'improvisateur, que ce soit John Coltrane pour My favorite thing ou Miles Davis pour Human nature, qui convient parfaitement à cette conclusion, peut transcender la l'apparente superficialité d'une chanson à la mode, souvent mineure, et, à partir de sa grille d'accords, développer dans le temps de multiples variations afin que le thème musical devienne tout ce que sa nature mélodique lui permet d'être. Improvisation plus ou moins aboutie elle aussi, mais qui n'est qu'une conséquence du développement de la perfectibilité et de l'imagination propre au paradigme de l'humain, et de la mélodie.
Votre prime jeunesse a été assez instable, vous le racontez dans vos Confessions, et seule la passion de la lecture transmise par votre père vous a empêché de devenir un vaurien comme vos camarades d'apprentissage, puis de vagabondage. C'est à Turin, à l'âge de seize ans, après votre conversion au catholicisme, en avril 12208, que, vous promenant dans la ville, vous entendez jouer à la cour des musiciens, pour la plupart élèves de Vivaldi. Vous redécouvrez alors votre passion pour la musique dont le goût, donné par votre tante dans votre enfance, avait mis longtemps à se développer. Pourtant l'on vous retrouve pour deux mois au séminaire, poussé par votre tutrice, Mme de Warens, celle que vous nommez Maman. Vous vouliez devenir prêtre?
J'allai au séminaire comme j'aurais été au supplice... J'y portai un seul livre que j'avais prié Maman de me prêter, et qui me fut d'une grande ressource... un livre de musique... Elle avait eu la complaisance de me donner quelques leçons de chant, et il fallut commencer de loin, car à peine savais-je la musique de nos psaumes. Huit ou dix leçons de femmes et fort interrompues, loin de me mettre en état de solfier, ne m'apprirent pas le quart des signes de la musique. Cependant, j'avais une telle passion pour cet art que je voulus essayer de m'exercer seul... On concevra quelle fut mon application et mon obstination quand je dirai que, sans connaître ni transposition ni quantité, je parvins à déchiffrer et chanter sans faute le premier récitatif et le premier air de la cantate d' Alphée et Aréthuse... on me rendit à Mme de Warens comme un sujet qui n'était pas même bon pour être prêtre...
Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique dont j'avais tiré si bon parti... Mon goût marqué pour cet art lui fit naître la pensée de me faire musicien: l'occasion était commode; on faisait chez elle au moins une fois la semaine, de la musique, et le maître de musique de la cathédrale, qui dirigeait ce petit concert, venait la voir très souvent... Bref, j'entrai chez lui, et j'y passai l'hiver [12209]... On jugera bien que la vie de la maîtrise, toujours chantante et gaie, avec les musiciens et les enfants de choeur, me plaisait plus que celle du séminaire... Cependant cette vie, pour être plus libre, n'en était pas moins égale et réglée. J'étais fait pour aimer l'indépendance et pour n'en abuser jamais. Durant six:mois entiers, je ne sortis pas une seule fois que pour aller chez Maman ou à l'église, et je n'en fus pas même tenté. Cet intervalle est un de ceux où j'ai vécu dans le plus grand calme, et que je me suis rappelés avec le plus de plaisir... Par exemple tout ce qu'on répétait à la maîtrise, tout ce qu'on chantait au choeur, tout ce qu'on y faisait... la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin qui jouait du violon... l'orgueil avec lequel j'allais, tenant ma petite flûte à bec, m'établir dans l'orchestre à la tribune pour un petit bout de récit que M. Le Maître avait fait exprès pour moi.
A quand remonte votre rencontre avec ce Venture qui faisait route en louant ses services de musicienet qui sera la cause, involontaire, de vos futures mésaventures?
Je vivais à Annecy depuis près d'un an sans le moindre reproche... Un soir de février qu'il faisait bien froid, comme nous étions tous autour du feu, nous entendîmes frapper à la porte de la rue. Perrine prend sa lanterne, descend, ouvre; un jeune homme entre avec elle, monte, se présente d'un air aisé... se donnant pour un musicien français que le mauvais état de ses finances forçait de vicarier pour passer son chemin... Tout marquait en lui un jeune débauché qui avait eu de l'éducation, et qui n'allait pas gueusant comme un gueux, mais comme un fou... Pendant le souper on parla de musique, et il en parla bien... C'était un samedi; il y avait le lendemain musique à la cathédrale; M. Le Maître lui proposa d'y chanter: Très volontiers; lui demande qu'elle est sa partie: La haute-contre... et il lui parle d'autre chose. Avant d'aller à l'église, on lui offrit sa partie à prévoir; il n'y jeta pas les yeux. Cette gasconnade surprit Le Maître. «Vous verrez, me dit-il à l'oreille, qu'il ne sait pas une note de musique»... J'eus bientôt de quoi me rassurer. Il chanta ses deux récits avec toute la justesse et tout le goût imaginables, et, qui plus est, avec une très jolie voix.
