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Compte-rendu de lecture par Jean-Marc Warszawski. 28 octobre 2004.

Guillaume - Gabriel Nivers. Un art du chant grégorien sous le règne de Louis XIV

 

Cécile Davy-Rigaux, Guillaume - Gabriel Nivers. Un art du chant grégorien sous le règne de Louis XIV. Collection Sciences de la musique / IRPMF, CNRS Éditions, paris 2004.

Convoqués depuis 3 ans par le pape Paul III, les prélats qui se rendent à Trente bon gré mal gré et en rangs clairsemés, ne se doutent pas qu'ils inaugurent, ce 13 décembre 1545, une extraordinaire palabre qui s'étirera au long de 18 années. Le concile de Trente rendu nécessaire par l'inadaptation de l'Église aux changements du monde et la franche avance prise par la Réforme luthérienne ira bien au-delà de son projet de contre-réforme en provoquant un des plus importants mouvements de modernisation   jamais entrepris du culte catholique.

Bien entendu, ce concile ne règle pas les désordres du monde de ce temps là. Quand il prend fin en décembre 1563 les guerres de religions ont commencé à déchirer la France qui en prend pour 20 ans. Mais peu à peu, une nouvelle harmonie du monde prend forme avec au centre l'absolutisme royal (vision d'une Harmonie universelle que Mersenne finit par limiter à la musique), si bien que dans un XVIIe siècle s'apaisant dans une vague de ferveur religieuse renouvelée, l'Église récolte les fruits de sa contre-réforme devenue réforme, construit de nouveaux bâtiments, abrite de nouveaux ordres, et fait grands spectacles et fastes en ses louanges à Dieu. C'est ce qu'on appelle l'art baroque.

Pour affirmer ses propres principes face à la Réforme le concile avait dès la première séance déclaré le respect des textes dans la tradition de l'Église. On hypothéquait en quelque sorte l'immuabilité au profit du mouvement, la chose faite au nom de la chose révélée, symbolisée par exemple pour la musique par  la représentation de l'Ésprit saint transformé en colombe, dictant les chants à saint Grégoire, où celle de son antiphonaire attaché par une chaîne d'or à l'autel de Rome.

Guillaume Nivers est né en 1632. Il est organiste de Saint-Sulpice à Paris en 2204 et obtient un quartier d'organiste à la chapelle royale en 2208, il est maître de musique de la reine, maître de chant et organiste des «dames» de Saint-Cyr dès la fondation de cette Maison royale en 2206. Il est un organiste renommé. Aujourd'hui ses motets et ses trois livres d'orgue sont toujours  assez connus et marquent un moment privilégié dans l'art du motet et de l'orgue français. Évoluant dans un cadre exclusivement religieux, Nivers est un compositeur baroque par excellence.

Cécile Davy-Rigaux s'est attachée à un autre aspect de l'œuvre de Guillaume Nivers qui après avoir eut son heure de gloire céda à la critique et à l'oubli. Il s'agit de son œuvre de correcteur et de compositeur de chant grégorien.

Modifier la pratique du plain-chant, l'unifier est une préoccupation de toujours. Certes parce qu'il y a des enjeux politiques comme sous les carolingiens mais aussi parce qu'à vérité unique il est naturel de souhaiter culte unique. Ce besoin de toujours qui est d'unifier le corpus grégorien est peut-être dû au fait qu'il est d'origine un rassemblement hétéroclite, le reste et résiste ; malgré une intense activité de sauvetage théorique qui est déployée au cours des siècles. Cette activité de théorisation renforce peut-être le sentiment que le temps est dégradant ; l'origine pureté. Ainsi, on a toujours cherché une vérité du chant grégorien d'avant la dégradation. C'est dans cet esprit qu'on charge Nivers, et dans cet esprit qu'il reçoit la charge de réformer les graduels et antiphonaires. Le temps est demandeur et les réformes du plain-chant envisagées à Rome après le Concile de Trente ont échoué dans des controverses embrouillées.

Mais écrit l'auteur, Nivers est aussi compositeur, il se dit compositeur de chant grégorien. C'est au premier abord étonnant, car on considère - traditions religieuses et historiques réunies, que le chant grégorien est un commun achevé à la fin du VIIIe siècle et sacralisé par la suite, particulièrement par son attribution à saint Grégoire, légende introduite par Jean Hymonides dit Jean Diacre dans la seconde moitié du IXe siècle.

Guillaume Nivers est peut-être un compositeur sacrilège mais doté d'un solide sens pratique : il institue un artisanat du chant grégorien en livrant sa musique avec des options selon les besoins particuliers de ses commanditaires.

Ainsi fournit-il un livre de chant pour la paroisse mais aussi le séminaire de Saint-Sulpice à Paris, un graduel, un antiphonaire et un processionnal adaptés pour les religieuses bénédictines, augustines et franciscaines, deux livres pour les offices, des chants et des motets pour les "Dames " de la Maison royale de Saint-Cyr, un antiphonaire et un graduel pour les Prémontrés, un antiphonaire pour Cluny, et un graduel, un antiphonaire et un processionnal romains qui seront d'un usage répandu dans les paroisses françaises jusqu'à la fin du XIXe siècle.

