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17 août 2013, par Flore Estang ——

Éric Astoul : récital à la chapelle Saint-Frambourg

Éric Astoul, récital à la Chapelle Saint-Frambourg : Alkan, Liszt, Chopin, Schubert, Cziffra. Fondation Cziffra 2013.

Éric Astoul introduit son site internet par quelques proverbes et maximes, comme « quand les mots manquent, commence la musique » (Heine). Le dernier disque du pianiste pourrait en partie relever de cette courte phrase, en ce qui concerne le musicien avec Liszt et Alkan. L'interprète a été guidé, dès son jeune âge, par « Georges Cziffra avec sa simplicité, son immense talent, son acharnement devant le clavier, sa gentillesse et sa disponibilité, son respect pour les jeunes interprètes qu'il a aidés […] » (site Éric Astoul). A l'âge de quarante ans, en pleine maturité de son talent d'interprète, ce CD de 2012 représente  un hommage à son maître.

Le choix de la salle d'enregistrement (récital enregistré en direct  de l'auditorium Franz Liszt à Senlis, fondation Cziffra, Chapelle Saint-Frambourg) montre le contexte historique dans lequel se place cet évènement, à la fois respectueux du lieu, de son passé, de son âme, et du célèbre interprète lisztien György Cziffra (Georges Cziffra, Budapest, 1921 - Morsang-sur-Orge, 1994, pianiste virtuose hongrois). La photo de couverture du CD montre d'ailleurs la prééminence de ce lieu sur l'enregistrement, présentant uniquement le piano du maître au centre de l'image et de l'estrade, surmonté d'un lustre gigantesque et encadré de rares fauteuils de velours rouge. L'acoustique du lieu d'enregistrement est assez sèche, elle restitue la pureté de timbre de l'instrument et met en valeur le rôle de la pédale, modéré chez Astoul pour le répertoire alkanesque. Rares sont les pianistes, même virtuoses, qui s'attaquent à ce répertoire (le bicentenaire de la naissance d'Alkan en 2013 est passé presque inaperçu).

Éric Astoul construit son programme en une vaste arche, de Schubert à Alkan, en passant par Chopin et Liszt. Les œuvres des compositeurs romantiques font alterner tendresse, violence, précision rythmique et rubato, mêlant arpèges, accords et chromatismes vertigineux. L'association par le pianiste en un même concert des trois grands virtuoses romantiques permet de comparer les œuvres juxtaposées, d'en déceler parfois les similitudes (« Tiens ! Un thème d'Alkan rappelle Liszt, tiens ! Un motif de Liszt évoque Chopin ») et parfois de les opposer. L'énergie sublime est au rendez-vous, le pianiste entre dans l'instrument comme dans le temple de ce répertoire, sans manières, avec la fougue et la délicatesse nécessaires à ce répertoire.

L'illustre Impromptu no 3, opus 90 (D 899) en sol bémol majeur, de Schubert ouvre le récital. L'interprète y montre le legato, l'expression, la tendresse, la fluidité du jeu, les soufflets (crescendo et decrescendo) qui abreuvent la pièce, romantique par excellence. Le jeu semble facile, les basses sonnent avec clarté, les différentes niveaux de l'écriture schubertienne (mélodie, basse et remplissage harmonique) sont équilibrés et homogènes. Unique pièce de Schubert dans ce récital, l'Impromptu délie les doigts, aide à tester l'acoustique, échauffe doucement le pianiste et son instrument, telles les vocalistes d'un chanteur lyrique. La Fantaisie-impromptu qui suit, de Chopin,  peut-être trop connue aujourd'hui, est enrobée de pédale, le jeu en devient flou, la résonnance excessive. Le pianiste a-t-il choisi se « chauffer » ainsi avec ces deux pièces emblématiques du répertoire romantique pour piano ? À la troisième écoute, la lassitude survient, le jeu manque de netteté, de précision.

Mais soudain, la troisième plage du disque fera changer d'avis. La Valse-Impromptu, en la bémol majeur, de Liszt développe la netteté du jeu et la dynamique de l'interprète qui mobilise toutes les ressources du piano, à croire que le pianiste a été remplacé. Par un phénomène acoustique étrange, les deux premières pièces de l'enregistrement semblent ne pas avoir été jouées par le même interprète. A partir de Liszt et Alkan, le timbre et la dynamique voyagent dans un autre monde, celui de la fantaisie, de l'humour presque, la note est ciselée, alors que les premières impressions devenaient presque mièvres (horrible qualificatif !). Le piano de Liszt nous raconte des histoires, fascine l'auditeur par son caractère narratif, les personnages se mêlent, les motifs musicaux sont contrastés (plage 3), les oppositions sont bien marquées.

