Frank Zappa, artiste original et complexe, conserve durant toute sa carrière le désir de briser les cloisonnements musicaux. Il se défend de n'être qu'un guitariste de rock en insistant sur ses premières influences : Varèse et Stravinsky. Afin de se détacher de ces cloisonnements, il adopte une écriture pouvant paraître atypique en faisant cohabiter des esthétiques différentes au sein de ses œuvres. Dans ce but, il s'entoure de nombreux musiciens de talent, souvent regroupés au sein d'une formation très hétéroclite et inhabituelle pour un groupe jugé rock. Zappa s'inscrit d'avantage comme un directeur artistique que comme un simple « leader » de groupe de rock. Les formations qu'il dirige possèdent un effectif extrêmement variable, l'emmenant fréquemment à une réécriture de nombreuses de ses chansons. Quelles sont les différentes formations expérimentées par le compositeur ? Comment adapte-t-il son écriture face à ces différentes formations ? Nous pourrons voir dans une première partie les différentes formations expérimentées par le compositeur, des Mothers of Invention à l'Ensemble Modern. Dans la seconde partie de cet article, nous pourrons observer les rapports du compositeur avec le Synclavier, machine hybride entre le synthétiseur et l'ordinateur permettant la restitution sonore de partitions.
La première formation de Zappa est l'archétype de la formation rock, composée d'un chanteur, un bassiste, un guitariste et d'un batteur. Presque toutes les formations de Zappa conservent ce « noyau » rock indivisible, s'agrémentant d'un instrumentiste divers à de multiples occasions. Les Mothers of Invention sont au nombre de quatre, auxquels se rajoute Frank Zappa. Les musiciens formant cet ensemble présent sur le premier album Freak Out! sont : Ray Collins au chant, à l'harmonica, au tambourin et aux percussions diverses ; Jim Carl Black à la batterie, Roy Estrada à la basse et Elliot Ingber aux guitares.
Pour l'album suivant Absolutely Free, viennent s'ajouter Don Preston aux claviers, Bunk Gargner aux cuivres, Billy Mundi à la batterie, Jim « Motorhead » Sherwood au saxophone ténor. Elliot Ingber quant à lui, ne fait plus partie des Mothers of Invention.
Les Mothers of Invention ne cesseront de s'agrandir. Zappa recrute des musiciens venant d'horizons divers, certains tels que Ian Underwood sortent de grandes écoles et possèdent de nombreux prix d'instruments ou de compositions. Il s'entoure en effet de musiciens de plus en plus qualifiés qui l'inspirent.
Cette formation sera pourtant dissoute en 1972, Zappa diminué par un accident aborde la musique d'une manière différente qui se traduit par une écriture intense et la constitution de nouvelles formations. Les Mothers renaissent de leurs cendres avec de nouveaux musiciens. Zappa ne cessa de changer de formation, l'agrémentant de percussions ou de cuivres. En cela, aucune formation des Mothers ne se ressemble, et le compositeur adapte son écriture suivant ses diverses formations, l'emmenant parfois à effectuer certains arrangements sur ses précédentes compositions pour êtres interprétées par ce nouveau groupe.
L'instrumentation du groupe rock typique explose grâce à l'inventivité du compositeur. Il y incorpore le marimba ou le vibraphone et lui donne une place de premier ordre avec la percussionniste Ruth Underwood à la suite de la dissolution de la formation durant l'année 1972 des suites d'un incident parvenu la fin de l'année précédente.
La dissolution des Mothers of Invention se fait à la suite du concert de Londres du 10 décembre 1971. Durant ce concert, un spectateur Trevor Charles Howell monta sur scène et jeta Zappa dans la fosse d'orchestre suite à une histoire de jalousie. Immobilisé dans une chaise roulante, Zappa compose abondamment et dissout les Mothers of Invention. Il aborde un nouveau tournant esthétique, se rapprochant du jazz et pour cela recrute de nombreux musiciens.
La nouvelle formation baptisée le « Grand Wazoo Orchestra » présent sur l'album Waka/Jawaka et The Grand Wazoo se compose de vingt-deux musiciens : une section complète de vents, des cordes, deux percussionnistes, un pianiste, un guitariste, un chœur de dix chanteurs comprenant trois sopranos, un alto, un ténor, deux barytons et deux basses.