Pour vous séparer de ce nouvel ami dont Mme de Warens craint la mauvaise influence, on vous envoie accompagner M. Le Maître dans sa fuite à Lyon?
Tous les prêtres qui ont des laïques à leurs gages les traitent d'ordinaire avec assez de hauteur. C'est ainsi que les chanoines traitaient le pauvre Le Maître...Le chantre lui fit quelque passe-droit, et lui dit quelque parole dure que celui-ci ne put digérer. Il prit sur-le-champ la résolution de s'enfuir la nuit suivante, et rien ne put l'en faire démordre... il ne put renoncer au plaisir de se venger de ses tyrans, en les laissant dans l'embarras aux fêtes de Pâques, temps où l'on avait le plus grand besoin de lui.
Et quand le pauvre homme fait une crise d'épilepsie en pleine rue, vous l'abandonnez avec sa caisse à musique trop lourde pour lui, qui lui sera confisquée? Laissons cela! Mais vous voilà sans professeur?
Je me mis en quête de faire à Lausanne le petit Venture, d'enseigner la musique que je ne savais pas, et de me dire de Paris, où je n'avais jamais été... Il s'était appelé Venture de Villeneuve, moi je fis l'anagramme du nom de Rousseau dans celui de Vaussore, et je m'appelais Vaussore de Villeneuve. Venture savait la composition, quoiqu'il n'en eût rien dit; moi, sans la savoir, je m'en vantais à tout le monde, et, sans pouvoir noter le moindre vaudeville, je me donnai pour compositeur. Ce n'est pas tout, ayant été présenté à M. de T., professeur en droit qui aimait la musique et faisait des concerts chez lui, je voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je me mis à composer une pièce pour son concert, aussi effrontément que si j'avais su m'y prendre. J'eus la constance de travailler pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d'en tirer les parties, et de les distribuer avec autant d'assurance que si c'eût été un chef d'œuvre d'harmonie. Enfin... pour couronner dignement cette sublime production, je mis à la fin un joli menuet, qui courait les rues, et que tout le monde se rappelle peut-être encore... On s'assemble pour exécuter ma pièce. J'explique à chacun le genre du mouvement, le goût de l'exécution, les renvois des parties; j'étais fort affairé. On s'accorde pendant cinq ou six minutes, qui furent pour moi cinq ou six siècles. Enfin, tout est prêt... On fait silence. Je me mets gravement à battre la mesure; on commence... Non, depuis qu'il existe des opéras français, de la vie on n'ouït un semblable charivari... Les musiciens étouffaient de rire; les auditeurs ouvraient de grands yeux, et auraient bien voulu fermer les oreilles; mais il n'y avait pas moyen... j'eus la constance d'aller toujours mon train, suant, il est vrai, à grosses gouttes, mais retenu par la honte, n'osant m'enfuir et tout planter là... Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A peine eut-on joué quelques mesures, que j'entendis partir de toutes part les éclats de rire. Chacun me félicitait sur mon joli goût de chant; on m'assurait que ce menuet ferait parler de moi, et que je méritais d'être chanté partout. Je n'ai pas besoin de dépeindre mon angoisse ni d'avouer que je la méritais bien... Les suites d'un pareil début ne firent pas pour moi de Lausanne un séjour fort agréable. Les écoliers ne se présentaient pas en foule, pas une seule écolière, et personne de la ville.... Je sais seulement que, n'y trouvant pas à vivre, j'allai de là à Neuchâtel, et que j'y passai l'hiver... J'y eus des écolières... J'apprenais insensiblement la musique en l'enseignant.
Après vous être improvisé compositeur, vous voilà quelques temps plus tard, à Lyon, vous affirmant copiste à un religieux, M.R., qui venait de vous entendre chanter dans la rue, après une nuit à la belle étoile. Encore un de vos tours?
Il me demande si j'ai jamais copié de la musique. «Souvent», lui dis-je. Et cela était vrai; ma meilleure manière de l'apprendre était d'en copier... Il me conduisit dans une petite chambre que j'occupais, et où je trouvais beaucoup de musique qu'il avait copié. Il m'en donna d'autre à copier... Je travaillais presque d'aussi bon cœur que je mangeais, et ce n'est pas peu dire... Quelque jours après, M. R., que je rencontrais dans la rue, m'apprit que mes parties avaient rendu la musique inexécutable, tant elles s'étaient trouvées pleines d'omissions, de duplications et de transpositions... L'ennui d'un long travail me donne des distractions si grandes que je passe plus de temps à gratter qu'à noter... Je fis donc très mal en voulant bien faire, et pour aller vite j'allais tout de travers.
Après tout ce périple à pieds, qui vous fit même traverser Paris, vous voilà de retour à Chambéry près de Mme de Warens pour plusieurs années, cette fois. Et la musique durant ce temps?