L'ensemble de ce disque passionnant ne peut être commenté de manière exhaustive ici. On retiendra la variété de jeu de l'interprète, son appropriation des petits chefs-d'œuvre par l'analyse et l'exercice, enrichis d'une sensibilité exacerbée. Dans Un Sospiro (S 144) en bémol majeur (trois études de concert, no 3), plage 4, les mains du pianiste semblent se démultiplier, les vagues de l'écriture lisztienne nous emportent dans leurs mouvements gigantesques, le thème romantique est présenté puis varié dans de voluptueux arpèges, du piano émergent des myriades d'accords et de lignes mélodiques superposées. Le pianiste restitue les contrastes dynamiques avec brio. Puis, dans les premiers moments calmes de la Ballade no 2 (S 171), en si mineur, on reconnaît déjà chez Liszt certains accords choisis plus tard par Arvo Pärt, pour sa fameuse pièce mystique Cantus in Memory of Benjamin Britten. Le roulis des vagues qui suit plonge l'auditeur, par contraste, dans un paysage imaginaire fantastique, pouvant évoquer des fonds sous-marins inquiétants. Les pièces de Liszt sont mises en valeur par Éric Astoul au moyen de « couleurs » différentes, de changements de timbres innmobrables. Le toucher, l'investissement corporel, l'imaginaire, les dialogues, la narratologie enrichissent la palette sonore. Les thèmes se succèdent et s'opposent, un motif choral est entonné par les graves puis par tout le chœur représenté par les dix doigts du pianiste. Après les plus époustouflantes cabrioles digitales du pianiste, la Ballade, d'une durée approchant du quart d'heure, meurt doucement, dans un murmure s'éloignant avec regret.

La Fantaisie no 3 d'Alkan, montre, plage 8, la pâte symphonique des œuvres du compositeur, la virtuosité toujours tirée vers des limites extrêmes, les accords plaqués vivace, puis un contrepoint complexe sur quatre voix, une densité d'écriture rappelant le répertoire à quatre mains. La précision rythmique et la dynamique sont remarquablement maîtrisées par le pianiste. Sur une longue pédale harmonique, la tension monte, les arpèges exigeant de grandes mains. L'accord final est plaqué sans artifice, avec une violence sèche. Le pianiste ne s'encombre pas de rubato excessif, pénètre franchement dans la musique, repère les thèmes, les façonne, les dépouille de tout maniérisme. Ici, le style épuré d'Éric Astoul, sans affect, rappelle celui d'Abdel Rahman el Bacha. La pédale est utilisée avec parcimonie, les doigts font vibrer la touche et la corde avec le son « juste ». On pense également à Ciccolini, qu'il a beaucoup écouté, et à Pollini, un autre de ses modèles (d'après la pochette du disque). Après des arpèges brisés, un thème construit sur quelques accords rappelle les années de pèlerinage. La marche harmonique qui suit s'inspire peut-être de Saint-François de Paule marchant sur les eaux du même Liszt. Alkan, plus contemporain dans son écriture et sa pensée créatrice, exagère les marches harmoniques jusqu'à les épuiser, puis retombe sur ses pieds en plaquant des accords lisztiens. Le motif récurrent de cette pièce, rythmique, staccato, alterne avec des accords plus doux qui ne durent guère, rapidement absorbés par les tumultes d'octaves et de grands arpèges. L'énergie et la technique exigées par cette œuvre placent l'interprète parmi les spécialistes de ce répertoire.

Sur la plage 9 du CD, Éric Astoul interprète un Divertissement sur la cavatine de Pacini, « i tuoi frequenti palpiti » (S 419), de Liszt, nommé également Grande fantaisie sur des motifs de Niobé. Des trilles et petites notes sont égrenées avec une grande pureté sonore. Les grands accords plaqués qui suivent ne sont pas noyés dans la réverbération souvent utilisée dans les enregistrements pour piano. Les qualités acoustiques de cet enregistrement sont à souligner, équilibrant avec bonheur les graves et les aigus, la balance restitue une homogénéité de timbre sur l'ensemble du clavier. La prise de son a du être étudiée avec minutie, les micros assez proches des cordes. Ici, le thème récurrent revient, alternant accords rythmés d'une marche et arpèges plus doux. Les montées chromatiques, agréables à l'oreille dans un élégant decrescendo, permettent savourer l'expression bucolique et volatile, le temps  d'une mesure. Le pianiste, sans rien céder à la virtuosité, s'amuse dans ce rondo, les différentes apparitions du refrain accumulant les embûches, entre les tempi vivace et la densité sonore de la partition. Tout le clavier est mis à contribution, dans cette musique caricaturant une marche, se singeant les pièces militaires : « Voyez ce que j'en fais de votre marche ! ». Le musicien fait, comme les plus grands interprètes, corps avec l'instrument rare dont il exprime toute la palette sonore.

Le tout est en public ! L'enregistrement live constitue un grand moment musical ! Quand on sait que chaque morceau d'un disque nécessite habituellement plusieurs prises, des dizaines de coupures et de corrections ! Pour les plus curieux, la pochette du CD présente brièvement chaque pièce interprétée et le parcours du musicien et de son maître.

Flore Estang


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