Rien ne sert d'opposer, dans une compétition stérile, les commémorations du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner à celle de Giuseppe Verdi. La première très réussie, jeudi 31 octobre, du « Don Carlo » de Verdi dans une nouvelle distribution du Deutsche Oper de Berlin, l'aura certainement démontré. De cette reprise d'une production d'octobre 2011, version berlinoise en quatre actes du livret de Joseph Méry d'après la tragédie de Friedrich Schiller, ne subsiste que l'oppressive mise en scène de Marco Arturo Marelli : dans ce cloître de San Juste, d'imposantes murailles grisâtres dans lesquelles se fondent aussi les costumes de Dagmar Niefind, se déplacent géométriquement, mues par quelque énigmatique volonté. Au point de contraindre les évolutions physiques des chanteurs tout comme elles suggèrent, sous l'écoute implacable d'un Rex Tremendae Majestatis, la désespérante atrophie de l'humain épris de liberté. Parallélisme des formes, un gigantesque cube d'une étincelante blancheur dans la scène d'introduction et la conclusion, signale le fantomatique tombeau de Charles Quint, sorte de mystérieuse Kaaba autour de laquelle se développe l'ensemble de la dramaturgie.
Violetta Urmana (Princesse Eboli). Photographie © Bernd Uhlig.
Confiée au chef d'origine écossaise Donald Runnicles, directeur général musical du Deutsche Oper depuis 2009, la direction orchestrale donne le sentiment, au tout début de l'exécution, d'une certaine lenteur dans le rythme mais devient plus énergique dans la deuxième partie. Les attaques de la partition de celui qui fut à la tête musicale de l'Opéra de San Francisco de 1992 à 2009, se font ainsi plus incisives, les nuances plus marquées et les voix des chanteurs moins couvertes que lors des premiers tableaux. Exigeante, précise, sa direction du plateau et notamment des admirables chœurs du Deutsche Oper, certes moins sollicités dans cette œuvre que dans les ouvrages antérieurs de Verdi, ne suscite en revanche que des éloges.
La distribution mérite des commentaires plus contrastés. En premier lieu, ce sont d'admirables voix wagnériennes qui ont paradoxalement soutenu et enrichi ce « Don Carlo » de la Bismarckstrasse. Dans le rôle du roi Philippe II, la basse allemande Hans-Peter König et dans celui de la Princesse Eboli, la mezzo-soprano lithuanienne Violetta Urmana dominent tout au long de la performance par l'intensité de leur engagement scénique et l'exploitation de toutes leurs facultés vocales. Le « Ella giammai m'amò ! » du début de l'acte III vaut à l'habitué des personnages de Gurnemanz dans « Parsifal », du roi Heinrich dans « Lohengrin », du roi Marke dans « Tristan und Isolde », de Fasolt, Fafner, Hunding et Hagen dans le « Ring », ou de Daland dans « Der fliegende Holländer », une longue ovation, encore plus méritée pour cette prise de rôle.
Dalibor Jenis (Rodrigo) et Anja Harteros (Elisabeth de Valois). Photographie © Bernd Uhlig.
Le double registre de mezzo-soprano et de soprano dramatique de Violetta Urmana, déjà connue pour ses succès d'interprétation de Sieglinde dans « Die Walküre » au festival de Bayreuth, donne une ampleur inégalée au caractère de la Princesse Eboli. De la douceur colorée des vocalises andalouses et frivoles dans le jardin royal lors du deuxième tableau de l'acte I aux éclats fulgurants de la vengeance puis, à ceux plus tourmentés de la contrition dans une émouvante supplique « O don fatale » de l'avant-dernier acte, celle qui reçut sa formation de la flamboyante wagnérienne Astrid Varnay, offre à l'audience qui l'a ovationnée à l'issue, toutes les subtilités d'un surprenant spectre vocal jamais pris en défaut d'un bout à l'autre de la tessiture.
Hans-Peter König (Philippe II) et Anja Harteros (Elisabeth de Valois). Photographie © Bernd Uhlig.
Dans ces conditions, il n'est pas toujours facile pour Anja Harteros d'incarner Elisabeth de Valois. Regrettons le fait avéré que la soprano allemande ne semble guère déployer d'efforts pour y parvenir. Elle se réserve complètement pour son grand air final « France, beau pays » et surtout « Tu che le vanità », absolument bouleversant de justesse de ton et d'intimisme vocal jusqu'à provoquer l'enthousiasme délirant et légitime du public réclamant un bis. Mais ce comportement narcissique doit susciter la réprobation lorsqu'on prétend participer à un travail opératique, spectacle vivant et collectif où chacun à le droit de revendiquer sa part de succès. En témoigne, en seconde partie, la magnifique cascade de duos, trios et de quatuors entre Philippe II, la Princesse Eboli, Rodrigo Marquis de Posa excellemment chanté par le baryton basse slovaque Dalibor Jenis et la reine. Sinon, la soprano allemande devrait se cantonner à des concerts exceptionnels où elle sera effectivement seule sur scène.
Hans-Peter König (Philippe II). Photographie © Bernd Uhlig.
Malgré les circonstances atténuantes d'une prise de rôle, la vive déception provient du ténor américain Russell Thomas campant un Don Carlo étonnamment faiblard, au souffle aussi court que son jeu dramatique. Son duo de fraternité d'armes avec Rodrigo en deuxième tableau de l'acte I, pourtant l'un des « leitmotivs » lancinants de Verdi dans cette pièce sur le thème de la liberté et de la mort — il sera repris au moment de l'assassinat du Marquis de Posa — manque hélas de ferveur et de conviction. Saluons en revanche la belle prestation du Grand Inquisiteur (Paata Buchurladze), celle des députés des Flandres (Ben Wager, John Chest, Michael Rapke, Andrew Harris, Tobias Kehrer et Stephen Barchi) ainsi que le superbe moment instrumental du violoncelle solo joué par Michael Hussia annonçant le désespoir du roi en début de l'acte III.
Russell Thomas (Don Carlo) et Dalibor Jenis ( Rodrigo, Marquis de Posa). Photographie © Bernd Uhlig.
Une soirée lyrique conclue par des applaudissements nourris d'un public hésitant à quitter la salle avant d'avoir longuement acclamé les chanteurs et le maestro. Peut-être craignait-il aussi d'être rançonné à l'extérieur par les centaines de petits Berlinois grimés et costumés menaçant de jeter un sort à quiconque ne distribuerait pas les sucreries d'Halloween.
Berlin, le 1er novembre 2013
Jean-Luc Vannier
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Samedi 10 Février, 2024