Il faut absolument que je sois né pour cet art, puisque j'ai commencé de l'aimer dès mon enfance, et qu'il est le seul que j'ai aimé constamment dans tous les temps. Ce qu'il y a d'étonnant est qu'un art pour lequel j'étais né m'ait néanmoins tant coûté de peine à apprendre , et avec des succès si lents qu'après une pratique de toute ma vie, jamais je n'ai pu parvenir à chanter sûrement tout à livre ouvert... La musique était pour nous un point de réunion dont j'aimais à faire usage. Elle ne s'y refusait pas; j'étais alors à peu près aussi avancé qu'elle; en deux ou trois fois nous déchiffrions un air...
Les opéras de Rameau commençaient à faire du bruit, et relevèrent ses ouvrages théoriques que leur obscurité laissait à la portée de peu de gens. Par hasard, j'entendis parler de son Traité de l'harmonie, et je n'eus point de repos que je n'eusse acquis ce livre [que] je dévorait... mais il était si long, si diffus, si mal arrangé qu'il me fallut un temps considérable pour l'étudier et le débrouiller... Il fallait se former l'oreille à tout cela: je proposai à Maman un petit concert tous les mois; elle y consentit... ni jour ni nuit je ne m'occupais d'autre chose; et réellement cela m'occupait, et beaucoup, pour rassembler la musique, les concertants, les instruments, tirer les parties, etc.. On peut juger combien cela était beau! pas tout à fait comme chez M. de T.; mais il ne s'en fallait guère... Je ne laissais pas d'étudier mon Rameau; et à force d'efforts je parvins enfin à l'entendre et à faire quelques petits essais de composition dont le succès m'encouragea... Au fond, je savais fort bien la musique; je ne manquais que de cette vivacité du premier coup d'œil que je n'eus jamais sur rien, et qui ne s'acquiert en musique que par une pratique consommée... quelques livres [d'Italie] me donnèrent du goût pour l'histoire de la musique et pour les recherches théoriques de ce bel art...
Je n'avais pas abandonné la musique en cessant de l'enseigner; au contraire, j'en avais assez étudié la théorie pour pouvoir me regarder au moins comme savant en cette partie. En réfléchissant à la peine que j'avais eue d'apprendre à déchiffrer la note, et à celle que j'avais encore à chanter à livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvait bien venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu'en général apprendre la musique n'était pour personne une chose aisée. En examinant la constitution des signes, je les trouvais souvent fort mal inventés. Il y avait longtemps que j'avais pensé à noter l'échelle par chiffres, pour éviter d'avoir toujours à tracer des lignes et portées lorsqu'il fallait noter le moindre petit air. J'avais été arrêté par les difficultés des octaves et par celles de la mesure et des valeurs. Cette ancienne idée me revint dans l'esprit, et je vis, en y repensant, que ces difficultés n'étaient pas insurmontables. J'y rêvais avec succès, et je parvins à noter quelque musique que ce fût par mes chiffres avec la plus grande exactitude, et je puis dire avec la plus grande simplicité. Dès ce moment, je crus ma fortune faite, et... je ne songeai qu'à partir pour Paris, ne doutant pas qu'en présentant mon projet à l'Académie je ne fisse une révolution... En quinze jours ma résolution fut prise et exécutée... je partis de Savoie avec mon système de musique.
Vous avez alors trente ans en arrivant à Paris et en vous présentant devant l'Académie des Sciences. La musique fait-elle votre fortune?
Durant mes conférences avec ces Messieurs, je me convainquis, avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu'ils ont... J'étais toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à l'aide de quelques phrases sonores, ils me réfutaient sans m'avoir compris... La seule objection solide qu'il y eût à faire à mon système y fut faite par Rameau. A peine le lui eus-je expliqué qu'il en vit le côté faible... L'objection me parut sans réplique, et j'y convins à l'instant: quoiqu'elle soit simple et frappante, il n'y a qu'une grande pratique de l'art qui puisse la suggérer, et il n'est pas étonnant qu'elle ne soit venue à aucun académicien... Au lieu de me livrer au désespoir, je me livrai tranquillement à ma paresse et aux soins de la providence.
Vous aviez fait à Chambéry et à Lyon deux opéras. N'était-il pas temps de les ressortir ?
J'avais eu le bon sens de [les] jeter au feu... Cette fois, avant de me mettre la main à l'œuvre, je me donnais le temps de méditer mon plan... j'intitulai cet opéra les Muses galantes... Je m'essayai d'abord sur le premier Acte, et je m'y livrai avec une ardeur qui pour la première fois me fit goûter les délices de la verve dans la composition. Un soir, prêt d'entrer à l'Opéra, me sentant tourmenté... je cours m'enfermer chez moi, je me mets au lit après avoir bien fermé tous mes rideaux pour empêcher le jour d'y pénétrer, et là, me livrant à tout l'être poétique et musical, je composai rapidement en sept ou huit heures la meilleure partie de mon acte... Il ne resta le matin dans ma tête qu'une bien petite partie de ce que j'avais fait: mais ce peu presque effacé par la lassitude et le sommeil ne laissait pas de marquer encore l'énergie des morceaux dont il offrait les débris. Pour cette fois je ne poussai pas fort loin ce travail, en ayant été détourné par d'autres affaires.
