Qui rêve ne meurt pas » affirme le poète libanais Georges Chehadé. Condamné injustement à la « Question » par l'Inquisition, qui sait si le gentilhomme et poète Miguel de Cervantès y Saavedra n'en réchappera pas en rêvant ? C'est sur cette inconnue de « l'impossible rêve », optimiste en cette veille supposée de fin du monde, que se terminait, jeudi 20 décembre à l'Opéra de Monte-Carlo, la représentation de « L'Homme de la Mancha » coproduit avec le théâtre du Capitole de Toulouse. Une double première : fondée sur le livret de Dale Wasserman et la musique de Mitch Leigh, cette comédie musicale créée le 24 juin 1965 au Goodspeed Opera House de East Haddam dans le Connecticut, n'avait jamais été jouée sur le Rocher. Une œuvre aux multiples facettes : initiatique, rédemptrice, pétrie de symbolisme et truffée d'humanisme, elle s'inspire du célèbre mythe de « Don Quichotte » adapté par le regretté Jacques Brel pour la version française donnée au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles le 4 octobre 1968.
Nicolas Cavallier (Cervantès-DonQuichotte), Rodolphe Briand (Sancho Pança) et les danseurs (Anaïs Barthe, Cédric Pons et Rodolphe Viaud). Opéra de Monte-Carlo décembre 2012. Photographie © Opéra de Monte-Carlo.
En instaurant un parallèle entre la vie de l'auteur et l'épopée de son héros — ils ont en partage l'expérience de la prison — « l'Homme de la Mancha » met en abyme onirique différents caractères. Il ouvre ce passage salvateur, permettant d'échapper au réel de « ce monde ignoble, trop vil, trop laid ». Par la réalisation hallucinatoire de son désir, le poète-chevalier témoigne de son pouvoir d'inventer un monde second. Rêve ou hallucination, « le délire, rappelle Freud, est une tentative de guérison ». L'histoire se veut aussi une réflexion profonde sur la signifiance positive de la folie : Erasme en écrit son « Éloge » quarante ans à peine avant la naissance du dramaturge espagnol et Dale Wasserman sera l'auteur du fameux « Vol au-dessus d'un nid de coucou ». Une folie étroitement associée au processus de création littéraire qui autorise Cervantès à dénoncer le mépris grossier des hommes pour l'art, « joie de l'homme libre » selon Platon et à même d'extirper l'être humain de son propre enfermement. Celui dû à son ignorance, rappelle Cervantès/Don Quichotte/Quijana à son valet Pancho lorsqu'ils croisent un groupe de Gitans. Les allusions au symbolisme maçonnique sont en outre légion : cérémonie d'adoubement avec une épée bien « flamboyante » suivie d'un « gloria » digne d'une « batterie d'allégresse » et mention incessante de la « quête », celle visant à « atteindre l'inaccessible étoile » sur cette mélodie bien connue des rituels de loge lors d'une élévation au grade de compagnon.
Rodolphe Briand (Sancho Pança) et Nicola Beller Carbone (Aldonza / Dulcinea). Opéra de Monte-Carlo décembre 2012. Photographie © Opéra de Monte-Carlo.
Réitérant une précédente performance pour « L'enfant et les sortilèges » de Ravel — là encore, notons le, une réalité ouvrant sur un monde fantasmatique —, le travail dramaturgique du directeur de l'Opéra Jean-Louis Grinda, aidé par la scénographie et les décors de Bruno de Lavenère, insuffle à la mise en scène une énergie spatiale attractive qui absorbe aisément le spectateur dans la dimension chimérique de l'ouvrage. Et ce, malgré les risques de décrochage dus aux incessantes alternances des chants et des récits parlés. D'où la nécessaire — et réussie — adaptation du directeur musical Didier Benetti, guidant à la fois les moments orchestraux de la Philharmonie de Monte-Carlo et les guitaristes Philippe Loli, Ekaterina Khoreva Pauvert, très sollicités dans cette partition.
Nicolas Cavallier (Cervantès / Don-Quichotte) et Nicola Beller Carbone (Aldonza / Dulcinea).Opéra de Monte-Carlo décembre 2012 . Photographie © Opéra de Monte-Carlo.
Les difficultés pour les voix résident également dans ces balancements entre airs chantés, voire chantonnés et paroles récitées. Malgré une belle distribution, tous n'ont pas été à la hauteur de cette tâche. Le plus convaincant fut sans doute le ténor Rodolphe Briand dans le rôle de Sancho Pança : une diction impeccable, une voix tout aussi claire, agréable et un jeu crédible signent le succès de ce personnage raisonnable, attachant et fidèle à son maître : « je l'aime » confie-t-il à Aldonza. La basse Nicolas Cavallier incarne un Cervantès/Don Quichotte émouvant par sa noblesse de cœur et par la pugnacité de ses convictions. Si l'aveu de sa quête à Dulcinéa « Rêver à l'impossible rêve » est un peu surjoué, son dialogue puissant avec le Chevalier aux miroirs — étrange similitude avec la statue du Commandeur dans le « Don Giovanni » de Mozart — révèle sa fragilité humaine et l'ampleur de son courage : « la folie suprême n'est-elle pas de voir la vie telle qu'elle est et non telle qu'elle devrait être ? » s'interroge celui dont le regard pur transforme la laideur en beauté.
Nicola Beller Carbone (Aldonza / Dulcinea), Nicolas Cavallier (Cervantès / Don Quichotte), Jean François Vinciguerra (le Duc / Dr. Carrasco le Chevalier aux miroirs). Opéra de Monte-Carlo décembre 2012 . Photographie © Opéra de Monte-Carlo.
En dépit d'une belle voix — et d'un accent outre-Rhin très prononcé — dans son personnage dégradé d'Aldonza, la soprano allemande Nicola Beller Carbone semble, hélas, hésiter vocalement entre le désir de chanter et celui de parler. Au risque de nombreuses ruptures phoniques dans le phrasé : peut-être cela ajoute-t-il au crédit de son ambivalence et de ses craintes à l'idée de quitter sa destinée de « putain » pour endosser celle de bien-aimée. Si le ténor Jean-Philippe Corre manque totalement sa prestation psalmodiante de Padre, plusieurs rôles secondaires n'ont certainement pas démérité : le ténor Frank T'Hézan dans le double personnage de l'aubergiste et du gouverneur, le baryton-basse dans celui du Duc, du Dr Carrasco et du Chevalier aux miroirs, ainsi que plusieurs duos d'excellente qualité des « muletiers » dont le « sans amour » magnifiquement interprété par le baryton Pierre Doyen (Pedro), le ténor Bruno Comparetti (Anselmo) et le baryton Guy Bonfiglio (Juan).
Nicola Beller Carbone (Aldonza / Dulcinea), Rodolphe Briand (Sancho-Pança), Nicolas Cavallier (Cervantès / Don-Quichotte) et Frank T'hézan (le Gouverneur i l'aubergiste). Opéra de Monte-Carlo décembre 2012 . Photographie © Opéra de Monte-Carlo.
« L'innocente psychose du rêve », écrit Freud dans ses Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse, est la « conséquence d'un retrait consciemment voulu et seulement temporaire du monde extérieur, elle disparaît dès qu'il y a reprise des relations avec celui-ci ». Pour le public de l'Opéra de Monte-Carlo, l'intensité du message suscitée par cette superbe rêverie diurne se poursuivra.
Nice, le 21 décembre 2012
Jean-Luc Vannier
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