Jonathan Gensburger (Émile Zola) et Pierre Cassignard (Esterhazy). Photographie © D. Jaussein.
Une clôture de saison lyrique remarquable. Et engagée. L'opéra de Nice pouvait s'enorgueillir, vendredi 16 mai, d'avoir coproduit en création mondiale avec le Théâtre National de la ville, Dreyfus. Fondé sur une idée de Jean-Louis Grinda lorsqu'il dirigeait l'opéra de Liège, mis en musique par Michel Legrand sur un livret rédigé par Didier van Cauwelaert, ce spectacle historico-musical — appelons-le ainsi pour éviter d'avoir à le situer entre un opéra traditionnel et une comédie musicale — se veut, selon son auteur, une « œuvre populaire avec une musique déchiffrable à la première audition ». S'il raconte l'histoire de cet officier de l'armée française injustement condamné en raison de sa judéité, ce travail revendiqué par Michel Legrand comme « antimilitaire » en affadit un peu l'antisémitisme comme cause principale de cette « erreur judiciaire » et met l'accent sur « l'extraordinaire cynisme à l'œuvre dans cette conspiration » de l'État-major, précise pour sa part Didier van Cauwelaert. Il fait, en outre, du Commandant Esterhazy un héros négatif : « petit rôle qui orchestre tout et trahit tout le monde ».
Rachel Pignot (Lucie Dreyfus) et Vincent Heden (Alfred Dreyfus). Photographie © D. Jaussein.
Dans cette triangulation artistique réussie, incluant également les prestations vidéo de Paulo Correia nettement plus exigeantes que celles d'une récente Madama Butterfly niçoise , Daniel Benoin, « laissé libre d'en faire ce qu'il sent et ce qu'il décide » selon Michel Legrand, signe une mise en scène époustouflante, enrichie d'impressionnants jeux de lumière, sous la forme d'un édifice à tiroirs secrets. Ce qui nécessitait toutefois de siéger dans les loges d'étage afin de mieux en apprécier la dynamique d'ensemble. Les mots cinglants et contemporains du Prix Goncourt 1994 claquent comme des gifles et réveillent nos consciences paresseusement endormies. Phénomène accentué par la partition musicale : la césure rythmique, en plein milieu de la phrase, brise la rime nourrissant le sens à l'hémistiche, perturbe la linéarité habituelle de la syntaxe, suscitant l'attente anxieuse. Intellectuellement recherché mais pas toujours facile à exploiter pour les chanteurs et les chœurs.
Dreyfus, Opéra de Nice. Photographie © D. Jaussein.
L'auditeur retrouve avec joie la patte romanesque du célèbre compositeur, et ce, dès l'ouverture où la cadence du timbalier et la martialité des cuivres cèdent aisément le pas aux ondulations mélodiques des cordes, provoquant tout au long de ce Dreyfus, d'inévitables réminiscences : difficile de ne pas succomber aux traces mnésiques des tonalités entendues dans Les parapluies de Cherbourg, Les demoiselles de Rochefort jusqu'aux arias de Un été 42 ou de Peau d'âne. Certains spectateurs manifestaient toutefois leur circonspection devant le traitement musical « aussi léger » d'un sujet « aussi grave ». Les paroles et l'interprétation scénique portaient, il est vrai dans cet ouvrage, l'essentiel de l'intensité dramatique. La direction musicale de Jérôme Pillement n'en laissait pas moins percer d'innombrables accents bernsteiniens très correctement formulés par l'orchestre philharmonique de Nice.
Dreyfus, Opéra de Nice. Photographie © D. Jaussein.
Dans le rôle principal d'Esterhazy, le comédien Pierre Cassignard déploie une rare énergie scénique et d'indéniables talents d'incarnation. À moins de considérer que sa complète fausseté vocale renforce la véracité « crapuleuse », « ordurière » et « dépravée » du personnage comme il se décrit lui-même, il devrait s'abstenir de chanter. Le contraste avec le couple Dreyfus n'en est que plus saisissant : Vincent Heden et Rachel Pignot (Alfred et Lucie Dreyfus) brillent, dans ce registre musical, par la justesse et la clarté de leurs voix ainsi que par la profondeur de leur sensibilité. Leurs arias en solo ou leurs duos à l'acte II sont particulièrement convaincants, sinon émouvants. Sophie Tellier (Berthe Henry), Bernard Imbert (Commandant Henry), Clément Althaus (Colonel von Schwartzkoppen), Frédéric Diquero (Drumont), Jean-Marc Salzmann (Général Mercier), François Poutaraud (Général de Boisdeffre), Stéphane Marianetti (Général Deloye et Du Paty de Clam), Marie Descomps (Mme Bastian), Thierry Delaunay (Colonel Picquart et Marcel Proust), Eric Ferri (Général Saussier), Florent Chamard (Président du Conseil de Guerre et Cavaignac), Elio Ferreti (Le vendeur de journaux), Valérie Deleau et Sandra Mirkovic (La fille) et Jonathan Gensburger (Émile Zola) complètent cette impressionnante distribution pour les nombreuses représentations de mai et juin prochains.
Dreyfus, Opéra de Nice. Photographie © D. Jaussein.
« Si j'avais vécu à l'époque de l'affaire », affirme Michel Legrand acclamé hier soir à Nice, « j'aurais été un dreyfusard convaincu ». La recrudescence de l'antisémitisme — en comparaison de la même période l'an dernier, quatre fois plus de Juifs français ont quitté l'Hexagone au premier trimestre 2014 pour s'installer en Israël — mobilise à raison les cercles culturels européens : pour preuve, le Salzburger Festspiele présentera le 28 juillet prochain en première mondiale, mis en scène par Luc Bondy et dirigé par Marc-André Dalbavie, le livret de Barbara Honigmann sur l'histoire tragique de l'artiste et peintre Charlotte Salomon, arrêtée en 1943 à Villefranche sur mer avant d'être déportée à Auschwitz.
Dreyfus, Opéra de Nice. Photographie © D. Jaussein.
Dreyfus, Opéra de Nice. Photographie © D. Jaussein.
Nice, le 17 mai 2014
Jean-Luc Vannier
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Samedi 10 Février, 2024