Cette formation comporte donc en partie : Frank Zappa (guitare), Tony Duran (slide guitare), Ian Underwood (piano et synthétiseur), Dave Parlato (basse), Jerry Kessler (violoncelle électrique), Jim Gordon (batterie électronique), Mike Atshul (piccolo, clarinette basse, et autres instruments à vent), Jay Migliori (flûte, saxophone ténor et autres), Earl Dumler (hautbois, contrebasse, sarrussophone, et autres), Ray Reed (clarinette, saxophone ténor et autres), Charles Owens (saxophone soprane, saxophone alto et autres), Joann Mc Nabb (basson), Malcom Mc Nabb (trompette en ré), Sal Marques (trompette en si bémol), Tom Malone (trompette en si bémol, tuba), Glen Ferris (trombone), Kenny Shroyer (trombone), Bruce Fowler (trombone), Tom Raney (vibraphone et percussions électriques), Ruth Underwood (marimba et percussions électriques).
Cette formation donne une série de huit concerts aux États-Unis et en Europe. Seulement cette formation coûte cher et fait perdre de l'argent à Zappa. C'est pour cette raison qu'il se sépare de certains musiciens pour n'en garder que huit et former ainsi le « Petit Wazoo Orchestra ». Cette formation donne une série de douze concerts aux États-Unis entre novembre et décembre 1972.
Cette formation cède la place en 1973 à une reformation des Mothers.
La formation présente sur l'album Lumpy Gravy est remarquable car elle associe à la fois une structure rock composée du trio basse, guitare, batterie, mais elle fait aussi intervenir un orchestre de près de cinquante musiciens, classique et jazz, un orchestre nommé The Abnuceals Emuukha Electric Symphony & Chorus.
Il s'agit d'une expérimentation originale, mêlant orchestre « populaire » et orchestre « savant ». Ces deux mondes s'interpénètrent, et le compositeur tient à faire cohabiter ces deux mondes non pas en écrivant un « arrangement » pour orchestre, mais en prenant cette formation pour le moins originale comme une entité à part entière. Cette façon dont Zappa aborde l'écriture pour cette formation est novatrice à cette époque.
L'expérience est réitérée au début des années 1990 avec l'Ensemble Modern. Zappa trouve dans cet orchestre ce qui se révèle être sa dernière formation. Il convient de mentionner cette collaboration comme le fruit d'une formation de Zappa, car elle se déroule plus comme le fruit d'un travail avec les Mothers of Invention, qu'une simple collaboration avec un orchestre, comme ce fut le cas avec l'Ensemble Intercontemporain.
Zappa en effet procède avec les musiciens de l'Ensemble Modern comme avec ses précédents musiciens de formation rock. Il n'écrit pas pour cet ensemble comme il a procédé pour Boulez. Il a fait intervenir chaque musicien, a pris en compte chaque personnalité dans le processus de création.
Ainsi lors de la première séance de travail de quinze jours en juillet 1991, le compositeur n'avait écrit aucune note. Il a travaillé durant ces quinze jours avec les musiciens, apprenant à les connaître, leur demandant d'improviser, et a enregistré tout ce travail. Ce n'est qu'un an plus tard qu'il écrivit, et fit connaître aux musiciens la partition qu'ils allaient interprété.
Cette collaboration, contrairement aux précédentes tentatives d'exécutions de sa musique orchestrale fut un succès. Le travail de préparation ne fut pas le même que celui de Boulez par exemple. Zappa prit part intégrante dans les répétitions ne se contentant du simple rôle du compositeur absent de tout ce travail préparatoire. Le rapport entre compositeur et musiciens permit une plus grande compréhension et une meilleure communication, permettant une interprétation plus réussie d'une musique s'avérant très complexe.
La question de l'interprétation est une des principales préoccupations du compositeur. La crainte d'une mauvaise interprétation est omniprésente. Frank Zappa a pleinement conscience du côté perfectible de l'homme, et tente par de multiples moyens de parvenir à une parfaite interprétation, notamment en faisant appel à la technologie.
