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Ernest Bloch, Baal Shem, suite pour violon et piano. Trois images de la vie hassidique Ernest Bloch, Baal Shem, suite pour violon et piano.Trois images de la vie hassidique. 1. Vidui ; 2. Nigun ; 3. Simhat Torah.
Par Stefan Lefèvre ——
Ernest Bloch
Partout dans le monde la tradition de la musique religieuse comme moyen de contact avec les esprits et d'abandon à l'aspiration divine survit et se continue depuis la plus ancienne préhistoire jusqu'à nos jours, parfois oubliée, parfois méprisée, parfois rejetée, mais toujours prête à reparaître avec son message dionysiaque et sacré lorsque les hommes, las d'un intellectualisme et d'un progrès matériel qui les détruisent spirituellement, veulent reprendre contact avec les forces invisibles qui les entourent et sortir de cet isolement du surnaturel qui résulte de leur ambition et de leur orgueil, afin de remonter vers les sources mystérieuses de la vie, de l'amour et de la mort. Alain Daniélou
Rûmî
Avec la Suite Baal Shem (terme utilisé pour les saints, capables d'accomplir des miracles), on ne peut certes pas s'empêcher de penser à l'Orient, à ses parfums, au caractère envoûtant et incantatoire de ses mélodies en clair-obscur, qui travaillent à déjouer la logique linéaire, faisant fléchir la course / courbe de l'espace-temps, pour la métamorphoser. La musique étant l'art le plus proche du langage, elle permet des formes d'expression d'une subtilité unique, qui nous renvoie à la théorie du verbe divin. Ce triptyque de 1923 puise son inspiration chez le fondateur du courant religieux hassidique1 le rabbin Israël ben Eliezer plus connu sous le nom « Baal Shem Tov » (1698-1760), littéralement « Le Maître du Bon Nom » souvent appelé par l'abrégé « Besht » — courant qui cherche à se rapprocher de Dieu par la danse, le chant, l'extase... On retrouve des similitudes en Grèce antique, dans les Indes orientales, au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique, bref dans le monde entier, et cela depuis la nuit des temps.
Amnon Shiloah
La Suite Baal Shem est dédiée au violoniste suisse André de Ribaupierre (1893-1955)2, (élève tout comme Ernest Bloch d'Eugène Ysaÿe, célèbre violoniste belge), qui en fut le premier interprète lors d'un concert qu'il donna à Cleveland en 1924.
I. Vidui (contrition)
Baal Shem Tov
Dans Vidui, la musique exprime un regret, une plainte saturnienne s'élève du violon, hanté par les fantômes du passé. Les accords du piano font échos à cette « voix » pesante et chargée d'émotions qui parle de ses doutes, de ses peurs, et de ses espérances, dans ce labyrinthe chaotique qu'est parfois la vie. Il y a de l'amertume dans ce langage introspectif qui déclame sa peine et semble se confesser... N'est-ce pas là une façon de sonder ses propres « ténèbres », afin de passer en revue ce qui s'y trouve et de lever le voile des apparences, en partant à la découverte de son univers intérieur ? Ce mouvement pourrait évoquer la « Nigredo » : l'œuvre au noir alchimique, qui est la décomposition de la matière, en distinguant et séparant le subtil de l'épais ; il faut parfois oser regarder en face ses zones d'ombres, ses contradictions pour se débarrasser de scories, et se corriger en se rendant plus pur, plus léger.
Carl Gustav Jung
Bloch a recours à la fin du morceau au mode traditionnel musical « Freigish ou « Ahava Rabbah », utilisé dans des prières juives, et qui est typique de la musique Klezmer. Et vu que c'est sans doute « de l'hébreu » pour vous, une petite explication s'impose. « Freigish » est l'équivalent du mode mineur avec quarte augmentée, qui ménage entre les IIIe et IVe degrés une seconde augmentée qui « sonne oriental ». On retrouve ce mode dans la musique juive, grecque, turque, perse, arabe, et dans le flamenco.