Après avoir longuement exposé, dans une première partie de son livre, l'essentiel des écrits théoriques de Nivers sur le chant grégorien, Cécile Davy-Rigaux consacre  deux autres parties à l'étude successive de ces livres de chant grégorien afin de cerner la spécificité du point de vue, les options et les règles qui président aux corrections et compositions, pour lesquelles la lecture du traité de la réforme cistercienne dit de saint Bernard semble décisive.

On notera que l'auteur classe une partie de l'œuvre relative au chant grégorien de Nivers comme conséquence directe de la réforme tridentine, et une autre sous les auspices de l'essor de l'érudition ecclésiastique. Cela semble tout à fait bien définir un des caractères forts du XVIIe siècle, même si l'on peut se demander si toute l'œuvre de Nivers n'est pas à placer sous l'influence de ces deux courants croisés.

Bien entendu, Nivers n'échappe pas à la doxa. Il pense que le chant grégorien, chant le plus authentique de l'Église, doit retrouver sa pureté perdue, celle de saint Grégoire, et tente de s'inspirer des manuscrits anciens en s'appuyant sur les connaissances les plus pointues de son époque. Mais aux subtilités théoriques, il oppose un point de vue de musicien [p. 87]. Il pense que la meilleure méthode est de s'inspirer de l'expérience des meilleurs artisans du chant [p. 123].

En fin d'analyse, on comprend que Nivers se plie strictement à très peu de règles, sinon à l'expérience de son solide métier. Son principe est que le chant doit embellir les paroles, qu'il doit respecter la décence ecclésiastique et répondre au bon goût qui anime un compositeur digne de ce nom. Il s'en remet donc à ce qu'on peut appeler son instinct de compositeur.

Il ne proscrit dans sa théorie que les sauts d'intevalles trop grands et le triton, mais corrige dans telle mélodie une septièmes directe par un saut de quinte. Il est un adepte des huit tons d'église plutôt que des douze. Il aurait tendance à tenir pour fautives certaines pièces ne respectant pas les règles modales, comme l'ambitus des plagaux et des authentes, au lieu de pratiquer le sauvetage théorique (ou rhétorique). Il s'ensuit une règle dite des cordes essentielles, selon laquelle le chant doit affirmer les caractéristiques du chant dans lequel il est composé [p. 81]. Il juge les notes répétées de style  psalmodique défectueuses, et ne permet pas deux cadence sur la même note à la suite. L'auteur évoque à ce sujet un principe de non répétition. L'idée qu'on a de la pureté à cette époque s'accommode mal avec la trop grande quantité de notes qu'on voit dans les anciens livres : il faut un nombre raisonnable de notes [p. 94] et supprimer celles qui sont superflues comme les neumes qui sont de longues traisnés de notes sur une mesme syllabe [p. 95]. A l'inverse il pense qu'il faut parfois redonner de la valeur mélodique à certaines pièces par l'ajout de notes. Un long paragraphe est consacré au problème majeur de la mesure, de la quantité des notes en valeur.  C'est qu'on touche ici au rapport de la musique avec le texte. Nivers pose ainsi la question et y répond affirmativement : si l'on doit admettre dans le pleinchant des longues et des brèves, suivant la quantité de grammaire ou de prononciation des paroles qui se chantent [p. 101] et assure : non seulement tous les compositeurs, mais mesme toutes les personnes de bon goust ayment mieux (sans mesme faire aucune reflection à la quantité des syllabes) cette mesure égale entremeslée un peu d'inégalité, que cette mesure totalement égale. [p. 111]

Le livre de Cécile Davy-Rigaux est agrémenté d'un très important apparat d'inventaires documentaires et d'annexes. On regrette l'absence d'un cédérome contenant quelques exemples musicaux et iconographiques.

En marge de ce livre, on peut se demander ce que représente l'œuvre grégorienne de Nivers dans la longue durée, particulièrement au regard de la réforme magistrale opérée par Solesmes au début du XXe siècle.

La problématique de l'authenticité du chant grégorien n'est toujours pas close, même si les acteurs de Solesmes ont été capables de se doter d'un corpus théorique et d'une pratique dont la cohérence a emporté l'autorité. L'authenticité d'une pratique cultuelle nous semble être plus une question de ferveur et de service que d'histoire, y compris si l'on pense comme Henri-Irénée Marrou que le catholicisme est une religion historique.

Paradoxalement, il nous semble à ce propos que l'unité apportée par Solesmes à la pratique du chant grégorien n'est pas une résurrection de la pureté du passé, mais une chose qui n'a jamais existé auparavant, c'est à dire l'invention d'un passé idéal et d'un reliquaire musical présent. C'est au contraire un arrêt de l'histoire, une justification de l'immuabilité. Bel exemple d'assignation à une identité narrative comme union de l'histoire et de la fiction selon Paul Ricoeur.

Jean-Marc Warszawski
28 octobre 2004


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