Le synclavier est une machine hybride entre un synthétiseur et un ordinateur. Elle a été mise au point par Sydney Alonson, Cameron Jones et le compositeur Jon Appleton. Cette machine, cet instrument peut-on dire permet la saisie informatique de données, d'informations, de « notes de musique », et leurs restitutions sonores. Marie-Noëlle Heinrich1 en donne une définition dans son ouvrage :
Le Synclavier comporte un synthétiseur numérique en temps réel faisant figure de pionnier, un ordinateur de contrôle rapide, un programme d'ordinateur, un disque souple pour mémoriser l'information, en particulier les séquences de gestes d'interprètes jouées sur un clavier de typer orgue, et une série de boutons, pour pouvoir dialoguer en temps réel avec le programme d'ordinateur.
Le Synclavier facilite les exécutions virtuoses au clavier. On peut jouer des séquences, les conserver en mémoire et plus tard les rappeler, les boucler, changer leur timbre, les jouer à un autre tempo et les combiner avec du matériau joué au clavier. (Marie-Noëlle Heinrich , 2003 : 64)
Le synclavier permet en outre d'éditer les partitions. Cet instrument est utilisé par de nombreux compositeurs et se retrouve dans de nombreux studios. The Cure, Depeche Mode, Pink Floyd, Michael Jackson, Stevie Wonder, Jean-Luc Ponty, Philippe Sarde — mais surtout Frank Zappa — se sont servis de cet instrument révolutionnaire.
Frank Zappa est avec Stevie Wonder l'un des premiers compositeurs à s'intéresser de très près à cette innovation technologique. Frank Zappa est très friand des nouveautés technologiques et cherche toujours à les inclure dans ses méthodes de travail ou son jeu scénique, que cela soit dans les techniques ou le matériel d'enregistrement, que dans celui des effets ou des instruments. Il acquiert ce synclavier durant l'été 1983, le modèle synclavier 9600, qu'il nomme (ce qui est visible sur de nombreuses pochettes d'albums) non sans vouloir introduire une pointe de mystère, The Barking Pumpkin Digital Gratification Consort.
Ce système informatique lui permet de composer sans se préoccuper des contraintes humaines de l'interprétation, ce qui n'est pas sans rappeler les Studies for Player Piano de Conlon Nancarrow.
Le rapport de Zappa avec ce nouvel instrument ne s'est pas fait immédiatement de façon très naturelle et très simple, en raison de la complexité de la machine :
Je fais la saisie de ma musique et un peu d'échantillonnage. Quand j'ai acheté le Synclavier, j'ai été, comme tous les nouveaux propriétaires de gros systèmes j'imagine, horrifié par le volume du mode d'emploi. Et d'ailleurs je ne l'ai jamais lu ! Je voulais écrire de la musique, pas devenir programmateur informatique ! Et je ne saurais probablement jamais comment rédiger un seul programme. J'ai simplement appris à rentrer les notes, y passant le plus clair de mes jours et de mes nuits ! Ce truc devient une véritable drogue ! Mais si vous aimez la musique et que vous désirez écrire une partition puis presser un bouton pour l'entendre immédiatement, c'est ce type de machine qu'il vous faut. (Frank Zappa cité in Christophe Delbrouck, 2006 : 226)
Les premiers résultats de ses recherches et expérimentations peuvent s'entendre sur l'album Boulez conducts Zappa : The perfect stranger dans lequel se côtoient des œuvres interprétées par l'Ensemble InterContemporain dirigé par Pierre Boulez, et d'autres interprétées par The Barking Pumpkin Digital Gratification Consort. La pochette de l'album précise que l'ensemble InterContemporain a été enregistré à Paris à l'IRCAM le 10 et 11 janvier 1984, et que le Barking Pumpkin Digital Gratification Consort a été enregistré pendant les trois mois qui ont suivi à The Utility Muffin Research Kitchen. Ce lieu pouvant évoquer un centre scientifique tel que l'IRCAM, n'est autre que le studio personnel de Frank Zappa installé dans la cave de sa maison californienne. Cette appellation concernant le lieu d'enregistrement avec cette touche d'humour chère à Zappa n'est pas anodine. Elle tend à justifier le sérieux de ses compositions, et légitimer l'utilisation de cette machine méconnue. L'attribution de tels noms renvoie vers un aspect sérieux, mais non moins ironique.