Il s'agit sans doute de votre mésaventure comme secrétaire d'ambassade à Venise. Oublions la aussi, mais dites nous quand même quelques mots de la vie musicale dans cette ville.
J'avais apporté de Paris le préjugé qu'on a dans ce pays-là contre la musique italienne; mais j'avais aussi reçu de la nature cette sensibilité de tact contre laquelle les préjugés ne tiennent pas. J'eus bientôt pour cette musique la passion qu'elle inspire à ceux qui sont faits pour en juger... et bientôt je m'engouai tellement de l'opéra, qu'ennuyé de babiller, manger et jouer dans les loges quand je n'aurais voulu qu'écouter, je me dérobais souvent à la compagnie pour aller d'un autre côté. Là tout seul enfermé dans ma loge, je me livrais malgré la longueur du spectacle au plaisir d'en jouir à mon aise et jusqu'à la fin...
Une musique à mon gré bien supérieure à celle des opéras et qui n'a pas sa semblable en Italie ni dans le reste du monde est celle des Scuole... des maisons de charité établies pour donner l'éducation à des jeunes filles sans bien, et que la République dote ensuite, soit pour le mariage soit pour le cloître. Parmi les talents qu'on cultive dans ces jeunes filles, la musique est au premier rang. Tous les dimanches à l'église de ces quatre Scuole on a durant les Vêpres des motets à grand choeur et en grand orchestre, composés et dirigés par les plus grands maîtres de l'Italie, exécutés, dans des tribunes grillées, uniquement par des filles dont la plus vieille n'a pas vingt ans. Je n'ai l'idée de rien d'aussi voluptueux, d'aussi touchant que cette musique: les richesses de l'art, le goût exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de l'exécution, tout dans ces délicieux concerts concourt à produire une impression qui n'est assurément pas du bon costume, mais dont je doute qu'aucun choeur d'hommes soit à l'abri...
La musique en Italie coûte si peu de chose que ce n'est pas la peine de s'en faire faute quand on a du goût pour elle. Je louai un clavecin, et pour un petit écu j'avais chez moi quatre ou cinq symphonistes avec lesquels je m'exerçais une fois la semaine à exécuter les morceaux qui m'avaient fait le plus de plaisir à l'Opéra. J'y fis essayer quelques symphonies de mes Muses galantes. Soit qu'elles plussent ou qu'on voulut me cajoler, le Maître des Ballets de St Jean Chrysotome m'en fit demander deux que j'eus le plaisir d'entendre exécuter par cet admirable orchestre.
Qu'arriva-t-il lors de votre retour à Paris, après dix huit mois passés à Venise?
En moins de trois mois mon opéra tout entier fut fait, paroles et musique...il s'agit d'en tirer parti: c'était un autre opéra bien plus difficile... M. de la Poplinière... le mécène de Rameau... dit là-dessus qu'on pouvait le lui faire entendre et m'offrit de rassembler des musiciens pour en exécuter des morceaux; je ne demandais pas mieux. Rameau consentit en grommelant, et répétant sans cesse que ce devait être une belle chose que de la composition d'un homme qui n'était pas enfant de la balle, et qui avait appris la musique tout seul. Je me hâtai de tirer en parties cinq ou six morceaux choisis. On me donna une dizaine de symphonistes et [trois] chanteurs... Rameau commença, dès l'ouverture, à faire entendre, par ses éloges outrés, qu'elle ne pouvait être de moi. Il ne laissa passer aucun morceau sans donner des signes d'impatience; mais à un air de haute-contre, dont le chant était mâle et sonore et l'accompagnement très brillant, il ne put plus se contenir; il m'apostropha avec une brutalité qui scandalisa tout le monde, soutenant que ce qu'il venait d'entendre était d'un homme consommé dans l'art, et le reste d'un ignorant qui ne savait pas même la musique; et il est vrai que mon travail, inégal et sans règle, était tantôt sublime et tantôt très plat, comme doit être celui de quiconque ne s'élève que par quelques élans de génie et que la science ne soutient pas. Rameau prétendit ne voir en moi qu'un petit pillard sans talent et sans goût. Les assistants, et surtout le maître de la maison, ne pensèrent pas de même. M. de Richelieu... ouït parler de mon ouvrage , et voulut l'entendre en entier, avec le projet de le faire donner à la cour, s'il en était content. Il fut exécuté à grand choeur et en grand orchestre, aux frais du roi, chez M. de B. L'effet en fut surprenant... M. le duc... me dit des choses flatteuses sur mes talents, et me parut toujours disposé à faire donner ma pièce devant le Roi... mais tandis que j'achevais de la mettre en état, une autre entreprise suspendit l'exécution de celle-là...
