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Jean-Marc Warszawski, 16 juillet 2013.

La chanson populaire en Grande-Bretagne pendant la Grande-Guerre 1914-1918 : The show must go on !

John Mullen

Mullen John, La chanson populaire en Grande-Bretagne pendant la Grande Guerre 1914-1918 : The show must go on ! « L'aire anglophone », L'Harmattan, Paris 2013 [290 p. ; ISBN 978-2-296-99666-3 ; 29 €]

John Mullen a élargi son domaine de recherche, l'histoire du syndicalisme anglais, à celui de la chanson populaire et nous livre par cet ouvrage les résultats d'une recherche couvrant la période de la Grande Guerre.

Il a réuni un corpus de 1060 chansons produites entre 1914 et 1918, soit selon lui un quart de l'ensemble des chansons composées au cours de cette période, ce qui lui semble être un échantillon pertinent.

Contrairement au musicologue encore attaché à la recherche d'une immanence ou d'une essentialité qui ne demanderait qu'à être mise en contexte ou en en forme, John Mullen a mené ses intrigues en historien, par les questions classiques posées aux témoins documentaires : de quoi sont faites ces chansons ? Qu'est-ce qui les a rendues possibles ? Il a donc mis en lumière les dynamiques historiques (sociales, politiques, économiques, idéologiques, etc.) bien plus complexes que laisseraient supposer, à première vue, les « petits formats » (et quelques enregistrements) que nous conservons encore aujourd'hui.

John Mullen problématise donc son sujet autour de l'industrie de l'édition musicale, du monde totalement disparu des music-halls, des artistes et des techniciens, du public, du phonogramme balbutiant ses premières gravures, il thématise et analyse quelques chansons, et dresse un tableau sériel de leurs thèmes.

Objet issu et agissant du mouvement social, la chanson populaire sédimente les rêves d'Eden (ici le dixieland), le mal du pays, les aspirations amoureuses et la vie en couple, les préjugés sexistes, nationaux ou racistes, les difficultés et la misère, il est une alchimie qui fusionne réalisme, fantasmes et divertissement.

Contrairement à ce qu'on aurait pu imaginer, un quart seulement des chansons évoquent la guerre, mais elles ne sont pas belliqueuses envers les Allemands, jusques y compris les chansons écrites au front par les soldats du rang, où remarque l'auteur, on était moins patriote qu'à l'arrière. On le savait déjà en France grâce à la publication de lettres de poilus, dont celles du violoniste virtuose, puis compositeur Lucien Durosoir.

On est dans une Angleterre à peine sortie de la longue période victorienne — apogée industriel, impérialiste, dédaigneux de la misère du peuple, moraliste et pudibonde — plongée par le court règne d'Edouard VII (1901-1910) dans le Belle-Époque, où fleurissent les music-halls à numéros laissant peu à peu la place aux revues plus rationnelles du point de vue financier, et où l'on se soucie des bienfaits du divertissement sur le peuple.

L'auteur peut, à travers les chansons, les chanteuses et le public de music-hall qui se féminise, suivre la montée en puissance du rôle social des femmes, du fait de l'enrôlement des hommes (les « Tommy ») et de l'hécatombe que fut cette guerre. En 1918, quinze ans après la création du mouvement des suffragettes par Emmeline Pankhurst, les femmes âgées de plus de trente ans obtiennent le droit de vote.

Dans ses conclusions, John Mullen indique des pistes qui pourraient ouvrir sur un approfondissement de son étude : les cantiques, les chansons militantes, la chanson en Irlande où la population est divisée à propos de ce conflit, la chanson dans l'empire, l'Afrique du Sud à la Nouvelle Zélande, en passant par le Canada, ou bien des comparaisons avec d'autres pays. Échantillonner avant 1914 et après 1918 pourrait également, à notre sens, concourir à étoffer et relativiser le paysage.

Mais l'auteur est amené à esquisser une soutenance théorique de la chanson populaire dont le prolongement pourrait être fructueux dans les déconstructions idéologiques qui semblent aujourd'hui nécessaires. La critique que John Mullen oppose aux idées d'Adorno sur la culture de masse me semble décapante et ouverte. Je pense que le philosophe de la « nouvelle musique» de l'« atonalisme » ou de la « table rase » est avant tout le sectateur d'une musique élitiste. Le débat qu'on pose toujours en termes de tradition et de révolution, des anciens et des modernes, tonalité ou atonalité, s'enferme inéluctablement dans des polémiques sans issue ni rationnelle ni satisfaisante pour l'esprit, sommant chacun d'être dans un des deux camps retranchés (toujours deux). Introduire l'opposition et l'interpolation du savant et du populaire pourrait sortir de cette étonnante impasse du jugement.

Si l'on rencontre quelques rares anglicismes, on est ravi qu'un auteur du pays de Shakespeare s'exprime si élégamment avec la plume de Molière. Selon l'humour français, cela dénote le bon goût. John Mullen n'est pas musicologue, il n'utilise pas la terminologie technique de notre confrérie. Il nomme « pantomime » ce qu'on appelle là « masque », « partie de chanson presque parlée » pour « récitatif », « Air connu sur lequel on met de nouvelles paroles » pour « timbre », mais les choses concernées sont parfaitement et clairement décrites. Ce qui montre la volonté de l'auteur d'ancrer sa perspective dans le sens à donner au réel, et non pas dans une identification à un discours académique. Ainsi, ce compte rendu de recherche menée avec la rigueur et l'imagination qu'on peut attendre d'un universitaire (j'ose dire d'avant LRU) est-il, à son avantage, un livre tout public.

Jean-Marc Warszawski
16 juillet 2013

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