Dès lors, Frank Zappa ne se séparera plus de cette machine dont l'importance devient grandissante :
On peut écrire ou jouer sur le Synclavier tout ce qui passe par la tête. Je m'en sers entre autre pour enregistrer des rythmiques très complexes que je fais exécuter avec précision par des groupes d'instruments. Avec cette machine, je peux convier n'importe quel ensemble instrumental imaginaire à jouer les passages les plus difficiles : je sais que les « petits bonshommes dans la machine » les exécuteront inlassablement, au millionième de seconde près.
Avec le Synclavier, un compositeur entend ses compositions jouées avec précision, mais il peut aussi styliser son morceau – il devient son propre chef, contrôle tous les paramètres dynamiques de l'exécution. Il communique son idée au public sans intermédiaire, lui fait entendre rien que la musique, débarrassée des parasites égoïstes d'exécutants qui n'ont rien à foutre de la composition. Bien sûr, vous tirerez de musiciens de chair et d'os des effets dont sera incapable un Synclavier, et vice-versa. Pour moi, ce sont deux « médias » différents. (Franck Zappa, 2000: 176)2
L'album Francesco Zappa en 1984, est le premier album du compositeur entièrement réalisé au synclavier. L'histoire de la création de cet album relève du hasard. La femme de Zappa : Gail, cherchait le nom de son mari dans la nouvelle édition du New Grove Dictionary of Music, et y trouva celui de Francesco Zappa, un probable ancêtre milanais, compositeur et contemporain de Mozart. Les dates sont incertaines, il serait mort à 25 ans, ayant vécu de 1763 à 1788. Frank Zappa se procura les partitions auprès des Library of Congress et Library of the University of Californy, et s'empressa avec l'aide de David Ocker à les faire exécuter par le synclavier.
La pochette intérieure de l'album, sobre, relate la vie de Francesco Zappa et l'adaptation de Frank Zappa de ses œuvres sur cette machine, expérimentée depuis l'album The Perfect Stranger. La pochette rappelle de même cet album avec la présence de la chienne Patricia. Zappa précise sur celle-ci qu'il s'agit bien de la musique de Francesco Zappa et : His first digital recording in over 200 years, insistant sur la découverte exceptionnelle de ce compositeur oublié par l'histoire de la musique. La pointe d'humour chère à Zappa s'exprime à travers son « ancêtre » : Who gets this one ?» Cette interrogation se révèle cependant correcte, ce disque ne connu pas un succès retentissant. Nombre de critiques le trouvent froid, inhumain, et doute de la véracité de l'histoire de Francesco Zappa. Ce disque composé de deux grandes pièces, sobrement intitulées Opus I et Opus IV, marque cependant une révolution chez Zappa et son approche de la composition.
Il réitère l'expérience avec les albums Frank Zappa Meets The Mothers Of Prevention et Jazz from hell. Ce dernier est entièrement réalisé au synclavier, à l'exception du titre St Etienne. Frank Zappa se verra décerner un Grammy Award dans la catégorie meilleur album de rock instrumental pour cet album, malgré les critiques acerbes auxquelles il fait face, jugeant ce disque, ici encore, froid. Malgré son nom, ce disque ne peut être considéré comme un disque de jazz, mais plutôt de rock au sens large du terme. Le travail du choix des timbres et des arrangements se trouve assez minutieux, loin des clichés des musiques électroniques de l'époque.
De l'orchestre rock traditionnel à l'orchestre classique, en passant par le synclavier, Frank Zappa expérimenta de nombreuses formations. Il dut adapter son écriture suivant les différentes formations. Cependant, son écriture conserve certaines caractéristiques qui se retrouvent à travers les différentes formations, et qui peuvent servir à déterminer un « style » Zappa.
Jean-Patrick Besingrand
juin 2011
1. Marie-Noëlle Heinrich est chercheur en Sciences de l'information et de la communication et enseigne les techniques de communication.
2. Caractères gras tels que dans l'oiriginal, caratères romains / italiques inversés par rapport à l'original.
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Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil, ☎ 06 06 61 73 41.
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Vendredi 23 Février, 2024