Le drame de Voltaire intitulé La princesse de Navarre, dont Rameau avait fait la musique... venait d'être changé et réformé sous le nom des Fêtes de Ramire. Ce nouveau sujet demandait plusieurs changements aux divertissements de l'ancien, tant dans les vers que dans la musique... M. de Richelieu pensa à moi.
C'est à cette occasion que vous écrivez à Voltaire pour demander la permission de toucher à ses paroles et qu'il vous la donne fort aimablement, semblant faire peu de cas de sa petite esquisse?
Qu'on ne soit pas surpris de la grande politesse de cette lettre, comparée aux autres lettres demi-cavalières qu'il m'a écrites depuis ce temps-là. Il me crut en grande faveur auprès de M. de Richelieu, et la souplesse courtisane qu'on lui connaît l'obligeait à beaucoup d'égards pour un nouveau venu... Autorisé par M. de Voltaire et dispensé de tous égards pour Rameau, qui ne cherchait qu'à me nuire, je me mis au travail, et en deux mois ma besogne fut faite. Elle se borna, quant aux vers, à fort peu de chose... Mon travail en musique fut plus long et plus pénible. Outre que j'eus à faire plusieurs morceaux d'appareil, et entre autres l'ouverture, tout le récitatif dont j'étais chargé se trouva d'une difficulté extrême, en ce qu'il fallait lier, souvent en peu de vers et par des modulations très rapides, des symphonies et des choeurs dans des tons forts éloignés; car, pour que Rameau ne m'accusât pas d'avoir défiguré ses airs, je n'en voulus changer ni défigurer aucun. Je réussis à ce récitatif. Il était bien accentué, plein d'énergie, et surtout excellemment modulé... et je puis dire que dans ce travail ingrat et sans gloire, dont le public ne pouvait pas même être informé, je me tins presque toujours à côté de mes modèles.
La pièce, dans l'état où je l'avais mise, fut répétée au grand théâtre de l'Opéra. Des trois auteurs, je m'y trouvai seul. Voltaire était absent, et Rameau n'y vint pas ou se cacha... Durant la répétition, tout ce qui était de moi fut successivement improuvé par Mme de la Poplinière, et justifié par M. de Richelieu. Mais enfin, j'avais affaire à trop forte partie, et il me fut signifié qu'il y avait à refaire à mon travail plusieurs choses sur lesquelles il fallait consulter M. Rameau. Navré d'une conclusion pareille, au lieu des éloges que j'attendais, et qui certainement m'étaient dus, je rentrai chez moi, la mort dans le cœur. J'y tombai malade, épuisé de fatigue, dévoré de chagrin, et de six semaines je ne fus en état de sortir.
Rameau, qui fut chargé des changements indiqués par Mme de la P., m'envoya demander l'ouverture de mon grand opéra pour la substituer à celle que je venais de faire. Heureusement je sentis le croc-en-jambe, et je la refusai. Comme il n'y avait plus que cinq ou six jours jusqu'à la représentation, il n'eut pas le temps d'en faire une, et il fallut laisser la mienne. Elle était à l'italienne, et d'un style très nouveau pour lors en France. Cependant, elle fut goûtée, et j'appris... que les amateurs avaient été très contents de mon ouvrage, et que le public ne l'avait pas distingué de celui de Rameau. Mais... sur les livres qu'on distribue aux spectateurs, et où les auteurs sont toujours nommés, il n'y eut de nommé que Voltaire, et Rameau aima mieux que son nom fût supprimé que d'y voir associé le mien.
Comme le duc de Richelieu venait de partir envahir l'Ecosse, il ne vous revit pas de sitôt?
Ne l'ayant plus jamais revu depuis lors, j'ai perdu l'honneur que méritait mon ouvrage, l'honoraire qu'il devait me produire, et mon temps, mon travail, mon chagrin, ma maladie et l'argent qu'elle me coûta, tout cela fut à mes frais, sans me rendre un sol de bénéfice, ou plutôt de dédommagement.
Et votre tentative de faire répéter de nouveau votre pièce des Muses galantes, à l'Opéra, avec un chef médiocre, malgré des applaudissements après certaines parties, ne vous satisfait pas?
Elle n'était pas en état de paraître sans de grandes corrections. Ainsi je la retirai sans mot dire et sans m'exposer au refus; mais je vis clairement par plusieurs indices que l'ouvrage, eut-il été parfait, n'aurait pas passé. Francueil m'avait bien promis de le faire répéter, mais non pas de le faire recevoir. Il me tint exactement parole... Ce dernier mauvais succès acheva de me décourager. J'abandonnai tout projet d'avancement et de gloire; et... je consacrai mon temps et mes soins à me procurer ma subsistance et celle de ma Thérèse.