Jules Combrieu II. Nigun (improvisation)
Amnon Shiloah
Nigun3 sera la clé de voûte de cet édifice musical. Le violoniste laisse libre cours à son inspiration, pour atteindre une dimension extatique quasi mystique dans des envolées, ornements et glissandi (à l'image des musiques improvisées et des traditions orales tendance tzigane, des « râgas » indiens ou des « mâqamâts » arabes) imposant son caractère déclamatoire et enfiévré. Soutenant sans faille son complice par des arabesques et des bourdons répétés, le piano propage un « champ magnétique » par sa palette sonore, ouvrant des structures verticales propices à l'exploration modal. À travers ce chant mélodique, un autre niveau de conscience est atteint, touchant des couches plus profondes de notre être, au-delà de la compréhension mental. Ce climat rhapsodique nous parle d'un monde « intérieur », de notre imaginaire et de son pouvoir créateur, de notre capacité à appréhender le divin. Ce mouvement pourrait évoquer « l'Albedo » : l'œuvre au blanc en alchimie qui est la purification et la rectification de la matière, la personne « lave ses impuretés » et « immobilise » son agitation (mental). Elle s'accepte, réconciliant ses contraires, afin d'atteindre un équilibre, une prise de conscience avec sa nature profonde.
Jean Biès
Des potentialités vont pouvoir s'exprimer, donnant un nouveau sens à l'existence. Cette pièce est la plus célèbre du Baal Shem, et fait partie du répertoire classique. Elle est souvent jouée indépendamment des autres.
III. Simhat Torah (réjouissance)
Le monde est nouveau pour nous chaque matin, c'est le cadeau de Dieu. Et chaque homme devrait croire qu'il renaît chaque jour. Baal Shem Tov
Avec Simhat Torah (littéralement joie de la Torah), « le Phénix renaît de ses cendres », la tonalité solaire de mi majeur apporte une illumination intérieure qui efface la tension des précédents mouvements. Un souffle majestueux apparait, et laisse éclater une folle allégresse... Ce final se veut triomphant et enchante le coeur, il montre qu'être à l'écoute de son intériorité permet l'expression de notre nature profonde, quoi de plus bénéfique pour l'être humain que s'épanouir dans ce qu'il aime, de faire germer en soi la graine créatrice, porteuse de sens et de vie. Ce dernier mouvement pourrait renvoyer à la « Rubedo » : l'œuvre au rouge alchimique, l'individu rayonne, recréant avec lui-même et l'univers une unité, libérant le côté divin qui sommeille en chacun de nous. Il est par delà le bien et le mal, en total communion avec son environnement, libéré de ses limites, de ses dualités et de ses illusions.
Vladimir Jankélévitch
1. Le mouvement de masse du hassidisme, qui a vu le jour vers le milieu du XVIIIe siècle en Europe orientale, reste enraciné dans la Kabbale lurianique. Sa particularité repose sur le fait d'avoir transformé le concept de devequt (adhésion, être-avec-Dieu) en un objet d'aspiration et même en un devoir constant pour tous les juifs et en toutes circonstances de la vie. Ce mouvement a été simulé par un besoin affectif des masses juives laissé insatisfait par la sécheresse intellectuelle des talmudistes et par l'oppression économique et sociale des classes dirigeantes (à la fois juives et non juives). Amnon Shiloah. 2. Selon la légende, André de Ribaupierre aurait escaladé le Cervin (montagne suisse connue pour son aspect pyramidale) et joué la Chaconne de Bach à son sommet. 3. Mélodie le plus souvent sans paroles, prononcée en onomatopée comme bim-bam-bam par exemple, dont la répétition peut entraîner la transe, destiné à transcender les limites du langage, il serait la « plume de l'âme ».
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ISSN 2269-9910 |
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