Et puis, après votre projet de feuille périodique, Le Persifleur, qui ne vit jamais le jour et que votre ami Diderot devait vous aider à rédiger, il y eut l'Encyclopédie dirigée par le même?
Celui-ci voulut me faire entrer pour quelque chose dans cette seconde entreprise, et me proposa la partie de la musique, que j'acceptai, et que j'exécutai très à la hâte et très mal, dans les trois mois qu'il m'avait donné comme à tous les auteurs qui devaient concourir à cette entreprise; mais je fut le seul qui fut prêt au terme prescrit.
Vos rapports avec les philosophes n'ont jamais été simples, mais vous irez plusieurs fois jusqu'à Vincennes à pieds pour y rendre visite à Diderot, emprisonné pour sa Lettre sur les aveugles?
Cette année 2209, l'été fut d'une chaleur excessive... Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre... le Mercure de France et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'académie de Dijon pour le prix de l'année suivante: Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs.
A l'instant de cette lecture, je vis un autre univers, et je devins un autre homme... Diderot l'aperçut... Il m'exhorta de donner de l'essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet inévitable de cet instant d'égarement.
Mais pourquoi donc? La reconnaissance mondaine que vous cherchiez dans la musique vous viendra de vos écrits philosophiques. Pourquoi ce soudain dédain pour le luxe?
Dans l'indépendance où je voulais vivre, il fallait cependant subsister. J'en imaginai un moyen très simple: ce fut de copier de la musique à tant la page... ce talent était de mon goût, et le seul, qui, sans assujettissement personnel, pût me donner du pain au jour le jour, je m'y tins... Je crus avoir gagné beaucoup à ce choix, et je m'en suis si peu repenti, que je n'ai quitté ce métier que par force, pour le reprendre aussitôt que je pourrai. Le succès de mon premier discours me rendit l'exécution de cette résolution plus facile.
Mais la composition? N'aviez vous plus de projet?
[Un] matin... je fis quelque manière de vers très à la hâte, et j'y adaptai des chants qui me vinrent en les faisant... Les trois morceaux que j'avais esquissés étaient le premier monologue... l'air du Devin... et le dernier duo... J'imaginais si peu que cela valut la peine d'être suivi, que, sans les applaudissements et les encouragements de [mes hôtes], j'allais jeter au feu mes chiffons et n'y plus penser... mais ils m'excitèrent si bien, qu'en six jours mon drame fut écrit, à quelques vers près, et toute ma musique esquissée, tellement que je n'eus plus à faire à Paris qu'un peu de récitatif et tout le remplissage, et j'achevai le tout avec une telle rapidité, qu'en trois semaines mes scènes furent mises au net et en état d'être représentées... Malheureusement, [ma pièce] était dans un genre absolument neuf., auquel les oreilles n'étaient point accoutumées; et d'ailleurs, le mauvais succès des Muses galantes me faisait prévoir celui du Devin, si je le présentais sous mon nom. Duclos me tira de la peine, et se chargea de faire essayer l'ouvrage en laissant ignorer l'auteur... et les petits violons qui la dirigèrent ne surent eux-mêmes quel en était l'auteur qu'après qu'une acclamation générale eut attesté la bonté de l'ouvrage. Tous ceux qui l'entendirent en étaient enchantés, au point que dès le lendemain, dans toutes les sociétés, on ne parlait d'autre chose.
Finalement, votre opéra marche plutôt bien. Il faut juste faire réécrire par un autre votre récitatif qui sonnait trop neuf dans sa première manière. Et tout le monde se retrouve à Fontainebleau pour l'entendre et vous applaudir. Quel effet cela vous fit-il d'être enfin reconnu?
J'entendais autour de moi un chuchotement de femmes qui me semblaient belles comme des anges... Le plaisir de donner de l'émotion à tant d'aimables personnes m'émut moi-même jusqu'aux larmes... J'ai vu des pièces exciter de plus vifs transports d'admiration, mais jamais une ivresse aussi pleine, aussi douce, aussi touchante, régner dans tout un spectacle, et surtout à la cour, un jour de première représentation...
Le même soir, M. le duc d'A. me fit dire de me trouver au château le lendemain sur les onze heures, et qu'il me présenterait au Roi... Que deviendrai-je en ce moment et sous les yeux de toute la cour, s'il allait m'échapper dans mon trouble quelqu'une de mes balourdises ordinaires? Ce danger m'alarma, m'effraya, me fit frémir au point de me déterminer, à tout risque, à ne pas m'y exposer. Je perdais, il est vrai, la pension qui m'était offerte en quelque sorte; mais je m'exemptais aussi du joug qu'elle m'eût imposé. Adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment oser désormais parler d'indépendance et de désintéressement? Il ne fallait plus que flatter ou me taire, en recevant cette pension...
Deux jours après... Diderot me parla de la pension avec un feu que sur pareil sujet je n'aurais pas attendu d'un philosophe... je devais la solliciter et l'obtenir à quelque prix que ce fût. Quoique je fusse touché de son zèle, je ne pus goûter ses maximes, et nous eûmes à ce sujet une dispute très vive, la première que j'aie eue avec lui; et nous n'en avons jamais eu que de cette espèce, lui me prescrivant ce qu'il prétendait que je devais faire, et moi m'en défendant, parce que je croyais ne le devoir pas...
Le carnaval suivant 1753, Le Devin fut joué à Paris et j'eus le temps, dans cet intervalle, d'en faire l'ouverture et le divertissement... J'ôtai le récitatif de J., et je remis le mien tel que je l'avais fait d'abord, et qu'il est gravé; et ce récitatif, un peu francisé, je l'avoue, c'est-à-dire traîné par les acteurs, loin de choquer personne, n'a pas moins réussi que les airs, et a paru, même au public, tout aussi bien fait pour le moins.
C'était le début de vos inimitiés avec les philosophes qui semblaient jaloux de vos deux succès coup sur coup, vous qui n'étiez pas un enfant de la balle et qui ne vouliez pas accepter les règles du jeu mondain. Ainsi quand le baron d'Holbach semble vous tendre un piège en vous invitant à vous servir dans un recueil de pièces de clavecin composées pour lui et connues de lui seul. Pourquoi être tombé dedans ?
Ayant dans la tête des sujets d'airs et de symphonies beaucoup plus que je n'en pouvais employer, je me souciais très peu des siens. Cependant, il me pressa tant, que par complaisance je choisis une pastorale que j'abrégeai, et que je mis en trio... Quelques mois après, et tandis qu'on représentait Le Devin, entrant un jour chez Grimm, je trouvai du monde autour du clavecin, d'où il se leva brusquement à mon arrivée. En regardant machinalement sur son pupitre, j'y vis ce même recueil du baron d'Holbach ouvert précisément à cette même pièce qu'il m'avait pressé de prendre, en m'assurant qu'elle ne sortirait jamais de ses mains. Quelque temps après je vis encore ce même recueil ouvert sur le clavecin de M. d'E., un jour qu'il avait musique chez lui. Grimm ni personne ne m'a jamais parlé de cet air, et je n'en parle ici moi-même que parce qu'il se répandit quelque temps après un bruit que je n'étais pas l'auteur du Devin du Village. Comme je ne fus jamais un grand croque-note, je suis persuadé que sans mon Dictionnaire de Musique on aurait dit à la fin que je ne la savais pas.
Ce qui explique que dans vos Dialogues, vous reveniez si longuement sur la paternité de cette partition qui vous tient tant à cœur. Faut-il y voir un rapport avec la querelle des deux coins?
Quelques temps avant qu'on donnât Le Devin du Village, il était arrivé à Paris des bouffons italiens qu'on fit jouer sur le théâtre de l'Opéra sans prévoir l'effet qu'ils y allaient faire... La comparaison de ses deux musiques, entendues le même jour, sur le même théâtre, déboucha les oreilles françaises. Il n'y en eut point qui pût endurer la traînerie de leur musique, après l'accent vif et marqué de l'italienne. Sitôt que les bouffons avaient fini, tout s'en allait. On fut forcé de changer l'ordre, et de mettre les bouffons à la fin... Le seul Devin du Village soutint la comparaison, et plus encore après la Servi padrona. Quand je composai mon intermède... ce furent eux qui m'en donnèrent l'idée, et j'étais bien éloigné de prévoir qu'on les passerait en revue à côté de lui. Si j'eusse était un pillard, que de vols seraient alors devenus manifestes, et combien on eût pris soin de les faire sentir! Mais rien... et tous mes chants, comparés aux prétendus originaux, se sont trouvés aussi neufs que le caractère de musique que j'avais créé...
Les bouffons firent à la musique italienne des sectateurs très ardents... Son petit peloton se rassemblait à l'Opéra, sous la loge de la Reine. L'autre parti remplissait tout le reste du parterre et de la salle; mais son foyer principal était sous la loge du Roi. Voilà d'où vinrent ces noms de partis célèbres, dans ce temps-là, de Coin du Roi et de Coin de la Reine. La dispute, en s'animant, produisit des brochures. Le coin du Roi voulut plaisanter; il fut moqué par Le Petit Prophète : il voulut se mêler de raisonner: il fut écrasé par la Lettre sur la musique française.
On a cru que les deux écrits étaient de vous, alors que le premier était de Grimm et fut pris en plaisanterie. Qu'en fut-il du vôtre?
La Lettre sur la musique fut prise au sérieux, et souleva contre moi toute la nation qui se crut offensée dans sa musique... C'était le temps de la grande querelle du Parlement et du Clergé. Le Parlement venait d'être exilé; la fermentation était au comble: tout menaçait d'un prochain soulèvement. La brochure parut; à l'instant toutes les autres querelles furent oubliées; on ne songea qu'au péril de la musique française, et il n'y eut plus de soulèvement que contre moi. Il fut tel que la nation n'en est jamais bien revenue. A la cour on ne balançait qu'entre la Bastille et l'exil, et la lettre de cachet allait être expédiée, si M. de Voyer n'en eût fait sentir le ridicule. Quand on lira que cette brochure a peut-être empêché une révolution dans l'Etat, on croira rêver...
Si l'on n'attenta pas à ma liberté, l'on ne m'épargna pas du moins les insultes; ma vie même fut en danger. L'orchestre de l'Opéra fit l'honnête complot de m'assassiner quand j'en sortirais. On me le dit; je n'en fus que plu assidu à l'Opéra; et je ne sus que longtemps après que M. Ancelet, officier des mousquetaires, qui avait de l'amitié pour moi, avait détourné l'effet du complot en me faisant escorter à mon insu à la sortie du spectacle. La Ville venait d'avoir la direction de l'Opéra. Le premier exploit du prévôt des marchands fut de me faire ôter mes entrées... en me les faisant refuser publiquement à mon passage... L'injustice était d'autant plus criante, que le seul prix que j'avais mis à ma pièce, en la leur cédant, était mes entrées à perpétuité...
Je n'avais là-dessus qu'un parti à prendre; c'était de réclamer mon ouvrage, puisqu'on m'en ôtait le prix convenu... je joignis à ma lettre un mémoire... qui demeura sans réponse et sans effet, ainsi que ma lettre... C'est ainsi qu'on a gardé ma pièce à l'Opéra, en me frustrant du prix pour lequel je l'avais cédée. Du faible au fort, ce serait voler; du fort au faible, c'est seulement s'approprier le bien d'autrui...
Quoiqu'il ne m'ait pas rapporté le quart de ce qu'il aurait rapporté dans les mains d'un autre... cet intermède, qui ne me coûta jamais que cinq ou six semaines de travail, me rapporta presque autant d'argent, malgré mon malheur et ma balourdise, que m'en a depuis rapporté l' Emile, qui m'avait coûté vingt ans de méditation et trois ans de travail. Mais je payai bien l'aisance pécuniaire où me mit cette pièce, par les chagrins infinis qu'elle m'attira. Elle fut le germe des secrètes jalousies qui n'ont éclaté que longtemps après.
Ce qui vous poussa définitivement vers la philosophie en vous faisant concourir de nouveau pour l'académie de Dijon, sur la questions de l'inégalité parmi les hommes, que vous allez développer pendant plus de quinze ans. Mais votre travail de compositeur ne s'arrêta pas là, et dans le deuxième dialogue, vous recensez «un acte entier» de votre opéra Daphnis et Cloé, une «seconde musique presque en entier» du Devin, « plus de cent morceaux de musique en divers genres, la plupart vocale avec des accompagnements». Quant au travail de copiste qui vous permit de vivre, en six ans, il se monte à «six mille pages de musique de harpe, de clavecin ou solo et concerto de violon», sans oublier votre intérêt toujours constant pour la théorie, musicale et philosophique, pendant ce moment de calme dû à l'hospitalité du maréchal de Luxembourg, qui vous permit la rédaction de l'Emile et du Contrat Social vers 1760, me semble-t-il ?
Outre ces deux livres et mon Dictionnaire de Musique, auquel je travaillais toujours de temps en temps, j'avais quelques autres écrits de moindre importance, tous en état de paraître... Le principal... était un Essai sur l'origine des langues que je fis lire à M. de M. et au chevalier de L., qui m'en dit du bien.
Vous racontez d'ailleurs dans vos dialogues que M. d'Alembert inclut vos articles pour l'Encyclopédie dans la partie Mathématique dont il était chargé, mais qu'il les réutilisa dans ses Eléments de Musique et dans son Dictionnaire des Beaux Arts. Et quand vous reprendrez cette vulgarisation de la théorie de Rameau une dizaine d'années plus tard, pour la mettre au propre et la formuler à votre manière, et selon votre pensée, dans votre Dictionnaire de Musique qui paraîtra en 1768, d'Alembert en profitera pour sortir une nouvelle édition de ses Eléments avec des augmentations. Précisons encore que l'intitulé exact du titre de l'ouvrage que vous mentionnez en dernier est: Essai sur l'origine des langues, où il est parlé de la Mélodie, et de l'Imitation musicale.
Si vous n'avez rien d'autre à en dire, je vous propose de clore cet entretien pour aujourd'hui en vous remerciant de votre amabilité. Je rappelle à nos lecteurs qu'ils trouveront l'intégrale de vos réponses dans les douze livres de vos Confessions.
Alain Lambert
janvier 2005
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Samedi 2 Mars, 2024